CHAPITRE XVI

Pour Léonie, dont l’esprit se tourmente sans cesse au sujet de Cécile, le deuxième semestre de l’année 1851 à l’École de sages-femmes de Montréal s’avère particulièrement exigeant. En plus de la planification générale et de sa préparation pour l’enseignement, elle doit penser au déroulement de l’année suivante : nouveau plan de cours, proposition formelle de stages à la Société, organisation du séjour à Montréal de quatre jeunes sages-femmes de la campagne… Avec anxiété, elle voit la saison avancer, mais encore si peu d’inscriptions se confirmer !

Sa tâche est davantage alourdie par le fait qu’à la Société compatissante, l’année entière s’est passée dans un brouhaha constant de parturientes ; même la belle saison n’a pas vraiment ralenti les activités comme à l’accoutumée. La population de Montréal continue de croître sans relâche et la pression est forte sur les organismes de charité. Les conseillères et le personnel du refuge n’ont même pas le temps de fêter le premier anniversaire de l’installation rue Henry, sauf en rassemblant à la hâte un goûter servi après l’assemblée générale des membres.

Dès le milieu du mois de novembre, un froid glacial s’installe sur la métropole et les demandes d’hébergement à la Société compatissante sont si nombreuses que les responsables de l’accueil doivent, à leur corps défendant, raccourcir le séjour des jeunes accouchées. Le conseil institue un service de suivi à domicile et, en plus des membres habituels de la Société, plusieurs dames de la Charité sont enrôlées pour s’assurer que, de retour à la maison, les nouvelles mères soient pourvues du strict nécessaire.

Un matin de la mi-décembre, après avoir envoyé la main à Daniel qui emmène ses petiots pour la journée chez leur gardienne, non loin de là, Léonie saisit le balai pour repousser la neige folle qui, au cours de la nuit, s’est accumulée dans l’allée qui mène de leur galerie à la rue Saint-Joseph. Une tenace bise nocturne a soufflé, obligeant tous les occupants de la maison à dormir chaudement vêtus. Les deux hommes se sont levés à quelques reprises pour remettre du bois dans le poêle, mais malgré cela, les carreaux des fenêtres étaient, ce matin, couverts de givre.

Parvenue au bord de la rue, Léonie se redresse pour contempler l’horizon. Les bancs de neige sont encore bas, puisqu’un temps très froid n’apporte généralement pas beaucoup de précipitations. Les voitures à cheval et les promeneurs sont rares, chacun réduisant ses sorties à l’essentiel. Léonie plisse les yeux. Sa soutane qui dépasse à peine de sa bougrine de laine noire, un ecclésiastique marche dans sa direction, répondant par un bref signe de tête aux salutations des passants qui le croisent. Il lui faut quelques secondes à peine pour reconnaître la haute et mince silhouette de Philibert Chicoisneau, le curé de Notre-Dame de Montréal. Il y a bien longtemps qu’elle a eu une rencontre particulière avec lui ; en fait, depuis 1846, alors qu’avec quelques conseillères de la Société elle lui annonçait l’ouverture de son école.

Elle se contredit ensuite avec un gloussement intérieur : la visite annuelle au confessionnal n’est-elle pas un entretien privé ? Le curé est censé ignorer à qui il a affaire, mais personne n’est dupe. Pour un réel anonymat, il vaut mieux s’adresser – avec la permission du curé, bien entendu – à l’un des vicaires ou aux prédicateurs de passage. Léonie soupçonne que les prétendues ruées de ces dernières années vers les confessionnaux dont l’épiscopat se gargarise, à l’occasion de la venue de célèbres orateurs en soutane, sont surtout motivées par ce désir bien légitime de confier ses plus horribles péchés à de parfaits inconnus !

Décemment, Léonie ne peut pas se détourner avant d’avoir salué son curé. Tous deux font donc un signe de tête lorsque leurs yeux se croisent. Parvenu à sa hauteur, Chicoisneau s’arrête net, au grand désarroi de Léonie, et lui lance avec une jovialité forcée :

– Quel froid de canard, n’est-ce pas, madame Montreuil ? J’apprécierais fort une tasse de thé bouillant et la chaleur d’un feu…

Bientôt, tous deux pénètrent dans la salle de classe, à peine chauffée lorsqu’elle n’est pas utilisée. Chicoisneau se débougrine en promenant un regard scrutateur dans la pièce. Léonie avait couvert les murs d’affiches anatomiques, mais elles sont maintenant réunies dans une pochette rangée sur une étagère. Une âme charitable lui a fait remarquer qu’au grand scandale de certains, les enfants ne se privaient pas de les contempler à travers les carreaux de la fenêtre…

Tout en préparant le thé dans la cuisine, Léonie s’informe des affaires de la paroisse. Installé dans la chaise berçante, Chicoisneau répond évasivement. Tirant une chaise qu’elle place non loin du poêle, Léonie s’y assoit en demandant, avec un sourire :

– Est-ce que ma cuisine est une halte vers une destination éloignée ?

– Vous étiez mon but, répond-il sans détour. Après plusieurs jours de tâches cléricales, j’avais besoin d’une promenade, alors j’ai profité de l’occasion.

