CHAPITRE XX

Debout à proximité de la grande table où sont assises ses élèves maintenant réduites à onze, Léonie discourt. Les battants de la fenêtre de la salle de classe sont complètement ouverts, mais en cette heure tranquille du milieu de l’après-dînée, le trafic est moins intense et elle n’a pas besoin d’élever la voix outre mesure.

– Généralement, le fœtus se présente avec la face vers l’arrière. Comment expliquer alors la prédilection que le front semble avoir pour la partie postérieure du bassin ? Est-ce que le fœtus courbé sur sa partie antérieure offre vers le dos sa plus grande pesanteur, et que la matrice, inclinée ordinairement en avant, reçoit cette partie plus pesante sur sa paroi antérieure qui est la plus basse ? Mais quand la femme se couche, l’enfant ne devrait-il pas se retourner sous son propre poids ? Par ailleurs, le diamètre transversal du bassin étant le plus grand, pourquoi les positions transversales sont-elles plus rares que les obliques ? Est-ce la direction des axes du bassin qui détermine ces différences ?

Devant les yeux ronds des jeunes femmes qui la regardent, elle esquisse un sourire.

– Beaucoup de spéculations théoriques, n’est-ce pas ? Les obstétriciens célèbres comme Baudelocque, Smellie et Levret affichent une préférence pour ces discussions oiseuses, fixées dans le vague des hypothèses. Pour notre part, suivons la direction indiquée par les plus célèbres accoucheuses : nous ne trouvons de véritable utilité que dans les choses que nos sens nous démontrent et dans les faits que l’expérience nous fait prévoir. Une fois le diagnostic bien établi, à quoi servent les causes présumées ?

Soudain, trois coups sonores retentissent à la porte et Léonie, avec une grimace d’exaspération, s’y dirige vivement. À sa grande surprise, c’est un jeune vicaire inconnu, rouge de chaleur à cause de sa soutane, qui s’avance. Il fait un bref signe de tête et s’enquiert gravement :

– Madame Montreuil ?

– Moi-même, monsieur. C’est que je suis en train de donner un cours. Ne pouvez-vous revenir plus tard ?

– Point du tout, à mon grand regret. Je suis ici à la demande expresse de Mgr Bourget. Puis-je entrer ?

Léonie recule à regret. Sans pouvoir dissimuler son embarras, l’homme se découvre et fait ses salutations aux jeunes femmes assises, puis il se tourne vers Léonie.

– Sa Grandeur me charge d’une mission bien délicate, madame, mais que je me dois d’accomplir avec célérité. Je suis venu pour les livres.

– Les livres ? Vous voulez dire, mes livres de comptes ?

– Les livres savants.

De plus en plus perplexe, Léonie désigne une étagère de la bibliothèque où s’alignent une quinzaine de bouquins reliés en cuir.

– Ils sont là, monsieur. Que leur voulez-vous ?

– Vous les emprunter, le temps que Sa Grandeur les examine.

Alarmée, Léonie le considère un moment avant de répliquer d’une voix qui tremble légèrement :

– Sous quel prétexte ? Ce sont des livres précieux, dont je me sers fréquemment pour mon enseignement. De plus, plusieurs d’entre eux ne m’appartiennent pas…

– Vous êtes certainement au courant, madame, que Sa Grandeur a sonné l’alarme, par la bouche des curés, au sujet d’un ouvrage qui circule à Montréal. Son nom : The Married Woman’s Private Medical Companion. Point n’est besoin d’en dire davantage, seulement que Sa Grandeur souhaite faire l’inventaire de ce que vous possédez comme ouvrages et en expurger les plus offensants, le cas échéant.

La nuque de Léonie se couvre de sueur. Elle ignore tout de cette « alarme » sonnée par monseigneur, mais ce livre, propriété de Flavie et de Bastien, se trouve précisément dans sa bibliothèque, bien serré entre deux autres ! Léonie comprend sur-le-champ en quoi il soulève l’ire du prélat…

– Ce n’est qu’un emprunt de quelques semaines, ajoute l’homme de robe.

Léonie insiste :

– Plusieurs livres ne sont pas à moi. Il ne m’appartient pas de prendre une décision à leur sujet.

– Avant de leur faire subir quelque sort que ce soit, nous vous aviserons, soyez sans crainte. Les instructions de Sa Grandeur sont formelles : je dois repartir avec tous les livres, sans exception.

