Le major Avatar entra. Les gens qui ont une prodigieuse réputation répondent rarement, pour ne pas dire jamais, à l’idée physique qu’on s’était faite d’eux. Il en fut ainsi pour cet homme dont le nom seul éveillait une curiosité des plus grandes. Dans les quatre ou cinq minutes qui s’écoulèrent entre la sortie du domestique et l’apparition du personnage qu’il était chargé d’introduire, chacun, dans le salon de la comtesse Artoff, se représenta Rocambole à sa manière. M. Paul Michelin formula très haut sa pensée :
– Ce doit être, dit-il à la comtesse Vasilika, un homme trapu, avec le front bas, les lèvres charnues, l’œil petit et plein de feu.
– Moi, répondit la comtesse, je me le figure de taille gigantesque, avec une grande barbe noire et des moustaches en croc.
Une autre dame murmura :
– J’ai une idée qu’il a les cheveux rouges.
– Pourvu qu’il ne soit pas armé ! murmura la comtesse Vasilika.
– Fort heureusement, répondit Paul Michelin, nous sommes en nombre respectable.
Le major parut. Ce fut un étonnement général, une véritable stupéfaction. Il ne répondait à aucun des types imaginaires que s’étaient forgés les hôtes de la comtesse Artoff. C’était un homme qui n’avait pas quarante ans, mince, élégant dans sa fantaisie, fort joli garçon, quoique son visage fût un peu fatigué, portant une petite moustache brune et des cheveux châtains devenus rares sur un front découvert et intelligent. Son regard, à demi voilé, avait un charme mystérieux. Un sourire mélancolique effleurait sa lèvre autrichienne et mettait à nu ses dents bien rangées, éblouissantes de blancheur. Il était en habit noir et en cravate blanche. Sa mise irréprochable n’avait rien d’excentrique, et il salua avec la plus parfaite aisance d’un homme du monde. Cependant la physionomie étonnée et quelque peu désappointée des hôtes de la comtesse le força à s’arrêter un moment au seuil du salon. En même temps, il parut hésiter et attendre que celle qui était la comtesse Artoff, sur trois ou quatre femmes qui se trouvaient dans le salon, se trahît d’un geste. Baccarat se leva à demi. Elle se leva, paraissant partager l’étonnement général et voir le major Avatar pour la première fois. M. d’Asmolles n’avait pas fait un mouvement. Alors le major alla droit à Baccarat.
– Madame la comtesse, dit-il, un motif impérieux peut seul expliquer ma présence chez vous, à une heure aussi avancée de la soirée, et je mets à vos pieds toutes mes excuses pour avoir insisté comme je l’ai fait.
Baccarat s’inclina et parut attendre que le major s’expliquât. M. Paul Michelin se pencha à l’oreille de la comtesse Vasilika.
– La comtesse Artoff, dit-il, est aussi étonnée que nous. On ne peut cependant pas dire que cet homme est grimé. Évidemment ce n’est pas Rocambole.
– Peut-être, murmura la belle Russe.
Le major, à qui la comtesse Artoff avait indiqué un siège, s’assit et lui tendit une lettre.
– Madame, dit-il, j’ai quitté Pétersbourg il y a six mois. Longtemps prisonnier des Circassiens au Caucase, souffrant beaucoup de blessures récentes, j’ai sollicité et obtenu du czar un congé que je suis venu passer à Paris. En partant de Russie, je me suis muni de plusieurs lettres de recommandation, dont celle-ci, signée du prince Kalschrine, est à votre adresse.
– Le prince est un de mes bons amis, dit Baccarat. Et elle prit la lettre et la lut.
Le major reprit :
– Vous pensez bien, madame, que je me serais présenté à une autre heure s’il n’avait été question pour moi que de vous remettre cette lettre.
Il fit une pause ; Baccarat, toujours impassible, attendit. On eût entendu voler une mouche dans le salon. Le major continua :
– Mais figurez-vous, madame la comtesse, que j’ai été victime tout dernièrement d’une singulière méprise.
Les hôtes de la comtesse se regardèrent. Quant à Vasilika, son œil ne quittait pas la comtesse Artoff.
– J’ai été arrêté, poursuivit le major, jeté en prison, appelé du nom d’un forçat évadé, paraît-il, du bagne de Toulon.
– Rocambole ? murmura M. Paul Michelin.
– Oui, monsieur, dit froidement le major. Il paraît que j’ai avec cet homme une ressemblance assez grande.
– Monsieur, répondit Baccarat, j’ai vu plusieurs fois l’homme dont vous parlez, et je cherche vainement la trace de cette ressemblance.
