Chapitre 26

 

Après avoir retrouvé Agénor, Rocambole s’était mis à la recherche d’Yvan. Les traces d’Yvan avaient été suivies depuis la maison de fous jusqu’à la Croix-Rouge. Là, on s’en souvient, Noël dit Cocorico avait perdu de vue la Victoria de M. de Morlux. Puis, une heure après, il l’avait retrouvée dans la rue du Vieux-Colombier. Seulement, Yvan n’y était plus. On avait donc laissé le jeune homme dans une maison des environs de la place Saint-Sulpice. C’était là qu’il fallait se livrer aux investigations les plus minutieuses. Rocambole eut une inspiration. Le chien de Marton avait aidé à suivre Polyte et avait fait découvrir la retraite du colonel Guépin ; ce même chien pouvait être employé à retrouver Yvan. La comtesse Wasserenoff s’était installée aux Champs-Élysées, avenue Marbeuf, dans un petit hôtel entre cour et jardin, le lendemain même de sa rupture avec la comtesse Artoff : mais Vasilika sortait peu. Depuis trois jours, les gens apostés par Rocambole dans les environs de l’hôtel ne l’avaient aperçue autrement que remontant ou descendant l’avenue des Champs-Élysées à pied, une ombrelle à la main et ne tardant pas à rentrer. Vasilika était sur ses gardes. Évidemment, elle craignait d’être suivie. Cependant, au bout de trois jours, M. de Morlux lui ayant écrit, Vasilika se décida à sortir. Au rond-point des Champs-Élysées elle regarda de tous côtés pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Le rond-point et l’avenue, en montant et en descendant, étaient veufs de cavaliers et de voitures. Le temps était gris et il tombait un léger brouillard qui se résolvait en pluie fine et serrée. Aucun fiacre ne stationnait à droite ni à gauche. Vasilika ne vit rien de suspect. Elle monta à pied, comme une petite bourgeoise, vers la barrière de l’Étoile, et ne fit aucune attention à deux ouvriers maçons qui s’étaient abrités sous une porte et déjeunaient d’un morceau de pain et d’un peu de charcuterie, tandis qu’un chien caniche, gravement assis devant eux, semblait attendre sa part à cette maigre pitance. Vasilika était montée jusqu’à la station des voitures de place. Là, une Victoria de grande remise l’attendait chaque jour et l’avait conduite au boulevard Haussmann sur lequel ouvrait la petite porte de l’hôtel de Morlux. Plus d’une heure après, les deux ouvriers maçons avaient dit au chien :

– Cherche donc cette dame !

Le chien s’était mis à flairer le sol, puis il avait retrouvé la piste de Vasilika et l’avait suivie au petit galop. Les deux maçons venaient par derrière. En haut des Champs-Élysées, le chien avait hésité. Il y avait solution de continuité – ce qu’en terme de chasse on nomme un défaut. Heureusement le sol était détrempé et gardait l’empreinte des quatre roues d’une voiture et des huit pas de ses deux chevaux. L’un des maçons dit :

– La voiture attendait là depuis longtemps.

Et il dit au chien :

– Il faut suivre cette voiture.

Le chien docile descendit le boulevard Haussmann et s’arrêta à la porte de l’hôtel de Morlux. Là, il flaira de nouveau le sol et témoigna par deux ou trois grognements que la personne était descendue de voiture et avait dû franchir le seuil de cette porte.

– Bon ! dit l’un des deux maçons qui n’était autre que Rocambole, elle est chez M. de Morlux. Pourvu qu’elle ne s’y rencontre pas avec Agénor ?

Puis il dit à Noël, car c’était l’autre maçon :

– Tu vas t’en aller boire un coup au café de la rue de la Pépinière qui est en face de la caserne. Tu reviendras ici dans une heure.

– Et vous, maître ?

– Moi, je m’en vais. Je ne veux pas m’exposer à me trouver nez à nez avec la comtesse Vasilika. J’ai beau être barbouillé de plâtre, elle pourrait me reconnaître.

