Chapitre 34

 

M. de Morlux avait donc conduit la fausse Madeleine à l’hôtel de la rue Cassette. Sous quel prétexte ? Cet hôtel, disait-il, il devait le lui donner, le jour où elle épouserait Yvan. Comme elle savait d’avance ce qui devait arriver, Clorinde avait joué son rôle à ravir. Elle avait embrassé M. de Morlux avec enthousiasme, en l’appelant « mon oncle » ; elle s’était montrée très impatiente de l’arrivée de la comtesse Vasilika. Celle-ci, on s’en souvient, lui avait promis des nouvelles d’Yvan. Mais une partie de la journée s’écoula et la comtesse ne vint pas. Vers le soir, M. de Morlux, qui attendait toujours rue Cassette, reçut un billet que lui apporta Beruto.

La comtesse écrivait :

« Mon cher vicomte,

« Vous ne me verrez pas aujourd’hui. Je n’ai rien de bon à annoncer à votre chère Madeleine. Néanmoins, j’espère encore ramener Yvan à de meilleurs sentiments.

« Votre amie,

« VASILIKA. »

M. de Morlux eut un frémissement de joie par tout le corps. Vasilika tenait ses promesses. La fausse Madeleine dit vivement :

– Mon oncle, qu’est-ce que c’est ?

– Rien, dit M. de Morlux, affectant un vif embarras.

– Vous pâlissez…

Et d’un geste plein de mutinerie, elle arracha la lettre des mains de M. de Morlux, qui ne se défendit que faiblement. Puis elle lut et pâlit à son tour.

– Ah ! dit-elle d’une voix étouffée, j’en avais le pressentiment.

– Je ne comprends rien à cette lettre, dit M. de Morlux.

– Et moi, je comprends tout !

– Que veux-tu dire ?

La fausse Madeleine se leva.

– Mon oncle, dit-elle, rentrons chez vous, quittons cette maison maudite.

– Mais, mon enfant…

– Allons-nous-en !… vous dis-je.

Elle avait trouvé un accent impérieux qui domina M. de Morlux. Beruto alla chercher la voiture du vicomte qui attendait place Saint-Sulpice. La fausse Madeleine y monta, et, jusqu’à la rue de la Pépinière, elle ne prononça pas une seule parole. Là, seulement, lorsqu’elle fut remontée dans sa chambre, elle dit à M. de Morlux :

– Vous ne comprenez rien, mon oncle, et moi je comprends tout.

– Explique-toi…

– La comtesse aime toujours Yvan.

– Oh ! par exemple !…

– Elle m’aura calomniée… vous verrez…

Et la fausse Madeleine se mit à pleurer, et supplia M. de Morlux de la laisser seule. Celui-ci n’insista pas. Dans l’aveuglement de sa passion, tout semblait devoir le servir. Il descendit dans son cabinet en se frottant les mains et se disant :

– Cette chère comtesse est habile !

Son valet de chambre entra avec une lettre.

– Monsieur, dit-il, tandis que vous étiez absent, un homme est venu, apportant cette lettre pour mademoiselle. Il m’a mis vingt francs dans la main, en me recommandant bien instamment de la remettre quand mademoiselle serait seule. J’ai pensé que je ne devais pas le faire.

M. de Morlux s’empara de la lettre et la décacheta sans façon. La lettre n’était pas signée et ne contenait que deux lignes :

« Si vous voulez revoir Yvan, qui n’a cessé de vous aimer, fuyez au plus vite de la maison où vous êtes. »

– Ah ! ah ! murmura le vicomte, c’est Rocambole qui fait des siennes… Vasilika a raison : il faut le paralyser.

 

Madeleine, ou plutôt celle qui en jouait si bien le rôle, ne voulut pas sortir de sa chambre de toute la soirée, et elle ne revit pas M. de Morlux. Le lendemain matin, ce dernier reçut un mot de Vasilika. Vasilika lui annonçait que la lettre écrite par Yvan avait été mise à la poste. Elle engageait M. de Morlux à préparer le coup de théâtre qui suivrait l’arrivée de cette lettre, et elle lui annonçait sa visite pour le soir. La fausse Madeleine était toujours enfermée dans sa chambre et en avait refusé la porte à son oncle. M. de Morlux attendait la lettre avec impatience. Enfin, vers dix heures, le facteur arriva. M. de Morlux était dans la cour de l’hôtel ; il leva la tête et vit Madeleine à sa fenêtre.