À ces paroles de la comtesse Artoff, il y eut comme un soulagement général, et toutes les poitrines respirèrent à l’aise. Le major Avatar n’était donc pas Rocambole ! La comtesse poursuivit :
– M. Paul Michelin que voici, nous racontait tout à l’heure votre histoire, monsieur ; il nous disait qu’au Palais la conviction générale était que le célèbre bandit et vous ne faisaient qu’un, et je vous avoue qu’il faut que je vous voie pour être sûre du contraire.
Rocambole salua. M. Paul Michelin s’écria :
– Ainsi donc, comtesse, monsieur n’est pas Rocambole ?
– Mais pas que je sache, répondit Baccarat en souriant.
Le major regarda le jeune avocat.
– Ai-je vraiment l’air d’un bandit, monsieur ? lui dit-il.
– Nullement… Cependant…
– Voyons ! fit le major toujours souriant.
– Vous vous êtes évadé hier matin ?
– Oui et non, répondit Rocambole.
– Singulière réponse, monsieur !
– Je vais l’expliquer. Je me suis évadé, en effet, hier matin ; mais je suis retourné à Mazas hier soir.
Il y eut un nouvel étonnement parmi les personnes qui entouraient la comtesse Artoff, et Paul Michelin dit au major :
– Alors, vous vous êtes évadé de nouveau ?
– Oui et non.
– Toujours ?
– Permettez, je vais m’expliquer. J’ai des ennemis en Russie. On m’a dénoncé à la police russe comme ayant des intelligences avec les Polonais révoltés. C’est de là que part le coup, c’est à ces haines mystérieuses que je dois mon arrestation. Ceux qui m’ont dénoncé comme étant le forçat Rocambole savaient bien qu’un homme qui a servi vingt années dans l’armée russe prouverait facilement son identité. Ce que l’on voulait, c’était me tenir éloigné de mon domicile pendant quelques jours, et s’y emparer de mes papiers.
– Vos papiers sont donc compromettants ? demanda la comtesse Vasilika.
– Madame, répondit le major, le czar n’a pas de sujet plus fidèle que moi, mais j’ai un ami, un frère d’armes gravement compromis dans la dernière insurrection. Si certains de ces noms qu’il m’a confiés parvenaient au ministre de la police russe, sa tête tomberait. Maintenant vous comprenez pourquoi, n’ayant pas le temps de prouver mon identité, j’ai profité d’une circonstance fortuite pour m’évader. Le gendarme s’était endormi, j’ai ouvert la porte sans bruit et je suis sorti.
– Mais le gendarme avait pris un narcotique ? fit Paul Michelin.
Le major haussa les épaules.
– Ceci est la légende, dit-il. Puis il ajouta :
– Mes papiers en sûreté, je suis retourné à Mazas. Ce matin, deux officiers russes de passage à Paris sont venus me réclamer et ont répondu de moi. On m’a donc mis en liberté ; mais cela ne me suffisait pas.
– Ah ! fit Baccarat. Que vous fallait-il encore ?
– Votre témoignage, madame. Il paraît qu’à la préfecture, personne ne se souvient exactement de Rocambole. On m’a confronté avec plusieurs vieux agents. Les uns ont dit oui, les autres ont dit non. Le chef de la sûreté aurait dit hier :
– Il n’y a qu’une personne à Paris qui ne s’y tromperait pas : c’est Mme la comtesse Artoff.
« Alors, madame, acheva le major, je me suis souvenu que j’avais une lettre pour vous et que je m’étais présenté ici à mon arrivée à Paris. Vous étiez encore dans vos terres de la Russie méridionale.
« J’ai voulu que vous puissiez me rendre, devant les personnes qui vous entourent, le témoignage que je ne suis pas Rocambole.
– Je vous le rends, monsieur, dit la comtesse Artoff.
Le major se leva ; il allait prendre congé, Baccarat le retint.
– Vous ne voulez donc pas prendre une tasse de thé ? lui dit-elle. Nous parlerons de Pétersbourg et de nos amis de Russie.
Le major se rassit et dès lors personne ne douta de son identité. Baccarat aurait-elle fait asseoir à sa table le forçat Rocambole ! Personne, excepté la comtesse Vasilika, qui prétexta un léger malaise, regagna son appartement, et, avant de se mettre au lit, écrivit le billet suivant à M. le vicomte Karle de Morlux :
« Nous sommes joués, Baccarat est devenue l’alliée de Rocambole. Prenons garde ! »