Même si l’attitude de Chicoisneau n’est nullement menaçante, Léonie se tient sur le qui-vive. Il y a quelque chose de différent en lui. Le personnage qu’il joue habituellement, celui du prêtre possesseur d’un savoir ultime qui doit être répandu sur l’ensemble des fidèles, semble présenter une fêlure… Elle attend donc, en sirotant son breuvage, qu’il poursuive :

– Je tenais à venir vous rencontrer avant le début de votre prochaine année scolaire. Je sais que je suis un peu juste, mais vous n’ignorez pas à quel point la tâche de pasteur d’âmes est exigeante… Avant que notre évêque ne s’en mêle, je viens donc exiger ceci de vous : l’apprentissage de vos élèves doit dorénavant être encadré par la présence d’un conseiller spirituel. L’un de mes vicaires viendra, à intervalles réguliers, les éclairer au sujet des grandes vérités de la religion. L’arrivée d’élèves en provenance des campagnes n’est pas la seule cause de cette exigence. Sa Grandeur est préoccupée d’assurer sans équivoque une prépondérance des principes catholiques dans votre école.

Cette annonce contrarie grandement Léonie, qui s’efforce cependant de conserver une attitude sereine. À vrai dire, elle anticipait cette intrusion des soutanes dans le fonctionnement de son école. Tout de même, rien ne les effraie davantage qu’un enseignement libre, à leurs yeux source de toutes les impiétés ! Elle ne peut supporter le besoin qu’ont les membres du clergé de s’immiscer dans la vie privée de tout un chacun, sous prétexte d’y cultiver l’idéal religieux ! Tout aussi viscéralement, elle déteste leur volonté de plus en plus affirmée de se faufiler au sein de tout regroupement humain, surtout féminin. Sont-ils en manque de la compagnie des femmes ? Léonie est bien près de le croire…

Toutefois, les conséquences d’un refus seraient désastreuses. Une société « impie » condamnée publiquement du haut de la chaire doit bénéficier de puissants appuis pour ne pas disparaître. L’École de sages-femmes de Montréal est si fragile que le moindre courant d’air pourrait la renverser comme un château de cartes !

Elle rétorque, d’une voix mal assurée :

– Je vous assure, monsieur Chicoisneau, que vos scrupules sont sans fondement. Jamais, dans mon école, nous ne discutons de religion.

Son interlocuteur ne se donne même pas la peine de répliquer et Léonie réprime difficilement une forte envie de le jeter hors de sa maison. Elle s’oblige à continuer :

– Le temps de classe est déjà suffisamment rempli ainsi. Nous peinons à voir toute la matière ! Je ne suis pas parée à allouer une période de classe à l’usage de votre vicaire. Cependant, après la classe, les réunions seraient possibles.

– Des réunions obligatoires, insiste Chicoisneau, au moins une fois par mois. De même, vos élèves seraient tenues d’assister à la messe et de fréquenter le confessionnal.

– Elles seraient tenues ? relève Léonie, incrédule. Monsieur, à ce que je sache, la fréquentation des sacrements n’est pas un esclavage, c’est un libre choix de la conscience. Est-ce que je me trompe ?

Chicoisneau garde les yeux fixés sur la tasse qu’il tient entre ses mains et Léonie reprend :

– Je suis d’accord pour instaurer une réunion mensuelle pour l’instruction religieuse, en présence de votre vicaire, à laquelle la participation sera obligatoire. Je suis d’accord pour qu’il souligne l’importance de la communion et de la confession. En fait, je n’ai pas le choix. Mais là s’arrête mon rôle et surtout, là s’arrête l’obligation. Je me charge d’enseigner mon savoir, pas de surveiller les âmes. Si c’est insuffisant pour vous, je préfère mettre le cadenas sur la porte de mon école immédiatement.

Léonie est sincère et le sulpicien, qui connaît suffisamment son caractère bien trempé, en est parfaitement conscient. Elle assène encore :

– L’École de médecine et de chirurgie n’a pas de conseiller spirituel. Vous n’auriez même pas le culot de les aborder à ce sujet parce que vous savez très bien qu’on vous claquerait la porte au nez, et à juste titre ! Mais dès qu’il s’agit de femmes, ces êtres faibles et impressionnables… Le clergé aime bien manipuler la gent féminine à son gré, n’est-ce pas, monsieur Chicoisneau ?

Cette dernière remarque a déjà un caractère outrageusement provocateur et Léonie ravale les phrases qui suivent. Malgré sa mine sévère, le curé a une lueur inhabituelle dans l’œil. Le sulpicien est un homme d’une intelligence trop fine pour se laisser aller à une rhétorique oiseuse. Néanmoins, il la réprimande calmement :

– Ce n’est pas de la manipulation, madame, mais une protection indispensable contre la nature instinctive et sentimentale des femmes. Elles ont besoin de ce garde-fou moral pour régler leur conduite.

– On connaît la chanson, marmonne Léonie en repoussant ses arguments d’un geste de la main. Alors, nous sommes d’accord ?

– Marché conclu… pour l’instant, répond-il en se levant.

Debout, il reste indécis, puis il considère Léonie avec, sur les traits, une franchise qu’elle n’y a jamais lue auparavant. Lentement, elle se met sur ses pieds à son tour et tous deux restent en silence, face à face. Après un temps, il dit d’une voix basse et hésitante :

– Vous savez, madame Montreuil… Mon cœur de prêtre ne se réjouit jamais autant que lorsqu’il rencontre une âme animée d’une foi authentique, plongée dans l’allégresse du paradis promis. Mais mon cœur de prêtre ne se désole jamais autant que lorsqu’il rencontre une âme mue par une foi de pacotille. Hélas ! Ces dernières sont innombrables. Elles accumulent les indulgences comme des billets de banque qui leur achèteraient la vie éternelle. Elles négocient la rémission des péchés uniquement par peur de l’enfer ! J’ai terriblement honte du comportement des catholiques, même si…

Il n’ose pas entendre la conclusion de sa confidence de sa propre bouche, alors Léonie murmure à sa place :

– Même si ce comportement est sciemment cultivé par les hommes de robe, il faut l’avouer.

