Chapitre 22

Le temps des chimères

 

Ce grogne, qui se contemplait dans l’eau d’une mare, se trouva si laid qu’il pleura et que ses larmes brouillèrent son miroir.

Une voix tombe alors des nues et lui dit :

« Aucune créature n’est plus belle que toi, grogne.

— Menterie, crie le grogne. Sui’j plus vilain qu’un crapaud.

— Il n’y a rien de plus beau qu’un crapaud.

— Le crapaud et moi, pouvons pas être en même temps les plus beaux !

— Toutes mes créatures sont les plus belles à mes yeux. »

Alors le grogne comprend qu’un dieu lui a parlé, et se mire à nouveau dans la mare, tout guilleret.

 

Laideur et beauté ne sont qu’une question de regard.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

Véhir avait l’impression d’esquiver les attaques incessantes de Krazar depuis des lunaisons, depuis des cycles, depuis des siècles, selon les propos de l’humain. Le grand freux prolongeait le jeu avec délectation, avec une négligence affectée, avec davantage de cruauté que n’en étaient capables tous les miaules rassemblés du pays pergordin. Il décochait un coup de bec par-ci, un coup de serres par-là, lacérait la couenne du grogne une fois sur la face, une fois sur le torse, une fois sur les bras, une fois sur les jambes. De petites bottes précises, fulgurantes, entrecoupées de craillements de jubilation. Son odeur, épouvantable, emprisonnait sa proie comme un filet poisseux, l’emmenait déjà dans la puanteur de la tombe, de la putréfaction. Les ripostes mollassonnes de Véhir, aveuglé par le sang, se perdaient dans le vide ou sur les murs métalliques.

« Goûte la puissance du Preux, grogne. »

Le coup du mort n’avait aucune chance de marcher avec un adversaire aussi madré, aussi attentif. La seule ressource, c’était résister, rester agrippé au manche de la dague, guetter l’erreur, exploiter le premier relâchement, la moindre faille. Le kroaz se reculait parfois d’un sautillement, d’un semblant de vol, revenait aussitôt à la charge, choisissait un nouvel angle d’attaque, frappait en haut, en bas, comme s’il avait l’intention de dépiauter et de dépecer sa proie sur pied. Un choc sur le crâne, un autre sur l’épaule, un troisième sur le ventre… Il visait les yeux, le groin, contraignant Véhir à se protéger la face de ses bras, à exposer le reste de son corps. L’erreur ne venait pas, la faille ne s’ouvrait pas, la vie du grogne s’en allait par ses blessures, la dague pendait inutilement dans sa main. Sa brague se coinça dans le bec du freux, l’étoffe se déchira, lui dénuda le bassin, lui tomba sur les cuisses, lui entrava les jambes. Il perdit l’équilibre, glissa le long de la cloison, se sentit aussi nu, fragile, las et désemparé que l’humain virtuel dans sa prison du passé.

Krazar battit des ailes et s’éloigna d’un vol rasant en direction de la porte. Là, il se posa et contempla son œuvre, l’amas de chair sanguinolente et recroquevillée au fond de la pièce, la pauvre chose qui avait eu la témérité de défier l’ordre séculaire des Preux de la Génétie, le grain de sable qui s’était cru assez dur pour enrayer l’implacable mécanique mise en place par Kraar et ses vassaux, les premiers, les martyrs. Il n’y avait rien de bon à attendre des hommes, et encore moins de l’humanité qui survivait à travers ses chimères. Les hommes étaient mauvais, foncièrement, ils avaient souillé la planète, ils avaient changé en enfer le paradis des origines. Et lui, ce pue-la-merde, il fouissait de son misérable groin la terre profonde où les Preux avaient enseveli les anciens maîtres, il cherchait à extraire les gouttes d’humain du plus profond de son patrimoine génétique, il reniait ses origines animales, il refusait d’entrer dans le cercle où les uns mangeaient les autres, où aucune vie n’était inutile, où régnait l’ordre parfait de l’instinct, de l’animalité. Bientôt, les chimères remarcheraient à quatre pattes, bientôt elles abandonneraient les vêtements, les constructions, le fer, le feu, le langage, bientôt elles n’utiliseraient plus que le cri, la griffe et le croc, bientôt elles se formeraient en hordes, elles migreraient au rythme des saisons, elles rejoindraient leurs supérieurs dans l’échelle de l’évolution, les animaux purs. La terre redeviendrait ce ventre généreux et fécond qui pourvoie aux besoins naturels de ses enfants, et lui, Krazar, le dominant par qui seraient accomplies les volontés du fondateur, rendrait leur liberté à ses vassaux avant de s’éteindre, de dissoudre dans la pourriture de son cerveau les derniers vestiges de l’humanité. La vision de la pureté du monde arracha un croassement d’allégresse au grand freux. Achever ce pue-la-merde maintenant, le déchiqueter, servir sa viande et ses abats à H’Wil et à ses sbires. Ripailler la chair des parlants aiguisait l’instinct de la prédation. Le cannibalisme chimérique était, avec le tabou qui interdisait le rut entre clans et accélérait la dégénérescence, l’un des fondements de l’enseignement de Kraar.