Léonie se mord les lèvres. Peut-elle s’y opposer ? Ce serait attirer sur son école une bien mauvaise publicité… La mort dans l’âme, elle fait signe au vicaire de se servir. Se détournant, elle avise le livre ouvert devant sa place, sur la table, le premier tome de Pratique des accouchemens. Elle accroche le regard de Justine, la préférée de ses élèves, qui bat des cils en guise d’assentiment et qui, dès que l’homme de robe a le dos tourné, referme promptement l’ouvrage et le glisse sous la table, sur ses genoux.

Le vicaire déplie les deux cabas qu’il tenait sous le bras et lentement, dans un lourd silence, il y transfère les livres, les effleurant du regard comme s’il ne voulait pas se donner l’occasion de pécher. Il fait ensuite, lentement, le tour de la pièce du regard. Enfin, lourdement chargé, il s’éclipse sans même prendre le temps de les saluer. Après avoir refermé la porte derrière lui, Léonie se laisse tomber sur une chaise, à proximité de ses élèves qui la considèrent en silence.

Elle est rongée d’inquiétude sur le sort qui attend les précieux ouvrages. Marguerite lui avait prêté, jusqu’à la relâche estivale, plusieurs des livres rapportés d’Europe, dont ceux de Mmes Boivin et Lachapelle ! Bien certainement, Bourget ne pourra y trouver quoi que ce soit d’offensant, au même titre que les nombreux traités d’obstétrique signés par des auteurs masculins ! Mais Léonie n’a aucune illusion sur la largeur d’esprit de son évêque…

Sans oser regarder son professeur, une jeune femme observe, le visage buté :

– Vous aviez ce livre, Le compagnon médical de la femme mariée ? J’ai cru le distinguer… Vous n’y aviez pas encore fait allusion…

– Je viens tout juste d’en terminer la lecture, répond Léonie avec lassitude. Je voulais m’en servir pour vous expliquer certaines notions biologiques et médicales. Il est très explicite au sujet…

– C’est qu’il a été dénoncé en chaire !

Celle qui n’a pu retenir cette exclamation rougit aussitôt. Alertée, Léonie se redresse et s’étonne :

– Vraiment ? Je n’étais pas à l’église ce jour-là… Et que lui reproche-t-on ?

S’échangeant des regards à la fois embarrassés et excités, ses élèves se relaient pour lui raconter qu’un peu avant Pâques, monseigneur a transmis une circulaire au clergé pour dénoncer cette « infâme brochure » dans laquelle on enseigne au libertin à se préserver des maladies vénériennes, à l’ébraillée à empêcher la conception et aux gens mariés à prévenir la famille, tout bonnement grâce à l’emploi de la baudruche française ! Une élève se creuse la tête pour tenter de se souvenir précisément de l’annonce faite au prône par tous les curés de paroisse :

– « Monseigneur l’Évêque de Montréal m’ordonne de vous défendre de recevoir, lire, garder… pour quelque raison que ce soit, ces livres que colportent en tous lieux, ou qu’envoient par la Poste, des gens sans aveu… »

– « …pour empoisonner le pays de leurs doctrines contraires à la foi ou aux mœurs », conclut Justine avec une grimace.

– Voilà. « Plusieurs de ces livres sont si dangereux, que l’on tombe en les lisant dans un cas réservé, dont l’évêque seul peut absoudre. Vous pouvez juger par là de la grandeur du mal que l’on commet en lisant ces livres corrompus. »

– Chez moi, le curé a même obtenu des paroissiens l’autorisation de se rendre jusque chez le maître de poste pour y confisquer les exemplaires reçus par correspondance.

Frappées par le fait qu’elles ont côtoyé un tel danger sans le savoir, les jeunes femmes s’assombrissent en jetant à Léonie des regards chargés de reproche. Pour sa part, cette dernière est surtout effrayée par l’interdiction de posséder ce livre « pour quelque raison que ce soit » ! Elle ne peut donc se servir d’un livre condamné par la Hiérarchie, même s’il s’agit d’un ouvrage de science ? Dans ce cas précis, cependant, elle doit bien s’avouer qu’elle a joué avec le feu. En prônant la contraception et même l’interruption de la grossesse si la santé de la mère est en danger, l’auteur contredit ouvertement l’exigence de la religion catholique de ne jamais empêcher la famille !

