Il était près de minuit, et l’on causait depuis neuf heures autour d’une table de thé dans le salon de la comtesse Artoff. La comtesse Artoff n’était autre que cette belle et malheureuse Baccarat que l’amour avait poussée au repentir, et qui longtemps, sous le nom de madame Charmet, avait été la providence des pauvres. Un jour, Dieu avait eu pitié de ce cœur brisé, et un dernier rayon d’amour avait réchauffé toutes ces ruines. Le comte Artoff, jeune, beau, intelligent, riche à millions, avait aimé Louise Charmet, déjà purifiée par le repentir ; et il lui avait offert sa main. Il y avait onze ans de cela. Mais le bonheur a le privilège de refaire une seconde jeunesse à ceux dont la jeunesse première s’est passée au milieu des orages de la vie. Baccarat avait quarante ans ; on lui en donnait vingt-huit à peine, tant elle était belle. En vain ouvrait-elle les portes de son salon à toutes les plus belles femmes de Paris. Elle demeurait reine par la beauté, au milieu d’elles. Ce soir-là, une blonde et blanche créature, assise auprès d’elle sur un sofa, rivalisait cependant de beauté, de charme et d’éclat avec madame la comtesse Artoff. C’était la blonde Vasilika Wasserenoff, la femme aux mystérieuses vengeances, l’implacable ennemie de son jeune cousin Yvan Potenieff. La réunion était nombreuse. Il y avait là le comte Kouroff, à qui Vasilika avait promis sa main. Puis trois ou quatre vieux amis de Baccarat, entre autres le vicomte Fabien d’Asmolles, le mari de cette Blanche de Chamery, dont Rocambole avait été un moment le frère. On avait parlé d’abord de ce pauvre Yvan Potenieff.
– Il est fou ! avait dit Vasilika.
– En êtes-vous bien sûre, madame ? avait répondu la comtesse Artoff.
– Certainement, j’en suis sûre. Il est fou à lier. La Madeleine dont il parle n’a jamais existé.
Baccarat avait regardé la comtesse d’un air de doute.
– N’êtes-vous pas abusée vous-même ? avait-elle dit.
Puis elle s’était hâtée d’ajouter :
– Votre M. de Morlux, cet homme qui s’est fait l’inséparable de votre cousin et l’a amené en France, ne me revient nullement.
– Ah ! fit Vasilika.
Et, à la dérobée, elle jeta un regard de haine soupçonneux sur Baccarat. Elle pressentait que la comtesse Artoff l’avait devinée. Mais, tout à coup, il ne fut plus question du pauvre Yvan Potenieff, à qui le docteur Lambert administrait douches sur douches de la meilleure foi du monde. Pourquoi ? C’est qu’un nouveau personnage venait d’entrer et avait prononcé un nom qui avait retenti comme un coup de tonnerre dans la mémoire de la plupart des gens qui se trouvaient là. Ce personnage était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, avocat, commençant à plaider, et qui fréquentait assidûment le Palais, était au courant de toutes les nouvelles judiciaires, et se faisait une occupation et un plaisir de rédiger de vive voix, dans une demi-douzaine de salons, une chronique des tribunaux. Ce jeune homme s’appelait Paul Michelin. Il avait trente mille francs de rente, était joli garçon et plaidait ses causes pour rien. Or, M. Paul Michelin était entré, ce soir-là, chez la comtesse Artoff en disant :
– Vous ne savez rien ?
– Quoi donc ? lui avait-on demandé en voyant sa mine quelque peu effarée.
– Rocambole a été arrêté.
À ce nom, Baccarat et Fabien d’Asmolles se regardèrent douloureusement.
– Qu’est-ce que Rocambole ? demanda la blonde comtesse Vasilika.
– Madame, répondit maître Paul Michelin, Rocambole est un être mystérieux dont on a beaucoup parlé il y a dix ou quinze ans. Il a été le chef d’une bande de malfaiteurs fameux connus sous le nom de Valets de cœur.
– Joli nom ! dit la comtesse.
– Il paraît que Rocambole, qui avait passé fort tranquillement six années au bagne de Toulon, a éprouvé, un matin, le besoin d’en sortir.
