Chapitre 8

 

Yvan Potenieff se débattit longtemps. Mais le garde du commerce était un vigoureux gaillard qui avait autrefois rempli le rôle d’hercule dans les foires, et il parvint à terrasser le jeune Russe. En même temps, la maison avait été mise en émoi.

Les infirmiers accoururent. On s’empara d’Yvan, on le terrassa, on le garrotta. Ce furent des cris, des hurlements… Toute la maison de fous fut sur pied en six minutes. Le docteur Lambert, éveillé en sursaut, se hâta d’arriver.

– Ah ! ah ! dit-il avec la parfaite assurance d’un homme qui ne voit plus que des fous sur la terre, voilà un pauvre malade qu’on a négligé hier. Il n’a eu que cinq douches au lieu de huit, et il est en proie à un accès…

Yvan interrompit le docteur brusquement, avec fureur.

– Vous êtes un âne ! dit-il ; vous vous connaissez en folie comme moi en hébreu !…

– Une douche ! une douche ! s’écria le docteur.

On emmena Yvan, on le plaça de force sous le cruel robinet, et ses hurlements s’éteignirent avec sa douleur. On le transporta dans sa chambre, à demi évanoui. Puis une lassitude physique et morale s’empara de lui, et il s’endormit. L’énergie de cet homme était brisée. Le nom de Madeleine ne venait même plus à ses lèvres. Yvan s’était endormi en appelant la mort. Mais la mort vient rarement quand on l’appelle. Yvan dormit huit heures consécutives d’un sommeil de plomb, et s’éveilla. Le soleil entrait à flots dans sa chambre. Au lieu de l’infirmier chétif dont il était si facilement venu à bout la nuit précédente, on lui avait donné un solide garçon, de taille presque gigantesque, et qui l’eût, au besoin, assommé d’un coup de poing. Celui-ci avait jugé inutile de faire souffrir Yvan. Il avait, durant son sommeil, coupé les cordes qui meurtrissaient ses poignets. À quoi bon attacher un homme dont il pouvait venir si aisément à bout ? Yvan le regarda d’un œil stupide.

– Comment vous trouvez-vous, monsieur ? lui dit l’infirmier avec douceur.

– J’étouffe, j’ai besoin d’air, répondit-il.

L’infirmier ouvrit la croisée. Yvan quitta son lit et s’en approcha. Tout à coup il tressaillit, se prit à trembler d’émotion et finit par jeter un cri. L’infirmier s’approcha, inquiet. Yvan regardait avec avidité deux hommes et une femme qui se promenaient dans le jardin et causaient. L’un de ces deux hommes était le docteur Lambert. L’autre, M. le vicomte Karle de Morlux. La femme, Yvan l’avait reconnue sur-le-champ. C’était sa cousine, la belle comtesse Vasilika. Et son émotion fut si forte qu’il demeura immobile et sans voix, les mains tendues vers ces deux êtres qui pouvaient le sauver, s’ils le voulaient.

 

La comtesse Vasilika et M. de Morlux s’étaient, en effet, présentés le matin à la maison de santé. Le docteur, en recevant la carte de M. de Morlux, s’était empressé d’accourir.

– Mon cher docteur, lui avait dit le vicomte, je vous présente madame la comtesse Vasilika Wasserenoff.

Le docteur s’était incliné.

– La cousine de ce pauvre Yvan Potenieff.

– Ah ! fit le docteur, il est plus fou que jamais.

– Vraiment ?

– Il a voulu s’évader cette nuit.

– Mais il n’a pas réussi, au moins ?

– Grâce à un concours de circonstances heureuses, dit le docteur. Or, il faut vous dire, madame, que, chez les fous, le désir de s’échapper est presque toujours un indice d’incurabilité.

– Monsieur, répondit la comtesse, M. de Morlux vient de vous le dire, je suis la cousine de M. Potenieff, et sa famille m’a donné pleins pouvoirs. Je viens le chercher.

Le docteur recula d’un pas. On ne propose pas ainsi à un docteur aliéniste de lui reprendre ses malades sans l’émouvoir très fort.

– Madame part ce soir pour Pétersbourg. Le comte Potenieff, père de son malheureux cousin, l’a chargée de le reconduire en Russie.

Comme, après tout, c’était M. de Morlux qui avait confié Yvan au docteur, le docteur ne pouvait pas s’opposer à ce que M. de Morlux lui retirât son pensionnaire.

