Chapitre 6

 

La comtesse Vasilika, que nous avons à peine entrevue jusqu’ici, était bien le type absolu et complet de ces femmes de l’extrême Nord dont on a dit, avec raison, que la civilisation n’était qu’apparente. Belle, charmante, la parole dorée ; douée, en apparence, de toutes les exquises délicatesses de la femme, elle avait une nature indomptable et sauvage, et poussait l’amour de la vengeance jusqu’aux limites les plus lointaines. Quand elle avait quitté le salon de la comtesse Artoff pour remonter chez elle, lorsqu’elle avait écrit à M. de Morlux, une tempête grondait dans son cœur. Celui qui l’eût vue, ses cheveux dénoués et flottants sur ses épaules demi-nues, se promener d’un pas inégal et brusque à travers sa chambre, comme une panthère dans sa cage, aurait ajouté foi aux sinistres légendes qui couraient sur elle en Russie. Dans ses terres, la comtesse Vasilika avait fait mourir sous le fouet un intendant qui avait osé lever sur elle un regard d’amour. Un jeune officier qui, dans un salon de Pétersbourg, s’était vanté d’avoir obtenu un rendez-vous de la comtesse, avait reçu le lendemain, en sortant du théâtre français, un coup de poignard au travers du cœur. On parlait même du premier mari de la comtesse, dont la mort subite avait toujours été environnée de mystérieux ténèbres. Eh bien, on aurait cru à tout cela, on l’eût accusée de tous ces crimes, si on l’avait vue, cette femme jeune et belle, le front pâle de haine, les lèvres crispées, l’œil en feu, si on l’avait entendue murmurer, lorsqu’elle eut fermé son billet : « Ah ! comtesse Artoff, femme de rien qu’a élevée jusqu’à lui un grand seigneur ivre d’amour et de folie, vous voulez lutter contre moi, et vous faites cause commune avec ceux qui veulent m’enlever Yvan !… À nous deux, donc ! » Elle se promena longtemps, méditant sa vengeance, la caressant avec une âcre et sauvage volupté. Enfin, elle appela sa femme de chambre, une Géorgienne qui ne parlait que sa langue maternelle et le russe, et qui répondait au nom de Gula. Gula attendait dans la pièce voisine. Elle accourut à la voix de sa maîtresse. C’était une fille de vingt ans, grande comme la comtesse, blonde comme elle, et vêtue du pittoresque costume des femmes de son pays, et le portant avec une rigoureuse exactitude. C’est-à-dire que lorsqu’elle sortait, elle avait le visage couvert d’un voile qui ne laissait apercevoir que ses yeux noirs. La comtesse Vasilika n’avait pas appelé Gula pour se faire mettre au lit. La comtesse ne songeait qu’à une chose : faire parvenir son billet à M. de Morlux et le voir, lui, le plus tôt possible. Mais une difficulté matérielle se présentait. Gula ne savait pas un mot de français. À cette heure les rues étaient désertes ; elle ne trouverait personne qui lui indiquerait, en voyant l’adresse du billet, la demeure du vicomte. À qui se fier dans l’hôtel ? Tous les gens de Baccarat lui étaient dévoués, et il ne fallait à aucun prix que Baccarat sût qu’elle écrivait à M. de Morlux. Évidemment, pensa encore la comtesse Vasilika, Baccarat et Rocambole songeraient, dès le lendemain, à faire sortir Yvan de la maison de santé. La comtesse eut bientôt pris un parti. Et s’adressant à Gula, qui, suivant la coutume des esclaves, s’était mise à genoux pour recevoir les ordres de sa maîtresse :

– Déshabille-toi ! lui dit-elle en langue russe.

Gula obéit sans même témoigner le moindre étonnement. La comtesse s’empara alors des vêtements de sa femme de chambre et les revêtit. Puis elle cacha son visage sous le voile de la Géorgienne. Après quoi elle ouvrit la porte et se pencha au-dehors.