Chicoisneau bat des cils en guise d’acquiescement. Pour la première fois depuis qu’elle le connaît, Léonie sent que son curé ne met aucune distance entre eux, qu’il accepte sa présence physique et intellectuelle. La sensation est si étrange que Léonie a envie de la combattre en reculant jusqu’à l’autre extrémité de la pièce. Elle a l’impression qu’il ne se cache plus derrière sa soutane, sa position d’influence ou sa prétendue supériorité intellectuelle ; il est un homme qui doute.

– Je déteste l’hypocrisie et le marchandage, surtout en religion. Comme vous, n’est-ce pas ? Je vais vous confier une hérésie, parce que je sais que vous ne vous en servirez pas contre moi : je préfère de loin les gens de votre genre aux pseudo-croyants. Je m’amuse bien dans le confessionnal, avec votre mari…

Malgré sa surprise, Léonie ne peut s’empêcher de rire. Simon et Chicoisneau y jouent au chat et à la souris, le second commentant les grossières affirmations du premier avec une singulière ironie… Chicoisneau n’était pas encore curé de Notre-Dame de Montréal lorsque Simon et elle se sont installés dans le faubourg. C’était un autre sulpicien, un homme sans envergure, point trop zélé, qui se contentait de quelques péchés marmonnés avant de donner l’absolution. Avec Chicoisneau, d’une intégrité morale exceptionnelle, c’est une autre paire de manches : il exige une foi sincère, libérée de quelconques faux-semblants.

Le prêtre s’assombrit avant de poursuivre :

– C’est pourquoi je tiens à vous prévenir. Vous jouez un jeu dangereux et j’ai peu d’espoir en votre victoire. Savez-vous à quel point les conférences de la Société compatissante font jaser ? Non seulement vos choix de sujets sont offensants pour les plus chastes oreilles, mais votre association avec l’Institut canadien de Montréal rend votre organisme suspect. Il y a aussi la mixité des stages… L’évêque commence à estimer que la farce a assez duré. Il a l’impression que vous vous riez de lui ! Il ne pourra accepter encore longtemps une telle liberté d’action, un tel mépris de son autorité. Il ajoute à mi-voix :

– J’ai soixante-treize ans. Bientôt, je ne serai plus en mesure de vous protéger.

Léonie redresse la tête. Son curé abandonnerait bientôt son poste ? Déjà, il délègue de plus en plus de fonctions, ne conservant que les plus importantes. Il semble si vieux, soudain, si usé… Si son successeur est l’un de ces jeunes prêtres formés à l’étroitesse d’esprit en vogue dans les séminaires, elle le regrettera.

– Prenez l’initiative, madame Montreuil. Donnez l’impression à monseigneur que, de votre plein gré, vous placez vos élèves sous le patronage de la religion. Instaurez une retraite annuelle, choisissez une sainte patronne qui sera honorée, sollicitez les bénédictions de Sa Grandeur… Je suis sûr que dans votre classe une élève se fera un plaisir d’organiser ces démonstrations de piété. Vous y gagnerez, pour votre école, de solides avantages politiques.

Lentement, comme à regret, le prêtre rebrousse chemin vers la sortie. Tout en se couvrant chaudement, il conclut plus gentiment, avec un sourire discret :

– Pour vous, je choisirai mon vicaire le moins obtus comme conseiller spirituel. À la revoyure, madame. Incapable d’articuler le moindre son, Léonie fait un vague signe de la tête. Elle referme la porte derrière lui, puis elle se plante devant la fenêtre pour observer la longue silhouette, tache sombre sur la neige blanche, s’éloigner lentement. Elle se sent si fatiguée tout à coup, abattue et découragée… C’est avec impatience qu’elle attend le retour de Simon, en fin d’après-dînée. Elle lui laisse à peine le temps de reprendre son souffle avant de lui narrer l’épisode. À son grand désarroi, il réagit par une grimace d’impatience tout en s’attablant devant une tasse de thé.

– Déjà… J’estimais pourtant que tu aurais encore quelques années de répit. Ne me fais pas accroire que tu ne t’y attendais pas ?

Déconfite, Léonie prend place face à lui et bougonne :

– Je ne suis pas sotte, quand même. J’ai bien compris le caractère catholique de notre peuple. Mais quoi qu’on en dise, ça n’a rien à voir avec mon école ni même avec la Société compatissante. Depuis quand faut-il l’autorisation de son curé et de son évêque pour mettre un pied devant l’autre ? Pour offrir aux sages-femmes un apprentissage de qualité ?

Brusquement, Simon prend sa main dans la sienne et la serre à lui faire mal. Il réplique avec colère :

– Dans ce cas-là, tu n’as rien compris ! L’intention de Bourget, au contraire, c’est de faire pénétrer dans tous les foyers, dans toutes les manifestations de la vie civile, le fumet de la religion !

– Mais Bourget n’est qu’un seul homme ! Son pouvoir ne s’appuie sur rien de tangible !

– Bourget donne le ton à l’ensemble des prélats du Canada-Uni. Bourget impose ses vues à toutes les soutanes de la colonie. On se gausse parce qu’il les inonde de circulaires et de lettres pastorales, mais sa stratégie est claire : signifier à tout le bas clergé que son opinion a préséance et que chacun doit non seulement la faire sienne, mais la propager parmi les fidèles.

