Chapitre 21

 

Pour donner l’explication de ces deux coups de pistolet que venait d’entendre Mlle Guépin et qui l’avaient fait bondir tout effarée hors de la cave, il est nécessaire de nous reporter à l’époque de la délivrance d’Antoinette. On se souvient que Vanda avait laissé Marton auprès de Polyte, endormi et pris de vin. Quand, le lendemain matin, après avoir mis Antoinette en sûreté et l’avoir réunie à Madeleine, Vanda revint rue Marie-Stuart, Polyte dormait toujours. La belle Marton n’avait pas quitté son poste. Les deux femmes se consultèrent. Vanda disait :

– Timoléon est parti. Ce Polyte n’est plus à craindre, car il n’était qu’un agent subalterne de Timoléon.

Mais la belle Marton répondit :

– À votre place, madame, je ne voudrais pas le perdre de vue.

– Nous ne pouvons pas cependant rester ici.

– Non, mais si j’avais le chien…

– Quel chien ? fit Vanda étonnée.

– Ah ! c’est juste, reprit Marton, je ne vous ai jamais parlé du chien.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Mon père est cordonnier, dit humblement la pécheresse. C’est un pauvre savetier en échoppe, dans le faubourg Saint-Antoine, qui nous a tous élevés, et nous étions six enfants. En outre, il a nourri un caniche, qui est bien vieux maintenant, mais qui n’a pas son pareil pour l’intelligence.

– Eh bien ?

– Il faut croire – car c’était un chien perdu que nous trouvâmes un soir, ma sœur et moi, à moitié crevé de misère et râlant sur un tas d’ordures –, il faut croire que c’était un chien de douanier, et qu’il avait déjà des dispositions à faire la police.

– Comment cela ?

– On vola un matin – il y avait un mois que nous avions le chien – une paire de souliers dans l’échoppe, tandis que mon père était allé chercher un sou de tabac.

« Quand il revint, il s’aperçut du vol ; mais le voleur était parti. Le chien flaira partout, suivit une piste, la perdit, revint, repartit encore, passa la nuit dehors, et nous le crûmes perdu. Le lendemain, en ouvrant son échoppe, mon père le vit et jeta un cri d’étonnement. Le chien avait rapporté les souliers volés… Par exemple, nous n’avons jamais su où il les avait retrouvés.

– Probablement à l’étalage de quelque confrère qui les avait achetés au voleur, dit Vanda.

– Nous l’avons toujours pensé ; mais ce n’est pas tout ; vous allez voir.

– J’écoute, dit Vanda.

– On croit généralement à Paris, poursuivit Marton, que la prison de Clichy n’est bâtie que pour les Hongrois et les fils de famille. C’est une erreur, il y a de tout à Clichy, des porteurs d’eau et des maçons, des chaudronniers et des savetiers en vieux. Mon père devait trois cents francs à un marchand de cuir. Le marchand le mit à Clichy. Ma sœur et moi, nous avions mal tourné déjà. Un de mes frères était allé trois fois en correctionnelle ; les deux autres avaient tiré chacun de son côté ; ma mère était morte. Il ne restait que notre petite sœur Rosine, qui avait neuf ans, et le chien. Quand les recors emmenèrent mon pauvre père, il y en eut un qui prit pitié de l’enfant, et il la prit avec lui. L’autre se chargea du chien.

Celui-là fit une bonne affaire. Le chien s’attacha d’autant plus facilement à lui que tous les jours le recors allait à Clichy, et qu’il permettait au pauvre animal de voir son maître. Un mois après, il n’était bruit dans tout Paris que d’un chien merveilleux qui procurait des arrestations aux gardes du commerce. Le soleil couché n’était plus qu’un vain mot pour les débiteurs. Le recors se promenait le soir ou s’embusquait dans le voisinage du domicile du malheureux débiteur. Celui-ci venait, le soleil couché, embrassait sa femme et ses enfants, attendait la nuit et se sauvait, rusant comme un lièvre, tournant et retournant dans le même quartier, afin de dépister ses ennemis. Le recors s’en allait. Le débiteur était sûr de lui avoir fait perdre sa trace. Mais il n’avait pas vu, en sortant de chez lui, un chien au poil fangeux qui fouillait dans un amas de trognons de choux, de paperasses et de verre cassé. Le chien ne bougeait pas de là. Il se gardait bien de suivre l’homme. L’homme se croyait sauvé. Cependant, le matin, une heure avant le lever du soleil, le chien prenait la piste laissée par lui la veille, et la suivait. Le recors était derrière, et le débiteur ne tardait pas à être arrêté.

