Chapitre 2

 

La forge est ardente comme une fournaise ; les marteaux se succèdent sur l’enclume, l’acier coule dans les bassins, le soufflet fait entendre sa respiration gigantesque. Une douzaine d’hommes aux visages noircis et aux mains noires vont et viennent, travaillent sans relâche. Les uns cerclent les roues, les autres forgent des boulons, d’autres aplatissent et façonnent sous le marteau des feuilles de ressorts. Tout le monde travaille ; les ordres se croisent, les limes grincent, le fer bat le fer. Nous sommes dans les ateliers de construction de Lelorieux, le grand carrossier. On fabrique là vingt voitures à la fois, de modèles et de noms divers. Voici le grand coupé à huit ressorts, et le phaéton de maître, et le poney-chaise à un cheval, et le coupé Clarence du banquier, le duc à vaste garde-crotte, le breack, et le dogcar, le tilbury à télégraphe, et le grand mail qui figurera aux courses prochaines de La Marche et de Chantilly avec ses quatre trotteurs irlandais, conduits à grandes guides par un parfait gentleman. Mais au milieu même de l’atelier est l’œuvre capitale, un chef-d’œuvre, si on peut parler ainsi. C’est la troïka construite pour M. d’Asmolles sur le modèle du traîneau de la princesse russe. En trois semaines, la voiture a été construite sous la direction du moujik Pierre, devenu chef d’atelier de Lelorieux. Elle a été exposée huit jours aux Champs-Élysées, mais elle va être attelée pour la première fois. Pierre est redevenu cocher pour un jour. C’est lui qui a fait acheter à M. Fabien d’Asmolles les trois chevaux russes tout dressés, qui doivent faire leur apparition pour la première fois autour du lac. Il est une heure et demie. M. d’Asmolles est arrivé depuis dix minutes avec son fils. L’enfant a déjà le goût des chevaux. On a pu le voir le matin, montant à côté de son père un poney d’Irlande, gros comme un chien de Terre-Neuve. Depuis huit jours, il rêve de la troïka et des trois chevaux russes ; et il en parle sans cesse. Sa mère frémit, son père se prend à sourire. Blanche a peur, son mari la rassure, et il a emmené l’enfant avec lui. On a sorti la troïka et on attend l’attelage. Pierre paraît, conduisant à pied et à longueur de guides les trois chevaux garnis de clochettes. Celui du milieu, attelé aux brancards, est un vigoureux carrossier. Il doit trotter la tête au vent. Les deux autres galoperont, l’un à gauche, l’autre à droite, la tête tournée en dehors et maintenue dans cette situation par une courroie appelée italienne. Les guides du carrossier passeront au-dessus d’un large cerceau. C’est le collier russe. Pierre a bientôt attelé ses trois chevaux, aidé dans cette besogne par les deux grooms de M. d’Asmolles. Puis il monte sur le siège, rassemble ses quatre rênes et la main gauche et prend le fouet. L’enfant a voulu s’asseoir auprès de lui. M. d’Asmolles est dans la troïka. Les forgerons ont déserté l’atelier pour la voir partir. Le soufflet s’est tu, muettes sont les enclumes, la cendre recouvre la braise ardente de la forge. Il y eut un moment de silence solennel. Alors Pierre le moujik fait entendre un coup de sifflet. Les trois chevaux partent comme l’éclair. Pierre est un merveilleux cocher ; il guide le fringant attelage à travers les rues du petit village de Courcelles, tourne et retourne, rendant la main et précipitant la vitesse de l’attelage ou ralentissant son allure ; tout cela sans peine et sans effort. L’enfant émerveillé bat des mains. La troïka a pris l’ancien boulevard extérieur, elle longe le parc Monceau, monte l’avenue de Wagram, arrive au rond-point de l’Étoile, et descend l’avenue de l’Impératrice, au milieu des voitures qui l’encombrent. Les chevaux russes sont merveilleusement dressés ; rien ne les effraye, et ils font l’admiration générale. À la grille du bois, une calèche découverte attend. C’est madame d’Asmolles qui veut voir passer la troïka. Sur un signe de M. d’Asmolles, Pierre s’arrête. Le père est rassuré, maintenant ; il peut laisser son fils à côté de Pierre. Et il quitte la troïka pour monter dans la calèche de sa femme. Pierre reprend sa course et la calèche le suit. De temps en temps, l’enfant se retourne et envoie des baisers à sa mère. Mais madame d’Asmolles est triste.