Trop troublée pour poursuivre son enseignement, Léonie donne congé à ses élèves. Elle frémit à l’idée que toute cette culture savante est maintenant entre les mains ignares et maladroites de l’évêque ! Il faut qu’elle prévienne Marguerite et Flavie le plus tôt possible. Elle ne se fait pas d’illusion sur le destin de l’ouvrage prêté par sa fille, soit être réduit en cendres, mais au moins, que ce crime soit perpétré en présence des propriétaires…

D’un pas alerte, Flavie et Bastien se rendent chez une bourgeoise dans ses douleurs. Maintenant, les deux associés n’ont même plus besoin de se parler pour se comprendre. À chaque fois, Bastien fait sa visite de courtoisie, puis il quitte les lieux, laissant Flavie mener sa barque à sa guise. Depuis la délivrance d’Étiennette, la fille publique, plus d’une année auparavant, tout est allé comme sur des roulettes… Une seule fois, l’hiver dernier, Flavie a cru bon de faire venir Marguerite, dont les conseils ont été précieux.

Dès que les jeunes praticiens se retrouvent au chevet d’Hortense Pominville, très élégante et même charmante vêtue de son déshabillé de soie, Flavie l’interroge attentivement et elle répond avec complaisance en jetant de fréquents regards à Bastien, assis à l’écart. Ennuyée par cette manifestation de coquetterie à laquelle elle est cependant habituée, Flavie prend son mal en patience, sachant que son mari s’en ira très bientôt.

Rien ne laissant présager une éventuelle anomalie, Flavie jette un coup d’œil à Bastien, qui se lève alors et commence à faire ses hommages à la dame. Comme étonnée, cette dernière agrippe franchement la main du médecin et s’exclame :

– Bien certainement, cher docteur, vous ne songez pas à repartir aussi vite ?

Après un silence surpris, Bastien répond, bonasse :

– Madame, vous êtes prévenue depuis longtemps de notre façon de procéder, à mon épouse et à moi.

– Vraiment ? Vous me confondez, j’en suis sûre, avec une autre de vos clientes. J’ai une très bonne mémoire et j’ai beau me creuser la tête, je ne me souviens pas d’un tel propos…

Flavie reste impassible même si le ton suffisant de la dame lui tape sur les nerfs. Elle déteste la manière hautaine avec laquelle certaines « duchesses » manipulent la vérité, s’obstinant à nier l’évidence comme s’il n’existait pas de pire humiliation que d’avouer son erreur !

– Eh bien, je suis désolé d’un tel quiproquo, mais vous comprenez certainement que ma présence continuelle à votre chevet serait parfaitement inutile et, surtout, qu’elle priverait de mes soins d’autres personnes qui en auraient urgemment besoin…

– À votre tour, cher docteur, comprenez qu’il s’agit de ma première maladie et que je suis plutôt inquiète de ce qui va se passer.

– Voilà pourquoi, chère madame, je me suis associé à l’une des meilleures sages-femmes de toute la ville et que je n’hésite pas une seconde à vous laisser à ses bons soins. En fait, pour être honnête…

Elle l’interrompt avec anxiété :

– Je sais que l’usage se répand, pour un médecin-accoucheur, d’engager une garde-malade. Mais la vôtre est si jeune… Est-elle entièrement formée par vos soins et d’une expérience certaine ?

Il faut un certain temps à Flavie pour réaliser que leur cliente parle d’elle. Son sang ne fait qu’un tour, mais le regard d’avertissement que Bastien lui lance l’empêche de proférer la protestation outrée qui lui brûle les lèvres. D’un ton toujours aussi poli, le jeune homme réplique :

– Flavie n’est pas une garde-malade, mais une accoucheuse, bien plus experte que moi dans l’art des délivrances naturelles.

Mme Pominville jette vers la jeune femme un regard totalement perplexe, comme si les deux fonctions correspondaient, à ses yeux, sensiblement à la même chose. Enfin, elle pousse un soupir résigné qui se transforme rapidement en un halètement sous l’effet d’une contraction. Bastien en profite pour se redresser et pour reculer d’un pas ou deux. Dès que la dame reprend ses esprits, il lui signifie fermement qu’il prend congé à l’instant. D’un ton impérieux, elle interroge encore :

– Vous m’assurez que madame est bien exactement au courant de vos volontés et qu’elle vous mandera aussitôt que nécessaire ?