Simon se redresse, le visage marqué par une subite souffrance.

– Bourget possède enfin un pouvoir ultime, celui devant lequel tremble le Canadien le plus sceptique. Lui refuser le pardon, lui refuser l’accès aux sacrements, même à l’absolution et à une sépulture dans un cimetière consacré. Jeter un Canadien hors de son Église, c’est en faire un paria. Même toi, même moi, nous ne pourrions le supporter. J’en ai honte, Léonie, mais c’est ainsi : je tiens à ma place sur le banc de l’église paroissiale, même si je n’y vais que deux fois par année et que je n’ai rien à foutre de tous ceux qui parlent à la place de Dieu. Je ne sais pas pourquoi j’y tiens tant, mais c’est ancré au tréfonds de moi-même. Et cela, Bourget le sait parfaitement.

Dans le regard de son mari, Léonie décèle une telle détresse qu’une boule de chagrin se forme dans sa gorge. Il bredouille :

– J’aurais tant voulu que les choses se passent différemment. Que les idées de liberté soient adoptées avec un tel enthousiasme que des centaines d’évêques n’y pourraient rien. Mais même à l’Institut canadien, on tremble. À part quelques rouges purs et durs, on commence à reculer, à mettre une sourdine à des idéaux pourtant si légitimes !

Il abat son poing sur la table et sa tasse se renverse presque. Léonie la met en sûreté entre ses propres mains tandis qu’il s’insurge :

– Les évêques de la colonie réprouvent la circulation d’idées contraires à la foi ou aux mœurs. N’est-ce pas ce qu’ils ont fait proclamer dans toutes les églises, l’année passée ? Voilà ce qui nous pend au bout du nez, ma femme : une théocratie ! Ce n’est pas le Parlement qui va dicter les lois, mais l’évêché !

L’emportement de Simon s’évanouit aussi subitement qu’il était apparu et c’est avec un sourire désolé, plein d’une tendre commisération, qu’il dit encore :

– Alors, pour ce qui est des œuvres du sexe faible… C’est une cible de premier choix pour Bourget, une proie sans défense. Pieuses et déjà soumises à l’autorité masculine, les femmes ne peuvent lui opposer qu’une bien faible résistance.

– Ce que tu es dur ! s’écrie Léonie, soudain exaspérée, en se dressant sur ses jambes.

Incapable d’en entendre davantage, elle erre dans la cuisine un moment avant de se décider à grimper l’escalier jusqu’à l’étage. Entre les quatre murs de sa chambre, elle s’assoit au bord de son lit, puis se laisse tomber sur le dos, les bras en croix, le regard fixé au plafond. Le pas lent de Simon fait craquer les marches et, du coin de l’œil, Léonie voit sa mince silhouette s’encadrer dans la porte. Elle l’ignore cependant, jusqu’à ce qu’il vienne prendre place à ses côtés, posant la main sur son épaule.

Après un moment de silence, elle grommelle avec rancune :

– Tu es trop décourageant. Pour le sûr, si on abdique sans se battre…

– Il y en a plusieurs qui se battent, la contredit-il gentiment. Le conseil de l’Institut canadien, certains de ses membres et quelques dames courageuses de ma connaissance…

Radoucie, Léonie daigne enfin regarder son visage à peine discernable dans la pénombre de cette fin de journée. Elle est persuadée qu’en ce moment précis il pense exactement la même chose qu’elle. Les femmes, contrairement aux hommes, sont prisonnières d’un double carcan : celui des mœurs contraignantes de la religion et celui des opinions misogynes de la plupart des mâles… Sa vulnérabilité dans ce monde masculin lui apparaît alors dans toute son amplitude. En quête de réconfort, elle tire le bras de Simon pour qu’il incline le torse vers elle. Lorsqu’il approche son visage du sien, elle lui embrasse la joue longuement, avec une intensité émue. Elle souffle :

– Tu seras toujours là, n’est-ce pas ? Tu me fais tant de bien…

– Je serai là, acquiesce-t-il d’une voix rauque.

– Sans toi… Sans la consolation que tu m’apportes…

Simon laisse glisser sa bouche vers la sienne. Son homme, comme bien d’autres, fait rarement état de ses sentiments pour elle. Parfois, il lui chuchote quelques mots d’amour, mais avec tant de pudeur ! Néanmoins, à l’instant, elle sent avec une vive acuité à quel point ses gestes sont éloquents. Les hommes se confient avec leurs corps, avec la douceur de leur désir. Par ses lèvres au creux de sa gorge, par sa main sur ses hanches, Simon lui dit qu’il l’aime et la respecte. Il la veut comme elle est, tout entière offerte, abandonnée.

En bas, le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvre à la volée les fait tressaillir. On crie :

– Il y a quelqu’un ?

C’est Daniel. Poussant un soupir de regret, Simon se redresse. Léonie, qui ne peut se résoudre à rompre un si agréable contact, le retient un instant de la main. Mais manifestement, d’après son agitation, Daniel n’est pas dans son état normal. Tous deux sortent de la chambre et descendent rapidement l’escalier. Tout habillé, tenant son fils dans ses bras, Daniel les regarde apparaître avec un immense soulagement. Léonie vient à lui et le soulage de l’enfant, qui semble à moitié inconscient mais qui gémit doucement. Daniel annonce, le visage creusé par l’inquiétude :

– Tom est malade.

– Il délire, constate Léonie à mi-voix. Il est très chaud…

– Ils sont neuf chez sa gardienne et les maladies sautent de l’un à l’autre ! se désespère le grand jeune homme en se débougrinant prestement.