– Et ce chien vit encore ?

– Oui, madame, on a fait grâce à mon père d’une partie de sa dette. Ma sœur et moi nous avons payé le reste.

« Le chien est retourné avec mon père.

– Eh bien ! dit encore Vanda, que veux-tu faire de ce chien ?

– J’ai envie d’aller le chercher.

– Bon !

– Et de lui donner Polyte à garder.

– Je ne comprends pas très bien.

– Oh ! vous verrez. Polyte ne fera plus un pas, n’ira plus nulle part que nous ne le sachions.

Vanda se rendit à l’inspiration de Marton. Elle demeura auprès de l’ivrogne qui continuait à ronfler, tandis que la pécheresse repentante descendait en toute hâte, se jetait dans un fiacre, et courait au faubourg Saint-Antoine. Une heure après, elle était de retour avec le chien. Le chien, sur un signe de Marton, flaira Polyte en tous sens. Puis Marton dit :

– Allons-nous-en !

Toutes deux descendirent, le chien les suivit. Une fois dans la rue, Marton dit au chien :

– Reste là.

Puis se servant de la phrase usitée sans doute jadis par le recors, elle ajouta :

– Je te recommande monsieur.

À partir de ce jour, le chien ne bougea plus du quartier, ne perdant jamais de vue la maison où était Polyte. Ce dernier fut ivre quarante-huit heures ; puis, dégrisé, il songea à Antoinette et s’en alla rue de Bellefond. Les portiers lui dirent que Timoléon n’y était pas. Il frappa à la porte du pavillon, on ne lui répondit pas. Il s’en alla et se regrisa de plus belle. Marton passa dans la rue du Petit-Carreau et siffla le chien qui vivait de charité depuis deux jours, c’est-à-dire de ce qu’il trouvait sur la voie publique et de quelques croûtes de pain que lui donnaient les enfants du voisinage.

– Où est le monsieur ? lui demanda-t-elle.

Le chien la conduisit chez le marchand de vin.

Marton aperçut Polyte qui buvait dans un coin de la salle.

– C’est bien, dit-elle, surveille toujours le monsieur.

Et elle s’en alla. Or, lorsque Rocambole eut vainement cherché Agénor et se fut convaincu qu’il n’avait point paru rue de l’Université, chez son père, Vanda se souvint du chien. Marton lui dit :

– Polyte doit savoir ce qu’est devenu M. Agénor.

En effet, Polyte, dégrisé pour la seconde fois, était retourné rue de Bellefond. Là, les portiers inquiets de ne pas voir revenir Timoléon, s’étaient décidés à enfoncer la porte du pavillon et avaient trouvé le cadavre de la Chivotte. Alors Polyte effaré avait rebroussé chemin et pris la fuite. Puis il avait songé à avertir le prétendu colonel et sa fille. On devine le reste : deux hommes étaient arrivés rue de Chaillot guidés par le chien. C’était juste au moment où Mlle Guépin proposait à Agénor la liberté en échange de cent mille francs. Les deux hommes sonnèrent ; le colonel ouvrit. L’un d’eux lui dit :

– Je m’appelle Rocambole, et il faut me rendre M. Agénor de Morlux.

Le colonel remonta précipitamment, saisit deux pistolets et fit feu. Rocambole esquiva le premier coup. Le second atteignit Milon à l’épaule et ne lui fit qu’une blessure légère. Milon bondit sur le colonel et le terrassa. Quant à Polyte, le seul nom de Rocambole l’avait terrifié. Mlle Guépin, montant tout effarée, fut saisie par Rocambole, qui la prit dans ses mains nerveuses, et la réduisit à l’impuissance, en lui disant :

– Il faudra, vous aussi, ma belle, faire connaissance avec Saint-Lazare.

Quelques minutes après, Agénor était délivré.