– Qu’avez-vous donc, mon amie ? demanda Fabien.

– J’ai peur, répond la mère.

– Peur de quoi ?

– De vagues pressentiments ne cessent de m’assaillir depuis hier.

– Folle ! dit M. d’Asmolles regardant sa femme avec amour.

– Oh ! si tu savais, murmura Blanche de Chamery, les yeux toujours fixés sur son fils.

– Mais, quoi donc, mon Dieu ?

– J’ai vu une tête pâle, une tête étrange… qui fixait sur moi ses yeux pleins de larmes…

M. d’Asmolles tressaille à ces mots, et il oublie un moment son fils et la troïka qui continue à passer rapidement à travers les voitures, et que la calèche a peine à suivre. Blanche serre la main de son mari avec une émotion subite.

– Écoute, Fabien, dit-elle, j’ai longtemps pleuré, j’ai longtemps souffert sans que ni toi, ni tous nos amis devinassent la douleur qui me torturait.

– Que veux-tu dire ?

– Je savais tout.

Fabien a pâli à son tour et fixe sur sa femme un regard éperdu.

– L’homme qui m’écrit des Indes, où il est depuis dix ans, avec sa femme, l’homme qui est mon frère, ce n’est pas lui, ce n’est pas celui que j’ai aimé, celui qui m’appelait sa sœur et que ma mère a béni en mourant.

– Mon Dieu ! tais-toi…

– Non, je sais tout, continua Blanche de Chamery. Celui-là, c’était un imposteur, un misérable, un assassin ; tout ce que vous voudrez. La comtesse Artoff et toi, et tous les autres, vous m’avez fait un pieux mensonge ; mais ce mensonge était inutile… je sais qui il est. Il se nomme Rocambole.

– Tais-toi !

– Et je l’ai vu, il y a une heure, à une fenêtre qui donne sur le jardin de notre hôtel ; il s’était oublié à me contempler et il pleurait…

– Blanche… Blanche… tais-toi !…

Mais madame d’Asmolles n’a pas le temps de répondre. Elle a jeté un cri terrible, un cri que répètent mille voix. La troïka fuit, emportée au triple galop de ses trois chevaux épouvantés. Qu’ont-ils vu, qu’ont-ils entendu ? Nul ne le sait. Mais Pierre n’est plus le maître de l’attelage qui passe à travers les voitures, qui se rangent précipitamment, avec une rapidité vertigineuse. L’enfant pousse des cris de détresse. Pierre semble vouloir calmer ses chevaux et ne le peut. Vont-ils se jeter dans le lac ? On l’a craint un moment ; mais les chevaux ont continué leur course ; ils longent le petit lac, ils montent la côte qui sépare le chalet de la grille de Boulogne.

– Ventre à terre ! crie M. d’Asmolles au cocher de la calèche.

Mais les efforts de ce dernier sont vains ; il a bientôt perdu de vue la troïka. Madame d’Asmolles jette des cris, M. d’Asmolles lui-même est effrayé. Les chevaux de la troïka n’iront-ils pas se heurter à la grille de Boulogne et y briser le véhicule ? La calèche monte la côte au grand trot ; M. d’Asmolles espère revoir la troïka de l’autre côté. Vain espoir ! La troïka a disparu. A-t-elle pris à gauche ou à droite ? Les allées du bois se croisent et s’entrecroisent. En cet endroit, il est presque désert. Où est la troïka ? Mystère !