Le corps de logis qu’elle habitait était, nous l’avons déjà dit, en retour sur la façade de l’hôtel donnant sur le jardin. Vasilika put se convaincre en ne voyant plus aucune lumière que les hôtes de la comtesse Artoff étaient partis et qu’elle-même était couchée. Alors, elle ordonna à Gula de demeurer dans sa chambre ; puis elle ouvrit la porte sans bruit et se glissa dans le corridor. Elle descendit sans lumière, sur la pointe des pieds, ouvrant et refermant les portes avec précaution, prêtant l’oreille au moindre bruit et s’arrêtant parfois. Mais il était deux heures du matin, et tout le monde dormait dans l’hôtel. Tout le monde, même le suisse, au carreau duquel brillait une veilleuse. La comtesse traversa la cour. Puis elle frappa au carreau. Le suisse, éveillé en sursaut, approcha son visage du carreau et regarda. Il vit la comtesse et la prit pour la Géorgienne Gula. La comtesse prononça quelques mots en russe. Le suisse ne les comprit pas, mais il devina qu’elle voulait sortir. Et il tira le cordon. La comtesse sortit. Mais en sortant elle laissa la porte entrouverte de façon à pouvoir rentrer sans éveiller l’attention par un coup de sonnette. Le vicomte Karle de Morlux demeurait dans la rue, au coin du boulevard Malesherbes. La rue était déserte. La comtesse Vasilika, après avoir regardé devant et derrière elle pour s’assurer que personne ne la voyait et ne la suivait, se mit bravement en route. Un peu avant d’atteindre la porte de l’hôtel de Morlux, elle rencontra un chiffonnier. Le chiffonnier, assez intrigué par ce costume étrange, dirigea sur elle la clarté de sa lanterne. Mais la comtesse passa bravement, et le chiffonnier en fut pour ses frais, car il ne put voir son visage. La comtesse arriva à la porte et sonna deux fois vainement. Au troisième coup de sonnette qui était plus impérieux que les autres, la porte s’ouvrit. Le suisse accourut et demanda ce qu’on voulait.

– Je veux voir M. de Morlux, dit-elle.

– C’est impossible, répondit le suisse examinant ce costume avec autant d’étonnement que le chiffonnier.

– Pourquoi ?

– M. le vicomte est encore à son club.

– Allez le chercher, dit-elle d’un ton impérieux.

Le suisse hésitait.

– Mon ami, lui dit froidement la comtesse, si vous tenez à votre place je vous engage à exécuter l’ordre que je vous donne, car je puis vous affirmer que, si vous refusez, M. de Morlux vous chassera demain.

Le suisse n’hésita plus. Il acheva de se vêtir, prit un flambeau, fit traverser la cour à la comtesse et la conduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée où il y avait un reste de feu. Puis il posa le flambeau sur un guéridon et sortit. La comtesse attendit près d’une demi-heure. Au bout de ce temps, elle entendit le bruit de la porte cochère qui se refermait, et enfin une voiture qui vint tourner devant le perron. Une minute plus tard, M. de Morlux entra. Il crut d’abord voir la femme de chambre de la comtesse. Mais celle-ci souleva son voile.

– Vous, madame ! exclama le vicomte stupéfait.

– Moi, dit-elle. Fermez la porte et causons vite.

– Vous paraissez émue, dit le vicomte.

– J’ai vu Rocambole, dit la comtesse.

À ce nom, le vicomte eut un tressaillement et pâlit.

– Vous l’avez vu ?

– Oui.

– Quand ?

– Ce soir.

– Il s’est donc encore évadé ?

– Depuis hier matin.

– Et où l’avez-vous vu ?

– Dans le salon de la comtesse Artoff.

À ces derniers mots, M. de Morlux, que Timoléon avait jadis mis au courant de l’histoire de Rocambole et de Baccarat, fit un pas en arrière et regarda la comtesse avec un redoublement de stupeur.

– Monsieur, dit Vasilika, hâtons-nous, Rocambole et Baccarat ont fait la paix.

– En êtes-vous sûre ?

– Et ils sont ligués contre nous.

Le vicomte fronça le sourcil. Vasilika poursuivit :

– Je ne sais quel but infâme et ténébreux vous poursuivez, dit-elle ; mais n’importe ! je viens vous proposer un véritable traité d’alliance.

Il la regarda.

– Si vous servez ma vengeance, continua-t-elle, je servirai vos projets : troc pour troc.

– Madame…

– Il n’y a pas un instant à perdre, répliqua-t-elle. Sans cela, je ne serais point ici, et j’eusse attendu à demain.

– Je vous servirai, dit le vicomte.

– Eh bien ! reprit-elle, il faut dès demain enlever Yvan à la maison de santé du docteur Lambert.

– C’est inutile, répondit M. de Morlux.

– Vous croyez ?

– Sans doute. Le docteur croit à la folie.

– Oui, mais quand on lui amènera Madeleine, qu’ils ont sous la main…

À ce nom de Madeleine, le visage pâle du vicomte de Morlux s’empourpra.

– Vous l’aimez ! exclama Vasilika avec une joie sauvage.

Et comme il ne répondait rien :

– Oh ! ajouta-t-elle, je vous servirai aveuglément. Je suis ivre de vengeance et de fureur.