Flavie interjette en se dressant :

– Mon mari et moi, nous avons maintenant une longue pratique en équipe. Je suis une sage-femme diplômée, madame Pominville. N’est-ce pas pour cette raison que vous avez fait appel à nous ?

L’expression ennuyée, avec un geste à la limite du dédaigneux, elle fait signe à Flavie de se rasseoir. Mais cette dernière refuse d’obéir ; tandis que Bastien s’enfuit presque, elle va quérir sa valise avec des mouvements brusques et elle entreprend d’organiser ses effets pour la future naissance.

L’avant-midi se passe, pour Flavie, dans une atmosphère franchement désagréable. À tout bout de champ, Hortense Pominville lui rappelle sa situation de subalterne vis-à-vis de Bastien. Elle vérifie soigneusement que Flavie, à chacune de ses initiatives, ne fait que suivre les enseignements du jeune médecin ! Sous prétexte que sa meilleure amie a subi toutes ses douleurs couchée dans son lit, elle refuse de se lever pour marcher. Grasse et languissante, portée à l’indolence, elle semble d’une insupportable mollesse. Flavie est littéralement exaspérée par la fierté avec laquelle elle lui affirme qu’elle a passé les trois derniers mois presque constamment au lit !

Dans ces conditions, le ralentissement progressif des contractions ne l’étonne pas outre mesure. Sa patiente refuse obstinément d’envisager l’un ou l’autre des moyens de prédilection de Flavie, comme des pressions sur les organes génitaux et une marche vigoureuse, pour les faire reprendre. Elle accepte seulement, à contrecœur, de boire quelques tasses d’une tisane dans laquelle Flavie a versé des gouttes de substances bien connues pour leur action sur la matrice. Mais rien n’y fait : au soir, la délivrance est au point mort, laissant le col dilaté à deux doigts.

Puisque le bébé est encore protégé par la poche des eaux, Flavie n’est pas réellement préoccupée. Elle propose donc à la dame de prendre, chacune de son côté, une bonne nuit de repos. Romuald Pominville choisit ce moment pour faire irruption dans la pièce, après trois coups discrets frappés à la porte. C’est un homme de haute taille et grassouillet, la chair de son cou débordant de son col. Flavie a pu constater, à l’occasion de ses précédentes visites, qu’il entoure son épouse d’une affection débonnaire, s’amusant comme avec un enfant capricieux du plus banal mot d’esprit et prenant garde de ne la contrarier d’aucune manière.

Dès son entrée, Hortense se soulève sur ses bras tendus et d’une voix tremblante, elle l’interpelle :

– Mon ami, il m’arrive exactement la même chose qu’à Judith ! Votre fils refuse de pointer le bout de son nez !

– Calmez-vous, ma chérie… Ce n’est pas bon pour votre cœur.

Flavie fait le résumé de la situation pour le bénéfice du mari, ajoutant :

– Si vraiment le bébé tarde trop, j’irai voir ce qui se passe à l’intérieur. Souvent, il est possible d’exciter la matrice et même de stimuler la descente…

– Judith a été délivrée avec les fers ! s’écrie Hortense d’une voix aiguë. Elle n’a pas eu besoin de forcer, le docteur a tout fait pour elle ! D’accord, c’était légèrement inconfortable, mais…

– Ce serait un peu précipité, dit Flavie prudemment, cherchant à attirer l’attention du mari. Le forceps peut occasionner des blessures…

– Je veux faire venir le docteur !

– Comme vous voulez, ma chérie. J’envoie quelqu’un.

Il sort aussitôt de la chambre. Abasourdie, Flavie croise le regard triomphant d’Hortense Pominville. Écœurée, elle grommelle une vague excuse avant de s’enfuir hors de la pièce, où elle inspire furieusement. La situation est totalement absurde ! Un peu moins d’une heure plus tard, Bastien fait son entrée dans la chambre, suivi du mari. Confortablement assise dans un fauteuil profond à l’écart, Flavie ne prend même pas la peine de se lever. Elle fait un geste vague vers la parturiente, qui somnolait jusque-là. Le jeune médecin souffle :

– Contractions ?