– Mais contez-nous donc cette histoire, qui paraît être des plus amusantes, dit la comtesse Vasilika.
– Volontiers, madame, répondit Paul Michelin.
Il ne se doutait pas qu’il allait parler de Rocambole devant des gens qui, pour la plupart, l’avaient beaucoup connu. Quant à la belle Russe, elle n’était pas fâchée de voir la conversation détournée, et la comtesse Artoff complètement déroutée à l’endroit d’Yvan Potenieff. M. Paul Michelin ne se fit pas prier. Il raconta, dans son meilleur style, l’histoire connue de Rocambole, c’est-à-dire la légende débitée à la cour d’assises. Mais ce qu’il ne put dire, et ce que les tribunaux n’avaient jamais su, c’est que l’ancien chef des Valets de cœur avait été connu de Paris entier sous le nom de marquis de Chamery. Baccarat et Fabien d’Asmolles, qui avaient éprouvé d’abord une vive inquiétude en voyant le jeune avocat se lancer à corps perdu dans le récit, avaient fini par se rassurer mutuellement d’un regard.
– Vraiment, dit la belle Russe, cet homme s’est évadé du bagne ?
– Oh ! d’une façon merveilleuse.
Et l’avocat débita tout d’une haleine le récit de cette évasion qu’il avait lue, sept ou huit mois auparavant, dans la Gazette des tribunaux. Puis il ajouta :
– À cette époque, deux versions ont couru.
– Voyons, dit la comtesse Artoff avec une indifférence affectée.
– Il paraît que Rocambole ne s’est pas évadé seul du bagne de Toulon.
– Ah !
– Il avait trois compagnons ; au lieu de s’évader à la manière ordinaire, par terre, ils s’étaient évadés par mer en s’emparant d’une chaloupe. La mer était si mauvaise cette nuit-là, que le bruit courut le lendemain que les quatre forçats évadés la veille s’étaient noyés. Cette assertion prévalut longtemps ; mais six mois après…
– On eut des nouvelles de Rocambole ? demanda vivement la comtesse Vasilika.
– Oui, madame.
– Comment cela ?
– Il y a six semaines environ, un vol de cent mille francs fut commis au préjudice d’un homme que vous connaissez certainement.
– Qui donc ?
– Le vicomte Karle de Morlux.
– Certainement, nous le connaissons, dit la blonde Vasilika, c’est lui qui a ramené de Russie mon malheureux cousin. Eh bien ! on lui a volé cent mille francs ?
– Oui, madame.
Un sourire dédaigneux glissa alors sur les lèvres de Baccarat, muette et indifférente jusque-là.
– Et on a accusé Rocambole, dit-elle.
– Naturellement.
– Alors, il ne s’était pas noyé ?
– Apparemment.
– Comment donc avait eu lieu le vol ?
M. Paul Michelin, qui puisait ses renseignements à bonne source, c’est-à-dire dans la Gazette des Tribunaux, raconta ce qu’on avait écrit et imprimé alors sur les portes fracturées, le secrétaire forcé, la trace des pas dans le jardin et l’échelle appliquée contre le mur. Mais alors Baccarat l’interrompit.
– Vraiment, mon cher Paul, dit-elle, pouvez-vous de sang-froid nous conter de pareilles sornettes ?
– Plaît-il ? fit l’avocat d’un ton piqué.
– C’est un vol de grand chemin que vous nous racontez là, mon ami.
– Eh bien ?
– Et vous l’attribuez à Rocambole…
– Son nom a été prononcé alors… Baccarat haussa les épaules.
– Mon pauvre ami, dit-elle, Rocambole était un plus habile homme que ça, et il ne se dérangeait pas pour voler honteusement cent mille francs dans un secrétaire.
– L’avez-vous donc connu, vous, madame ? demanda Paul Michelin.
– Peut-être… répondit Baccarat d’un air mystérieux qui pétrifia d’étonnement le jeune avocat. Et, ajouta-t-elle, je pourrais vous raconter bien des choses… Mais, continuez, mon ami, nous vous écoutons… acheva-t-elle d’un ton qui laissa comprendre qu’elle ne dirait pas un mot de plus.