Et Rocambole s’en alla. Noël emmena le chien et se rendit au café où se réunissaient les domestiques et les ouvriers du quartier, et où Timoléon, quelques semaines auparavant, avait rencontré Auguste, le messager de Saint-Lazare. Au bout d’une heure, fidèle à la consigne qu’il avait reçue, le faux maçon revint, toujours suivi du chien, à la petite porte de l’hôtel de Morlux. Mais le chien, en deux coups de nez, fut fixé. Vasilika n’était plus à l’hôtel de Morlux. Noël suivit le chien. Le chien descendit le boulevard Haussmann et prit le boulevard Malesherbes. Là, Noël remarqua des traces identiques à celles qu’il avait vues en haut de la barrière de l’Étoile. La voiture de Vasilika avait dû stationner là et l’attendre. Le chien leva sur Noël son œil intelligent. Noël lui dit :

– Allons ! il faut suivre cette voiture.

Le chien partit comme un trait. Noël venait derrière lui allongeant le pas. La voiture avait gagné la Madeleine, longé la rue Royale, traversé la place de la Concorde et passé sur le pont du même nom. Puis, côtoyant le palais Bourbon, elle avait pris la rue de l’Université, la rue Bonaparte, traversé la rue Taranne et s’était dirigée vers le carrefour de la Croix-Rouge.

– Cette fois, s’était dit Noël, je crois bien que nous sommes sur les traces de M. Yvan Potenieff.

En effet, le chien entra dans la rue du Vieux-Colombier. Mais là il hésita et se remit à flairer le sol. Vasilika avait dû descendre de voiture.

– Voyons ! dit Noël encourageant le chien, où est cette dame ?

Le chien, après quelques recherches, entra dans la rue Cassette. Noël le suivit. Dix secondes après, le chien s’arrêtait à la porte de ce vieil hôtel, dans les caves duquel Yvan était prisonnier.

– Elle est là, n’est-ce pas ? fit Noël.

Le chien grogna d’une façon affirmative.

– Alors, dit Noël, étendant la main, il faut aller chercher le maître.

Le maître, c’était Rocambole. Le chien comprit et partit au galop. Noël demeura dans la rue Cassette, se promenant de long en large et ne perdant pas de vue l’hôtel dans lequel devait être Vasilika. Il avait un marteau sur l’épaule et avait l’air d’un ouvrier qui regagne son chantier. Comme il passait pour la dixième fois au moins devant l’hôtel, la porte s’ouvrit. Un homme sortit et eut un geste de satisfaction et de surprise. Cet homme était Beruto. Noël allongea le pas dans la direction du Luxembourg. Mais Beruto l’appela :

– Hé ! compagnon ! lui dit-il.

Noël se retourna et prit l’air hébété d’un bon Limousin. Beruto était en petite livrée de domestique de grande maison.

– C’est-y à moi que vous parlez ? demanda Noël.

– Oui, compagnon.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Te donner de l’ouvrage, si tu en manques.

– Mais non, dit Noël. Je vais au chantier.

– Eh bien ! tu manqueras ta journée, voilà tout. C’est aujourd’hui lundi.

– Je ne fais pas le lundi, moi.

– Si on te paye bien, pourtant.

– Hein ! fit Noël, qui prit un air plus naïf encore.

– Veux-tu gagner vingt francs ?

– Fouchtra ! dit le Limousin, vous vous moquez de moi, mon bourgeois.

Et Beruto mit vingt francs dans la main de Noël qui parut ébloui, ajoutant :

– Il y a deux fois autant si on est content de ta besogne.

– Mais qu’est-ce qu’il faut donc faire ?

– Tu le verras.

Et il le poussa dans la cour et referma la porte. Alors Noël se trouva seul avec Beruto. Celui-ci cligna de l’œil.

– Tu penses bien, mon garçon, dit-il, qu’on ne paye pas un simple ravalement trois louis. On a besoin de toi pour une autre besogne.

En même temps l’Italien tira un foulard de sa poche.

– Que faites-vous donc ? lui demanda le faux Limousin.

– Tu le vois, je vais te bander les yeux.

– Mais…

– Si ça ne te convient pas, rends-moi mes vingt francs et va-t’en.

– Faites ce que vous voudrez, répondit Noël. Et il se laissa bander les yeux.

Quand ce fut fait, Beruto le prit par la main.

– Viens ! dit-il.