Elle secoue la tête et marmonne :

– Interroge madame, c’est elle la patronne…

La discussion dure cinq minutes à peine et plonge Hortense dans un tel état d’agitation que M. Pominville tonne soudain, s’adressant à Bastien :

– Ça suffit ! Je vous paie, monsieur, pour prendre soin de ma chère femme et j’exige que vous procédiez immédiatement à la délivrance ! Elle en a bien assez enduré pour ne pas prolonger inutilement son martyre !

– À votre guise, répond Bastien froidement. Veuillez donc sortir, monsieur.

Après un moment d’indécision, il obéit et la porte claque. Flavie abandonne enfin sa nonchalance étudiée. C’est la première fois que Bastien va se servir du forceps en sa présence et elle est prodigieusement intéressée par ce qui va suivre. Depuis la délivrance d’Angélique, de triste mémoire, où tous deux n’étaient respectivement qu’apprentis de Marcel Provandier et de Léonie, elle a pu assister à deux manipulations de forceps seulement, de trop loin cependant à son goût, à la Société compatissante.

Bastien et Flavie ont soigneusement étudié ce qu’ont écrit à ce sujet non seulement les obstétriciens, mais les maîtresses accoucheuses d’Europe. Les phrases de Marie-Louise Lachapelle valsent dans la tête de la jeune femme pendant qu’elle regarde Bastien se préparer pour l’intervention. Par défi envers l’entêtement de leur cliente, il procède ouvertement et Hortense observe ses allées et venues avec alarme, sans cependant oser émettre la moindre protestation.

Ses mains et les deux branches du forceps bien graissées, le métal soigneusement échauffé, Bastien ordonne sèchement à Hortense Pominville de s’installer selon ses indications, les genoux relevés et largement écartés. Cramoisie, elle obéit néanmoins. Il l’avertit sans ménagement que l’introduction des mains et des fers cause des douleurs vives, surtout au col de la matrice obligé de se dilater, et la prie de souffrir sans bouger d’un pouce. Elle lutte pour dominer sa frayeur et Bastien s’immobilise pour bougonner plus gentiment :

– Un seul mot de vous, madame, et nous arrêtons tout. Tout à l’heure, il sera trop tard. Ma femme vous a expliqué très clairement qu’il était inutile de se presser et que…

– Je suis parée, souffle-t-elle dans un éclair d’orgueil.

La tête du fœtus étant encore dans la matrice, Bastien doit d’abord, avec ses mains, se frayer un chemin tout en assouplissant les parois du vagin, puis en dilatant le col. La manœuvre prend un certain temps ; le jeune médecin finit par murmurer à Flavie, avec une légère grimace :

– Quatre doigts. Il est souple.

Manifestement, il espérait encore qu’un col rigide, trop susceptible de se déchirer, oppose une barrière infranchissable au forceps… Mais bientôt, absorbé par son travail, il oublie totalement sa réticence initiale. Hortense Pominville gémit sourdement et Flavie, malgré son ressentiment, prend place à côté d’elle pour lui étreindre la main. Faisant dos à la parturiente, elle a une vue plongeante sur les gestes de Bastien et son visage concentré. Malheureusement, la peau et les organes ne sont pas transparents et elle se mord les lèvres de frustration d’être ainsi privée du spectacle de la progression des fers, dont Bastien vient tout juste d’introduire une branche.

Pour ne pas risquer une déchirure au vagin, il doit, avec sa main, guider l’instrument jusqu’à la tête du fœtus, selon un mouvement à la fois doux et précis, qui épouse la forme des parties internes. À l’évidence, il tente de reproduire la manœuvre décrite par Marie-Louise Lachapelle, une manœuvre différente de celle qu’il a apprise auprès de Provandier et à laquelle il s’est exercé souvent depuis, dans les airs ou sur un mannequin. Sauf que, sur une femme vivante, c’est une autre paire de manches…

Enfin, la tête selon lui solidement captive et les deux branches jointes, il procède en imprimant une légère traction vers le bas. Il s’agit alors d’aider le fœtus à franchir le col tout en respectant le mouvement de rotation qui se fait naturellement. L’extrémité de l’instrument que Bastien agrippe se redresse progressivement jusqu’à être presque perpendiculaire au pubis. Enfin, la tête apparaît à la sortie.

Aussitôt, assuré que le bébé, le crâne hors des parties osseuses, ne rétrogradera pas, Bastien s’empresse de détacher les deux branches de l’instrument et de les retirer de l’intérieur du vagin. Il explique alors à Hortense Pominville, qui le considère avec de grands yeux dilatés, la respiration précipitée :

– C’est presque fini. Votre enfant va sortir de lui-même. Les fers vous blesseraient.