Il ne put que s’incliner froidement.

– Peut-on le voir sur-le-champ ? demanda la comtesse.

– Je vais vous faire conduire à sa chambre, madame.

Mais, en se retournant, la comtesse leva la tête et aperçut Yvan à une croisée. Le prétendu fou jeta un cri :

– Vasilika !

– Je viens à votre aide, mon cousin, répondit la comtesse.

Le docteur fit un signe. L’infirmier ne s’opposa plus à ce qu’Yvan quittât sa chambre. Deux minutes après, il était dans les bras de la comtesse Vasilika Wasserenoff, qui lui disait :

– Mon cher cousin, je vous cherche dans Paris depuis huit jours.

– Ah ! ma chère, répondit Yvan en accablant le docteur et M. de Morlux d’un double regard de haine, croiriez-vous que ces deux misérables ont prétendu… que j’étais fou !…

– Ils l’ont cru, mon cousin.

– Ai-je bien l’air d’un fou, en vérité ? continua Yvan avec animation.

– Pas le moins du monde.

– Alors, le docteur est un âne !…

Et il attacha sur M. Lambert un œil étincelant de colère.

– Calmez-vous, mon cousin, lui dit Vasilika.

– Me calmer !

– Oui.

– Oh ! ces deux hommes me rendront raison des infâmes traitements qu’ils m’ont fait subir !

– Je vais vous expliquer ce qui est arrivé, reprit Vasilika, et vous leur pardonnerez à tous deux.

– Par exemple !

– Mais écoutez-moi donc, fit-elle avec un accent d’autorité affectueuse dont, malgré lui, Yvan subit l’ascendant.

– Parlez…

– Où avez-vous rencontré M. de Morlux ?

– Dans une auberge de Russie.

– Bon ! au moment où vous vouliez tuer un moujik.

– C’est vrai… Il avait insulté Madeleine.

– C’est ce malheureux nom qui a tout perdu.

– Comment cela ?

– M. de Morlux n’était-il pas en compagnie du jeune prince Maropouloff ?

– Oui.

– Qui vous a conduit dans son château ?

– Précisément.

– Eh bien ! le prince est un mauvais plaisant.

– Comment cela ?

– Il a persuadé à M. de Morlux que Madeleine n’existait pas, et que vous étiez fou.

– Le misérable !

– M. de Morlux vous a amené ici, persuadé que Madeleine n’avait jamais existé…

– Et que, dans toutes les femmes que vous rencontriez, dit à son tour le docteur, vous reconnaissiez Madeleine.

Le docteur savait que, pour flatter la manie des fous, il faut avoir l’air de les croire raisonnables. Yvan, du reste, n’avait pas surpris, entre la comtesse et lui, un rapide regard d’intelligence.

– Mais, reprit le jeune Russe, que M. de Morlux se trompe, je le veux bien… mais l’autre, un docteur !…

– Monsieur, répondit humblement le docteur, excusez-moi. La science n’a jamais pu constater la folie d’une manière certaine. On en est là-dessus réduit aux conjectures.

La comtesse ajouta :

– Donnez donc la main au docteur, mon cousin, et allons-nous-en, car je viens vous chercher.

– Ah ! fit Yvan, qui respira bruyamment.

– J’ai ma calèche à la porte. Venez… et pardonnez à M. de Morlux.

Yvan tendit la main successivement au docteur Lambert et au vicomte. Puis il remonta dans sa chambre, y prit son paletot et son chapeau, et, comme un novice à qui on ouvre les portes de son lycée, il rejoignit la comtesse, et, tout joyeux, il lui offrit le bras. Vasilika avait dit vrai, sa voiture était à la porte : elle y monta. Yvan s’assit à côté d’elle. M. de Morlux leur fit vis-à-vis. Le cocher rendit la main à deux magnifiques trotteurs et Yvan se crut sauvé…

– Je n’ai pas de chance avec la Russie ! murmura le docteur Lambert avec mélancolie tandis que la voiture disparaissait dans un nuage de poussière… Voilà un pensionnaire de cent louis par mois qui me glisse des mains !…

Et, tout triste, il commença sa visite du matin.

 

Une heure après, on apporta au docteur les cartes de deux visiteurs. L’une portait ce nom : Comtesse Artoff. L’autre celui-ci : Major Avatar.

– Tiens ! murmura le docteur tout joyeux, on dirait que la Russie se ravise !