– Simon, aide-moi à déshabiller le garçon.

Bientôt, Tom est installé dans le lit de son père et Léonie le palpe pendant un long moment. Il respire difficilement, avec grand bruit, et geint à chaque inspiration. Elle murmure à Daniel, debout à côté du lit :

– La fièvre semble forte. Il faut surveiller sa progression… Je peux lui faire boire quelques préparations, mais… le mieux serait de faire venir Bastien, le mari de Flavie. Je ne sais pas si tu connais cette branche de la médecine qu’est l’hydrothérapie mais, d’après ce que j’ai pu comprendre, ce traitement aux enveloppements mouillés réussit souvent à chasser la fièvre du corps.

L’air fort sceptique, Daniel demande :

– Il acceptera de venir sur-le-champ ?

– Bien entendu. C’est un très gentil garçon… À cette heure-ci, il est soit à son bureau, soit chez un particulier. Allez, vas-y ! Je reste ici avec ton fils.

Pendant son absence, Tom est secoué par plusieurs quintes de toux dont l’intensité inquiète Léonie. Une demi-heure plus tard, Daniel est de retour avec Bastien, qui fait un léger signe de tête à sa belle-mère avant de s’asseoir au chevet du petit garçon. Debout à quelques pas, Léonie l’observe avec intérêt. Elle sait, par Flavie, qu’il est en train de devenir un excellent accoucheur. Elle note à quel point ses gestes se sont affirmés depuis la dernière fois qu’elle l’a vu pratiquer la médecine, plus d’un an auparavant alors que, un soir de veillée, des voisins avaient transporté dans leur cuisine un homme à l’épaule démise par la terrible ruade d’un cheval.

Son examen terminé, Bastien reste immobile à contempler Tom, la main sur son épaule pour l’empêcher de s’agiter excessivement. Léonie ne peut voir son visage, mais sa gorge se serre lorsque, de son doigt, il caresse doucement la joue du petit malade. Chez son gendre, songe-t-elle encore une fois avec une tendresse émue, il y a un étrange besoin de contact avec de très jeunes enfants, comme une soif d’être père… Une soif qu’il manifeste seulement lorsque Flavie est absente.

Léonie est subitement envahie par l’envie d’aller prendre le jeune homme dans ses bras. Elle se raidit, surprise, le cœur battant, et tente de maîtriser cette impulsion qui la chavire tout entière. Ce n’est pas une affection maternelle qu’elle ressent pour lui, mais un véritable élan charnel ! Secouée et transie, elle se détourne un instant en fermant les yeux pour reprendre la maîtrise de ses émotions. Elle qui, une heure auparavant, se pâmait dans les bras de Simon !

Pour l’amour du ciel, qu’est-ce qui lui prend ? Le Dr Renaud est son gendre, un homme pour lequel elle avait, jusqu’à présent, une tendresse toute filiale, une chaleureuse estime ! Va-t-elle se mettre à désirer n’importe quel jeune mâle qui croise sa route, fût-il son neveu, son petit-cousin ou son beau-fils ? Pestant contre cette nouvelle manifestation du dérèglement de ses sens, elle s’ébroue mentalement et reporte son attention vers le médecin, dont le mouvement pour se relever est interrompu par une déchirante quinte de toux du petit garçon, qui crache un peu de sang.

Bastien lui essuie le menton avec son propre mouchoir, puis il se relève brusquement. S’adressant à Daniel, il dit :

– Inflammation de poitrine. Pneumonie ou pleurésie, les symptômes sont difficiles à distinguer. Votre fils a-t-il déjà été diagnostiqué comme souffrant de l’une ou l’autre de ces maladies ?

– Pneumonie. Il n’avait pas tout à fait un an.

– Quel traitement le médecin a-t-il prescrit ?

– Repos et médicaments. Lesquels, je ne saurais dire exactement, c’était Sarah qui…

Bastien hoche la tête tout en considérant attentivement le jeune garçon.

– Pneumonie, donc, fort probablement. De toute façon, pour les deux inflammations, le traitement est le même. Vous connaissez ma philosophie soignante ? Si je peux me permettre, je vous conseille sincèrement la cure à l’eau froide. La fièvre inflammatoire découle d’un effort extrême de l’organisme pour expulser un principe morbidique qui a établi son siège dans la masse des humeurs. La force médicatrice de la nature tente d’éliminer ce principe à travers un organe. Étant donné que votre fils a déjà les poumons faibles et irrités… Il faut d’abord calmer l’inflammation, puis faire dériver la matière morbidique vers la peau.

Comme Daniel ignore manifestement tout de la valeur thérapeutique de l’hydrothérapie, Bastien prend le temps de préciser que, pour combattre l’inflammation, un simple bain de siège est un moyen plus puissant que tout l’arsenal antiphlogistique de l’allopathie.

– Les saignées affaiblissent le malade et les médicaments arrêtent l’expulsion de la matière peccante, qui alimentera une maladie subséquente. L’eau froide, au contraire, redirige l’inflammation vers une partie secondaire, puis les suées éliminent la matière morbidique. Si l’inflammation est bénigne, se tenir chaudement au lit et s’envelopper périodiquement de draps mouillés sont suffisants. Mais je crois que son caractère est déjà malin…

Le jeune médecin propose à Daniel de remonter avec lui rue Saint-Antoine, où il y a toutes les installations requises. Son interlocuteur hésite encore et Bastien le presse :

– C’est une maladie qui progresse rapidement. Je crains que les derniers jours n’aient aggravé un état latent… Tom toussait déjà ?