Dans un souffle, elle balbutie :

– Merci. Mon amie Judith a été déchirée…

– N’hésitez pas à vous redresser si vous en sentez le besoin.

Il n’est alors presque jamais nécessaire d’exiger la poussée ; mécaniquement, les muscles abdominaux et la matrice se contractent, en même temps que la vulve se dilate, ainsi que l’explique avec clarté Marie-Louise Lachapelle dans son ouvrage. Bastien s’écarte pour laisser la place à Flavie, qui procède de sa manière habituelle pour soutenir le périnée, tandis qu’Hortense, emportée par l’intensité des sensations, grogne et geint tout à la fois.

Moins de dix minutes plus tard, Flavie reçoit entre ses mains un gros garçon, qui respire à fond avant de pousser un cri vigoureux. La parturiente n’a pu éviter une déchirure, heureusement si ténue qu’elle n’exigera pas de soins particuliers. Flavie jette un regard ému à Bastien en bredouillant :

– C’était magnifique.

Tout pâle, le médecin devient rouge comme une tomate, tandis que la jeune mère émet un rire étranglé. Le sourire de Bastien s’éteint aussitôt : l’une des oreilles du nouveau-né est déchirée et largement tuméfiée au niveau du lobe. Désolée, Flavie murmure :

– C’était le risque. Ce n’est pas grave…

Une heure plus tard, Bastien et Flavie cheminent en silence vers leur foyer dans la ville froide et obscure. Bastien a la démarche légère : M. Pominville, obséquieux à force d’être reconnaissant, a promis de le recommander à tous ses amis. Cependant, pas un mot au sujet de Flavie, qui se sent plutôt triste d’être ainsi reléguée aux oubliettes… Elle remarque, philosophe :

– Au moins, on nous a épargné des reproches sur la longueur de l’opération. Pour les gens du monde, l’expulsion devrait se faire à la première douleur !

Il rit avant de déclarer allègrement :

– Tu sais, je me sentais parfaitement en contrôle. Comme si les plus adroites accoucheuses me soufflaient les gestes à faire !

Flavie lance, ravie :

– Tu serais le professeur tout indiqué pour m’enseigner les fers !

Elle s’empourpre aussitôt parce qu’il est bouche bée, le regard fixé sur elle. Elle marmonne avec défi :

– Ben oui, quoi… Pourquoi tu ne m’enseignerais pas la médecine ?

Il s’exclame enfin, d’un ton exagérément accablé :

– Mon apprentie. Elle veut devenir mon apprentie ! Seigneur, n’y a-t-il rien à son épreuve ? J’avais bien compris que la vie avec toi ne serait jamais triste !

Il l’envisage, plutôt réjoui, mais Flavie y réagit par une expression excessivement sérieuse. Croit-il réellement qu’il s’agit d’une fantaisie qui lui passera tôt ou tard ? Elle déteste cette attitude misogyne, que tous les hommes sans exception cultivent à des degrés divers, qui consiste à traiter les dames comme des capricieuses irréfléchies, des fillettes trop gâtées qui ne supportent pas qu’on leur refuse quelque chose !

Réalisant que Flavie n’entend pas à badiner, il se résout à expliquer posément :

– Je ne peux pas t’accepter comme apprentie. Premièrement, je suis un médecin bien quelconque. C’est parfaitement vrai, ne proteste pas. Je ne serais pas un bon maître. Mais c’est une raison bien minuscule comparée à la grande, la vraie raison : je ne peux pas parce que ça ne se fait pas. Si je m’embarquais dans cette aventure, les conséquences seraient désastreuses. Déjà que notre association en fait tiquer plusieurs…

– Désastreuses ? relève Flavie, la voix éteinte.

– Bien pires que tu ne pourrais jamais l’imaginer. Presque tous les médecins se ligueraient contre moi. Presque toutes les épouses de médecins se ligueraient contre toi. Nous aurions toute la belle société à dos. Les patients nous fuiraient. Mes parents, ma sœur, nos amis en souffriraient. Ta famille aussi. L’évêque ne se gênerait pas pour brandir la menace de l’excommunication ! Ce serait la ruine.

