Quand le tigre est repu, il lèche ses babines, se retire en la roche creuse qui lui sert de repaire et achève en paix sa digestion. Ainsi avait fait Vasilika, cette tigresse aux ongles roses. Yvan était à sa merci, Yvan allait mourir… Vasilika jouissait de son triomphe à la façon de ces tyrans orientaux qui, nonchalamment étendus sur de moelleux tapis, se faisaient apporter tous les matins les têtes coupées de leurs ennemis, ouvrant à peine les yeux pour les voir, et n’interrompant par aucun mouvement brusque, aucun geste malencontreux la béatitude et la quiétude de leur repos. Pendant trois jours, Vasilika était demeurée chez elle. Paris lui importait peu. M. de Morlux moins encore !
– L’imbécile ! s’était-elle dit. Rocambole le joue. Que m’importe ! l’essentiel est qu’il ne me joue pas, moi !
Et Vasilika, étendue sur une peau d’ours, en un délicieux boudoir arrangé à la circassienne, le tuyau d’un houka aux lèvres, les yeux mi-clos, les membres allongés et repliés tour à tour comme ceux d’une véritable tigresse, Vasilika savourait sa vengeance. Beruto venait deux fois par jour lui apporter le bulletin des souffrances d’Yvan. Il avait de l’imagination, cet Italien. Il savait mettre un art infini à décrire d’une façon tout à fait palpitante les tortures morales et physiques de son prisonnier. Les gradations de la fureur à la prostration étaient habilement ménagées dans son récit. Il arrivait à l’effet, comme on dit au théâtre. Il contait avec un art sans pareil les premières tortures de la faim, étouffées par les angoisses et les terribles colères de la jalousie. Vasilika l’écoutait. Elle l’écoutait, public blasé, comme un vieux viveur éreinté assiste à un mélodrame de cet homme de talent qu’on appelle d’Ennery[2] . Mais elle ne pleurait pas – et c’était là que la comparaison cessait d’être juste ; car le vieux viveur eût pleuré. Froide, calme, un sourire de dédain sur les lèvres, elle dit un soir à Beruto :
– Depuis combien d’heures est-il là ?
– Soixante-douze, madame.
– Depuis combien de temps n’a-t-il pas mangé ?
– Il y en a près de quatre-vingts.
– Alors il est mort…
Beruto se mordit les lèvres pour ne pas répondre :
– Oui, madame, il est mort.
Mais Beruto était un homme prudent, et comme on va le voir, la prudence a ses mécomptes. Beruto eut peur.
Il eut peur qu’en apprenant la mort de cet homme qu’elle avait tant haï après l’avoir aimé, Vasilika ne fût tentée de savoir, par cela même, s’il est vrai que la vue d’un ennemi mort fait toujours plaisir. Et Beruto répondit :
– Non, madame, il n’est point mort encore, mais il est à l’agonie.
À peine avait-il prononcé ces derniers mots que les paupières abaissées de Vasilika s’ouvrirent toutes grandes, que son œil, atone tout à l’heure, s’emplit d’éclairs, que sa lèvre se crispa, frangée subitement d’une légère écume.
– Ah ! dit-elle, il râle sa dernière heure… Eh ! mais ce doit être un beau spectacle, Beruto ?
– Madame… balbutia le valet.
– Je veux voir cela, dit-elle encore.
Et la femme redevint tigresse, et elle bondit et se trouva debout, l’œil enflammé et disant :
– Allons voir cela !
Beruto s’était mis à trembler. Mais il la connaissait cette femme qu’il avait trahie ; il savait que tout pliait devant elle et que ce qu’elle voulait devait s’accomplir. Aussi n’osa-t-il rien répliquer. Vasilika sonna. Ses femmes accoururent. Elle se fit jeter une ample pelisse sur les épaules et demanda sa voiture.
– Viens, Beruto ! dit-elle.
Et elle partit. Vingt minutes après elle entrait dans ce vieil hôtel de la rue Cassette, où elle avait creusé le tombeau d’Yvan. Beruto semblait comme une feuille aux premières bises d’automne, et il était fort pâle. Mais Vasilika, toute à sa vengeance, n’y prit garde.
Quand elle fut dans le vestibule, elle lui dit :
– Allume un flambeau, ouvre l’escalier des caves et guide-moi.
Beruto obéit. Seulement alors, Vasilika s’aperçut que sa main tremblait en frottant une allumette contre le mur. Cependant, le flambeau allumé, il se dirigea vers l’escalier, dont il ouvrit la porte. Mais sa démarche avait quelque chose de chancelant qui frappa la comtesse.
– Serais-je trahie ? se dit-elle.
Vasilika était comme Rocambole et comme tous ceux qui veulent se faire justice eux-mêmes ; elle était toujours armée. En robe de bal ou en costume de voyage ; dans les salons de Paris ou sur les routes neigeuses de Russie, Vasilika avait toujours un mignon stylet dissimulé dans les plis de son corsage. Sa petite main blanche, tandis qu’elle descendait l’escalier, se glissa sous les plis de sa parure et caressa le manche d’ivoire du stylet.
– Allons ! se dit-elle, nous verrons bien.
Et elle continua à suivre Beruto. Aucun bruit ne montait des profondeurs du souterrain. Ceci parut singulier à Vasilika. Yvan était-il déjà mort ? Mais comme elle atteignait la dernière marche et que la clarté du flambeau pénétrait dans le corridor qui menait au caveau d’Yvan, un gémissement, un rugissement plutôt se fit entendre. Vasilika prêta l’oreille ; et Vasilika était femme, et les femmes ont une finesse d’ouïe merveilleuse. Ce gémissement, ce rugissement si l’on veut, n’accusait pas l’agonie. Beruto continuait à avancer. Vasilika caressait toujours le manche de son stylet. À mesure que Beruto s’approchait de la porte du caveau, sa démarche s’écartait de la ligne droite et dégénérait en zigzags. Arrivé à la porte, il s’arrêta. On n’entendait plus rien dans le caveau. Le rugissement avait cessé. Beruto se retourna ; il était livide.
– Je crois bien qu’il vient de rendre l’âme, dit-il.
– Tu crois ? fit Vasilika.
– Dame ! on n’entend plus rien.
– Ouvre le guichet.
– Mais, madame…
– Ouvre !
Le ton de Vasilika n’admettait pas de réplique. Beruto ouvrit. Alors, Vasilika, de sa main gauche – car la droite était toujours cachée sous sa pelisse – lui prit le flambeau, passa le bras au travers du guichet, de façon à éclairer le caveau, et regarda. Le faux Yvan, c’est-à-dire Milon, était couché le long du mur, la tête dans ses mains, et il ne bougeait pas plus qu’un cadavre. En ce moment, Beruto trembla plus fort, et se dit :
– Je devrais bien obéir au maître, sauter à la gorge de cette femme et l’étrangler.
Mais en ce moment aussi, Vasilika se retourna en jetant une exclamation :
– Trahie !
Et tandis que le flambeau lui échappait et s’éteignait, elle enfonça son poignard jusqu’au manche dans la gorge de Beruto.