– Depuis une bonne semaine, répond Léonie d’une voix sourde, mais j’ai cru à une simple grippe…

– C’est moi qui aurais dû y songer ! réagit aussitôt Daniel. Je connaissais pourtant la fragilité de mon garçon !

Ignorant ces reproches, Bastien précise encore :

– Il ne faut pas attendre une suppuration du poumon. De tels abcès pardonnent rarement.

Il ajoute avec un sourire amical :

– Pour votre garçon, le traitement est gratuit. Flavie ne l’accepterait pas autrement…

Daniel donne finalement son accord d’un bref signe de tête et, peu après, les deux hommes repartent à pied avec Tom avec l’espoir de héler une carriole en chemin. Sitôt qu’ils sont arrivés à son cabinet, Bastien installe le garçon pour un bain de siège à l’eau dégourdie et lui couvre la poitrine d’un linge plié en plusieurs épaisseurs pour absorber la chaleur, comme Flavie le découvre lorsqu’elle vient aux nouvelles. Ensuite, pour rétablir la circulation sanguine, le jeune médecin frictionne les extrémités du malade maintenant enroulé dans un peignoir qui protège des refroidissements.

Lorsqu’il constate que la chaleur interne semble avoir diminué, que la respiration est moins sifflante et que la douleur s’est calmée en apparence, Bastien provoque la suée par un enveloppement de draps mouillés. Manifestement soulagé, Tom est ensuite couché dans le lit installé dans une petite pièce attenante pour les malades qui exigent une surveillance constante. Flavie quitte les deux hommes qui vont passer la nuit au chevet du garçon, alternant entre périodes de repos et de veille.

Au matin, Léonie vient proposer au jeune père de prendre la relève. Daniel hésite en consultant Bastien du regard ; après un moment, ce dernier lui permet de partir pour aller accomplir sa journée de travail. Dès qu’il s’est éloigné, Bastien dit d’une voix sourde à Léonie :

– Je suis inquiet, belle-maman. Depuis quelques heures, l’état de Tom a empiré de nouveau. Sa respiration, son pouls, sa toux… Je vais recommencer le traitement au complet, mais je crois que cet enfant a bien peu de forces à opposer à la maladie.

– Il s’essoufflait beaucoup, confirme Léonie. J’étais surprise de le voir si peu actif, comparé à mes souvenirs de la jeunesse de mes enfants… Il ne courait pas. Il préférait les jeux calmes.

Flavie arrive à son tour, le déjeuner de Bastien dans un panier. Avec un sourire reconnaissant, il la délivre de son fardeau et prend le temps de se sustenter, puis il demande à la jeune accoucheuse d’aller sonner chez Étienne, au risque de le réveiller : il a besoin de son avis professionnel. Flavie embrasse rapidement son mari avant de s’exécuter. Elle est à peine de retour lorsqu’une servante vient la quérir pour la délivrance attendue de sa maîtresse.

Au soir, alors que les Renaud et Flavie sont réunis pour le souper, Bastien fait son entrée. À sa mine, la jeune femme comprend instantanément qu’il est envahi par le découragement. Il monte à leur chambre et Flavie le suit.

– L’inflammation est en train de ravager Tom, explique-t-il d’une voix éteinte de fatigue, et il crache de grandes quantités de sang.

Il n’en dit pas davantage et, après s’être changé, il redescend dans la salle à manger. Dans un lourd silence que personne n’ose rompre, sauf Flavie qui répète les informations de Bastien à l’intention de sa belle-famille, il avale quelques bouchées, léger repas qu’il conclut par une longue rasade de thé tiède avant de repartir pour son cabinet.

Flavie passe une nuit agitée et l’aube est à peine levée lorsqu’elle descend à la cuisine préparer, de nouveau, un déjeuner copieux qu’elle emporte au cabinet de la rue Saint-Antoine. À son entrée, elle fige : des éclats de voix lui parviennent du bureau de Bastien. Elle hésite, puis, reconnaissant le timbre de Daniel, elle pénètre lentement dans la petite pièce.

Pâle comme un spectre, Bastien est debout devant son bureau, les bras ballants. Face à lui, rouge de colère, Daniel s’insurge avec fureur :

– Aucun médicament ? Mais Tom est déjà l’ombre de lui-même !

Bastien répond posément, mais d’une voix blanche :

– Je conçois qu’on peut être sceptique devant le style de traitement que j’ai utilisé pour votre garçon. Cependant, je veux vous assurer que j’ai sérieusement examiné toutes les branches de la médecine. Comme je vous l’ai déjà expliqué, j’ai passé une année à Boston, à travailler dans la clinique d’un praticien réputé, et j’ai été témoin de guérisons spectaculaires, sans aucun recours…

– Épargnez-moi votre micmac ! La vie de mon fils ne tient plus qu’à un fil et il faut tout tenter pour le sauver ! Je repars avec lui et je trouverai bien un médecin compatissant qui…

Apercevant Flavie, Daniel interrompt brusquement son mouvement de retraite. Il reste cloué sur place et un lourd silence s’installe dans la pièce, troublé seulement par le bruit de sa respiration précipitée. Dominant sa propre émotion, Flavie tente de sourire et dit posément :