Révulsée par cette vision cataclysmique, Flavie laisse la distance grandir entre eux deux tandis qu’ils grimpent la pente de la rue Sainte-Monique. Elle grommelle entre ses dents :

– L’excommunication, la ruine… et quoi encore ? Le supplice du pilori, tant qu’à faire ?

Avec un entrain forcé, elle suggère :

– Tu pourrais m’enseigner en secret ?

Il lance un rire de dérision et Flavie se renfrogne, fâchée contre elle-même. Bien sûr, dans leur métier, le secret est impossible !

– J’y croyais pourtant, à notre association, de toute mon âme. C’était une solution géniale pour nous soutenir mutuellement. Deux savoirs qui se complètent…

Bastien se tourne vers Flavie, l’expression troublée, ajoutant avec une grimace d’excuse :

– Personne ne te critique ouvertement devant moi, mais il faudrait que je sois d’une stupidité sans bornes pour ne pas saisir les allusions répétées. C’est mettre sur un pied d’égalité deux occupations qui ne devraient pas l’être. Tout le monde sait bien que la science médicale est éminemment supérieure à l’art des sages-femmes…

Bouleversée soudain, elle balbutie :

– Tu veux dire que… À cause de moi, tu… tu te fais fièrement achaler ?

Il hausse les épaules.

– Ce n’est pas grave. Je m’y attendais, va. Mais je ne veux pas que ça empire, tu comprends ? Il ne faut pas que ça empire.

Elle lui jette un regard sceptique. Malgré tout ce qu’il peut en dire, elle ne le croit qu’à moitié. Elle est si insignifiante comparée à ces médecins en redingote qui, à l’image de la clientèle bourgeoise qu’ils convoitent, se déplacent en voiture à cheval ! Ces médecins qui la considèrent comme une garde-malade, tout juste bonne à exécuter leurs ordres !

Comme de coutume à cette époque de l’année, une vague de chaleur s’abat sur la ville. Malgré les inconvénients, Flavie n’en est pas réellement fâchée : les dernières bourgeoises qui restaient en profitent pour déguerpir à la campagne. De surcroît, la maison est désertée par Archange, sa fille et la domestique Guillemette, que Julie a adoptée comme confidente et qu’elle accapare dorénavant en tant que servante personnelle. Pour sa part, Édouard est demeuré pour ses affaires et Lucie le servira jusqu’à son départ pour Terrebonne, au mitan du mois de juillet.

Flavie n’est pas sans remarquer que Bastien semble habité par un sentiment d’inquiétude croissant au sujet de la bonne marche de ses affaires. Elle ne le prend pas vraiment au sérieux jusqu’au soir où, en réponse à son habituelle question au sujet du déroulement de sa journée, il articule avec fatigue :

– Rien que de bien ordinaire. Je passe la moitié de mon temps à expliquer les vertus de ma thérapeutique et le reste à refuser de prescrire des médicaments ! Bien entendu, la plupart des patients font semblant de me comprendre mais, dans le fond, ils me trouvent diablement original… pour tout dire, une espèce de fou !

Il avale sa salive avec difficulté et Flavie le sent envahi par le désarroi et le chagrin, qu’il tenait jusque-là en otage dans un recoin de son être. Pour se maîtriser, il respire profondément à plusieurs reprises.

– C’est vexant à dire, Flavie, mais la vertu, ça ne remplit pas un portefeuille. On ne peut pas rester encore dix ans comme ça, à vivre de la charité de mon père !

– Tu te fais du mauvais sang pour rien. Notre association se porte plutôt bien, n’est-ce pas ? Quant à l’hydrothérapie… il faut laisser le temps au public de s’y accoutumer. Ça viendra, tu verras…

Flavie attend leurs vacances à Cacouna avec impatience, persuadée que ce dépaysement procurera à son mari un magnifique répit et qu’ainsi tous deux retrouveront la splendide intimité de leur premier séjour, deux années auparavant. De nouveau, Archange a beaucoup insisté pour les entraîner dans son sillage, ne répugnant pas à évoquer leur séjour de l’année précédente dans la famille de Flavie, à Longueuil. Elle a si bien joué avec le sentiment de culpabilité de son fils que ce dernier a failli céder… Cependant, Flavie tenait tant à leur solitude à deux qu’elle a réussi à le faire fléchir et à repousser à l’été suivant leurs vacances à Terrebonne, qu’il était devenu impossible de différer davantage sans froisser définitivement sa belle-mère.