– Pour Mlle Madeleine Miller, dit le facteur.

M. de Morlux entendit la fausse Madeleine jeter un cri de joie. Quelques secondes après elle arrivait dans la cour et s’emparait vivement de la lettre.

– C’est d’Yvan ! s’écria-t-elle, je reconnais l’écriture.

– Comme elle l’aime ! murmura M. de Morlux pâlissant.

Elle ouvrit la lettre, la parcourut des yeux, jeta un nouveau cri et dit d’une voix étouffée :

– Oh ! j’en mourrai.

Puis, la lettre lui échappa des mains, tandis que M. de Morlux la prenait dans ses bras et la soutenait. Clorinde était une habile comédienne. Elle sut avoir tour à tour les cris de douleur les plus violents, puis le regard morne et désolé de ceux qui ont perdu tout espoir. Elle eut des alternatives de crises nerveuses terribles et d’effrayantes prostrations. Elle parla de se tuer – et M. de Morlux, qui se retrouvait un cœur de vingt ans sous la neige de ses cheveux, se prit à frissonner de tous ses membres, tandis que son amour grandissait et marchait à pas de géant. L’état de la fausse Madeleine lui parut même si alarmant, qu’il envoya chercher un médecin. Clorinde, qu’on avait mise au lit, prononçait le nom d’Yvan à toute minute. Puis elle parlait aussi de Vasilika. Et, par moment, elle prenait la main de M. de Morlux, le regardait fixement et lui disait :

– Mon oncle ! c’est une femme qui a tout fait.

Comme elle renouvelait cette accusation pour la vingtième fois, Vasilika parut à son chevet. La fausse Madeleine jeta sur elle un œil irrité.

– Mon enfant, dit la comtesse, vous m’accusez et vous avez tort. Yvan est aussi bien perdu pour moi que pour vous.

Clorinde la regarda et attendit.

– Aussi bien, pourquoi un forçat du nom de Rocambole s’est-il fait votre protecteur ?

Clorinde jeta un cri :

– Ah ! dit-elle, je comprends tout.

Et elle tendit la main à Vasilika.

– Pardonnez-moi !

Vasilika fronça légèrement le sourcil.

Clorinde, qui lui tenait toujours la main, dit encore :

– Je serai forte… dites-moi la vérité… où est-il ?

– Parti, répondit Vasilika.

– Pour Pétersbourg ?

– Oui.

À partir de ce moment, la fausse Madeleine garda un silence farouche, et témoigna par un geste le désir de rester seule. M. de Morlux et Vasilika sortirent. M. de Morlux était tout tremblant.

– Savez-vous, dit-il d’une voix émue, que j’ai peur ?

– De quoi donc ? fit Vasilika.

– Mais, dit-il, j’ai peur que la douleur ne la tue.

Vasilika attacha sur lui un regard de pitié.

– Mon pauvre ami, dit-elle, vous n’êtes pas amoureux… Vous êtes cristallisé !…

Il essaya de sourire.

– Alors vous l’épouserez ?…

– Oh ! si elle le veut, fit-il avec un accent plein d’angoisse.

– Elle le voudra, soyez tranquille, répondit Vasilika avec une pointe d’ironie dans la voix et le sourire. Adieu… à demain…

Elle quitta le vicomte et regagna sa voiture dans laquelle l’attendait Beruto.

– Sais-tu, dit-elle, en riant, que ce pauvre Morlux est roulé comme un enfant. Ce n’est pas la vraie Madeleine, c’est la fausse…

– Que dites-vous, madame ?

– C’est Clorinde. Ah ! ce Rocambole joue un joli jeu. Aussi, écoute-moi donc.

Beruto regarda sa maîtresse.

– J’abrège l’agonie d’Yvan. Tu ne lui donneras plus rien à manger. Rocambole finirait par le trouver.

– Alors, dit froidement Beruto, c’est l’affaire de trois jours.

– Et dans cinq, nous aurons quitté Paris, dit Vasilika. Tant pis pour Morlux.

Elle ne vit pas un sourire qui passa sur les lèvres de Beruto, et qui aurait pu se traduire ainsi :

– M. de Morlux n’est pas le seul à être joué.