– Bien le bonjour, Daniel. À ce que je peux comprendre, tu es très inquiet. Bastien aussi, pour le sûr. Crois-moi, mon mari fait tout son possible pour ton garçon. Je t’avoue que sa méfiance des potions n’est pas aisée à accepter. Moi-même, au début, j’étais réellement étonnée ! La médecine telle qu’elle s’enseigne fait la part belle aux médicaments les plus divers. On voit tellement de réclames dans les papiers-nouvelles, vantant les vertus de ceci ou de cela ! À les en croire, leurs produits ne sont rien de moins qu’infaillibles, opérant à tout coup une guérison miraculeuse…

Flavie reprend son souffle. Elle a réussi à capter l’attention de Daniel et à le détourner de son plus vif ressentiment, et c’est d’un débit plus lent qu’elle reprend, tout en déposant son panier par terre :

– Les médecins hydrothérapeutes les plus notoires, ceux qui ont ouvert les premières cliniques en Europe et aux États-Unis, ceux qui ont publié de savants ouvrages après bien des années d’expériences… eh bien, ils affirment tous qu’il faut se méfier comme de la peste des médicaments. Bien des poisons se sont introduits dans l’usage et créent des maladies redoutables aux effets les plus variés. Le mercure est l’un des plus virulents et pourtant l’un des plus utilisés.

Bastien ne peut s’empêcher d’intervenir, avec prudence cependant :

– Dans la médecine des enfants, on le considère souvent comme une planche de salut. Et pourtant ! Cette substance a une action vénéneuse et provoque tantôt des désastres instantanés, tantôt des maux innombrables quand elle se combine avec l’un ou l’autre des tissus constituants du corps humain. Il y a aussi le soufre, le plomb et le zinc, et dans le règne végétal, la digitale et la ciguë…

Refusant d’envisager Bastien, Daniel reste les poings serrés mais, manifestement, sa colère s’atténue peu à peu, minée par le doute. Bastien fait deux pas :

– Il me serait très facile de rédiger une ordonnance. Bien peu de médecins s’en passeraient, sachant à quel point cela rassure les patients. Mais je ne peux m’y résoudre. Je ne connais aucune substance fabriquée de main d’homme qui puisse guérir votre fils. Aucune.

Daniel tourne brusquement la tête vers lui et tous deux s’affrontent du regard. Gentiment, Bastien ajoute :

– Si vous préférez aller en consulter un autre, libre à vous. Ma science est loin d’être parfaite.

Flavie a envie de protester farouchement, mais elle se retient, consciente que son avis pourrait paraître totalement subjectif. Après un temps, Daniel pousse un long soupir et baisse la tête en fermant les yeux. Lorsqu’il les rouvre, il se tourne lentement vers Flavie et, emprisonnant son regard dans le sien, il balbutie :

– Je ne connais rien à la médecine. Je veux bien, monsieur Renaud, vous faire confiance… comme Flavie vous fait confiance.

Sur ce, il quitte la pièce à grandes enjambées. Instantanément, Bastien semble perdre tous ses moyens ; il recule jusqu’à son bureau sur lequel il dépose les fesses. Son visage devient verdâtre et ses tempes se couvrent d’une fine sueur. Inquiète, Flavie se précipite vers lui et le saisit sous les bras juste à temps pour l’empêcher de s’effondrer, victime d’une faiblesse. Peinant sous son poids, elle le secoue de toutes ses forces pour le ranimer et il inspire brusquement en marmonnant :

– Quoi ? Qu’est-ce que… ?

– Tu as perdu conscience. Allonge-toi !

– Me pencher suffira…

Flavie le délivre et, toujours assis sur le rebord de son bureau, il incline le torse vers l’avant, les coudes sur les genoux, en prenant de profondes inspirations. Toute retournée, Flavie s’installe à ses côtés, posant sa main sur sa nuque humide de transpiration. Après un temps, il souffle :

– Je vais mieux. Va veiller Tom, il est seul…

Flavie obéit à contrecœur. À la vue du garçon, elle a un choc : il est si maigre ! Il dort en respirant faiblement, avec une grande précaution, comme pour ne pas trop souffrir… Elle s’assoit et reste ainsi, à le regarder, jusqu’à ce que Bastien la rejoigne, un gobelet d’eau à la main. Après avoir regardé longuement le malade, il s’assoit par terre, adossé au mur, les genoux relevés, et boit lentement. Il renverse la tête en fermant les yeux. Rompant enfin le silence, il murmure :

– C’est trop dur, Flavie. Déjà qu’il faut accepter d’être impuissant… Mais si je dois me battre contre mes patients, je n’y survivrai pas.

Flavie fait une grimace de douleur, puis elle se lève et vient s’asseoir à côté de lui. Elle glisse son bras sous le sien et appuie sa tête contre son épaule, disant :

– Tu as choisi un chemin malaisé… Tu aurais pu faire comme les autres. Noter les recettes de tes maîtres dans un gros cahier. Appliquer pour chaque symptôme, chaque petit mal, un remède…

Il réplique, d’un ton sarcastique :

– On peut faire ça les premières années, mais si on est le moindrement consciencieux, on réalise vite que ça ne marche pas ! Je ne peux pas croire que mes confrères procèdent de même pendant toute leur carrière !

– Je t’admire fièrement, chuchote-t-elle encore.

Et s’avançant, elle pose doucement sa bouche sur ses lèvres, caresse qu’il accueille avec une moue sceptique mais émue.

Les efforts acharnés du jeune médecin sont vains et, quelques jours plus tard, la maladie emporte Tom. Son père est anéanti par cette mort si pénible à accepter, celle d’un si jeune et si attachant enfant. À court de mots pour réconforter Lizzie, qui pleure toutes les larmes de son corps, Léonie et Simon ne peuvent que la bercer inlassablement…

Assommé par cette tragédie, Bastien peine à reprendre courage. Le voyant se débattre contre l’accablement, Flavie se demande si réellement, à force de croiser la souffrance et la mort, on finit par s’endurcir… Tous deux viennent veiller le petit garçon, allongé sur une couche en plein milieu de la salle de classe, tendue de noir pour la circonstance.

Depuis que Daniel s’est installé rue Saint-Joseph, Flavie n’a pas vraiment eu l’occasion de renouer avec lui. Alors elle en profite pour s’asseoir avec lui et, après lui avoir exprimé son chagrin sincère, pour causer un long moment en tête à tête. Elle raconte l’essentiel de ce qui lui est arrivé depuis son départ pour les États-Unis, de même que son bonheur à partager l’existence de Bastien et ses projets professionnels.

D’abord peu loquace, Daniel l’écoute attentivement, de toute évidence soulagé d’être distrait de sa peine. Puis, au fil de la conversation, il se laisse aller peu à peu à évoquer quelques bribes de son existence de l’autre côté de « la ligne ». Lorsqu’il tente de lui dépeindre Sarah, une femme malmenée par l’existence mais dotée malgré tout d’un appétit réconfortant pour la vie, il se trouble soudainement et chuchote en baissant la tête :

– Tu sais, Flavie… Le départ de Tom me laisse comme orphelin. Mais le plus dur, c’est que plein de souvenirs remontent. Ma mère, ma sœur… et Sarah. À chaque accès de folie, pour nous, c’était comme si elle s’enfuyait, de plus en plus loin…

Le lendemain, Tom est mis en terre dans un cimetière protestant. Daniel a déjà confié aux Montreuil à quel point sa conversion religieuse est mal vue par son frère Jeremy et sa belle-sœur. À cette occasion, cependant, nulle trace de cette réprobation : la sobre cérémonie se déroule dans un recueillement tout empreint de respect. Lucy et son mari sont dévastés et se mettent à couver leur propre bébé avec une sollicitude inquiète. Malgré leur vitalité, les enfants sont si vulnérables, si fragiles !

Avant de quitter le cimetière, Bastien s’approche de Daniel, Flavie à ses côtés. Gratifiant le père affligé d’une chaleureuse poignée de main, le jeune médecin bredouille :

– Je tenais à vous dire… L’argument que nous avons eu l’autre jour… J’espère qu’il ne vous a pas trop affecté…

Sans aucune animosité, le jeune homme répond :

– Je vous ai vu à l’œuvre. Vous avez déployé pour mon fils une telle industrie ! Je n’ai que des remerciements à vous adresser, monsieur Renaud.

Manifestement délivré d’un grand poids, Bastien inspire avant de poursuivre :

– Je sais que le moment est mal choisi, alors que la tristesse vous accable, mais… il me semble important de vous faire comprendre encore davantage le dédain que nous, les hydrothérapeutes, avons pour les médicaments. Nous sommes persuadés que ce sont des substances nocives qui nuisent aux malades ! Tous les vomitifs et les laxatifs causent, à long terme, bien des maux comme l’hypocondrie, la constipation, les difficultés à digérer, les obstructions au foie. Et je ne parle pas des terribles gonflements osseux et des ulcères mercuriels…

Flavie intervient en posant la main sur son bras.

– Bastien, je crois que notre ami a bien d’autres chats à fouetter…

– Nous reprendrons cette discussion à un autre moment, si vous le voulez bien, dit Daniel avec un pauvre sourire. J’ai bien de la misère à vous suivre…

Il s’éloigne et Flavie glisse son bras sous celui de Bastien, qui se tourne vers elle et poursuit sur sa lancée :

– Je voudrais aussi lui préciser une chose fondamentale et que bien peu de gens comprennent. Il paraît que même le fondateur de cette méthode, Priessnitz, n’avait pas saisi que la cause principale de guérison, celle qui assure un retour permanent de la santé, c’est un régime alimentaire léger et bien proportionné aux facultés digestives.

– Tu en auras le loisir éventuellement, indique-t-elle d’un ton apaisant.

– Le public ne se doute pas dans quel état d’esprit nous sommes, nous les jeunes médecins, quand nous quittons les bancs d’école. On s’imagine pouvoir tout guérir ! Un petit moyen contre chaque symptôme fâcheux ! Mais la foule d’incurables vient nous tirer de ce beau rêve. On ne s’attache pas assez à nous faire connaître le peu de certitudes de cet art ! On ne nous enseigne pas que les plus grandes qualités d’un médecin sont la circonspection et la faculté abstractive ! Il faut contempler de haut les phénomènes pathologiques ! Il faut scruter et comparer, et se défier de soi-même…

– Le vent se tourne du côté des mitaines… Où as-tu fourré les tiennes ?

– Dans mes poches. Moi, si je n’avais pas eu l’hydrothérapie, il y a longtemps que je serais allé voir ailleurs si j’y suis ! C’est elle qui me garde dans cette foutue profession, tu le sais, Flavie ?

– Puisque tu le dis, mon ange… J’ai une envie féroce de t’embrasser. Je te trouve tellement croquable quand tu t’emportes ainsi ! Tu crois qu’on dénicherait une pierre tombale assez haute pour se cacher derrière ?

Sa verve abruptement tarie, Bastien considère Flavie avec un air ahuri. Cette dernière lui fait une grimace contrite suivie d’un clin d’œil complice, avant de lui tendre ses mitaines qu’il enfile rapidement tout en se laissant entraîner, à la suite des autres, hors du cimetière.