« Krrooaa… »

Il marcha d’un pas joyeux vers le grogne. Il le vit se relever, se camper avec difficulté sur ses jambes flageolantes. Il ricana, ouvrit en grand les ailes, sautilla sur place, une danse de provocation à laquelle se livraient tous les freux avant la curée. Un éclat de lumière, en haut du bras dressé de sa proie, attira son attention et leva en lui un vent d’inquiétude.

« Grroo ! »

Véhir détendit le bras et ouvrit la main. La lame de la dague siffla dans l’air confiné de la pièce, accrocha au passage le faisceau d’un rayon infrarouge, vint se ficher jusqu’à la garde dans la gorge du kroaz.

« Krr… »

Un hoquet d’effroi secoua le Preux. À aucun moment il n’avait envisagé que le pue-la-merde eût l’idée de projeter une arme conçue pour le combat de près. Ce n’était pas… krr… l’usage. Il n’acceptait pas d’être vaincu par l’un de ces êtres inférieurs que leur chair savoureuse et leur pesanteur condamnaient à finir dans l’estomac des prédateurs. Le fer – une invention des hommes, krr… – coincé en travers de son cou l’empêchait de respirer. Ses serres supérieures volèrent vers le manche de l’arme pour la retirer de sa gorge, elles restèrent en suspension à mi-chemin… plus la volonté, plus la force…

« Krr… »

Le grogne approchait, nu, couvert de sang, appétissant, un sourire sur les lèvres. Comment s’était-il… comment avait-il trouvé les ressources de… Les pensées de Krazar glissaient comme des anguilles entre les mailles déchirées de son esprit. Il ne pouvait pas mourir, pas maintenant, il n’avait ni désigné ni préparé son successeur… il avait été… jaloux de son pouvoir… comme… comme les hommes… il avait vécu… comme un homme… il avait voulu laisser… une trace.

Véhir se tint à distance prudente du grand freux jusqu’à ce qu’il s’effondre, qu’une exhalaison prolongée et un raidissement de tous ses membres indiquent qu’il était passé de vie à trépas. Malgré son dégoût, malgré son épuisement, il se pencha sur le cadavre du kroaz, extirpa la dague et lui trancha le cou. Son sang était aussi noir que ses plumes et aussi épais que de la glu, sa chair blanchâtre avait l’aspect d’un bois pourri et rongé par les vers. Le grogne se dressa en soulevant par les plumes la tête coupée et sortit de la pièce. La porte se referma automatiquement sur son passage. Il avait projeté plus que la dague lorsqu’il avait décidé de tenter sa dernière chance, il avait projeté sa vie.

Il resta pendant quelques instants à l’écoute des bruits. Hormis les grappes de notes aiguës et discordantes des piaillis des p’tios, un silence paisible régnait sur le bâtiment. Les autres kroaz n’étaient pas rentrés de leur chasse. L’ivresse de la victoire l’aidait à oublier les élancements de ses plaies.

Il essuya le sang qui lui dégouttait dans les yeux, explora le couloir qui partait de la salle ronde et donnait, une dizaine de pas plus loin, sur une succession de portes brisées, arrachées de leurs gonds, puis plus loin encore, sur un cul-de-sac fermé par un portail de bois, intact celui-ci et maintenu fermé par une barre en fer.

« Tia ? »

Sa voix vibra un long moment dans l’obscurité, mais il lui sembla que les battements de son cœur résonnaient plus fort encore. La tête de Krazar ne pesait guère plus lourd qu’une lieusée de blaïs au bout de son bras.

« Vé… Véhir ? »

Aucun baume n’aurait su se montrer plus apaisant, plus enjomineur, que cette voix, que ce tout petit filet de voix. Il entreprit de soulever la barre de fer posée sur deux crochets métalliques scellés dans le mur. Comme elle pesait son poids, elle ripa à deux reprises sur ses doigts fébriles, poissés de sang, et retomba sur ses supports dans un tintement prolongé. La troisième tentative fut la bonne. Il n’eut plus qu’à baisser la clenche de pierre archaïque qui ne cadrait pas avec le reste de la construction – un façonnage à la mode kroaz – et, enfin, à ouvrir la porte.

Tia se tenait de l’autre côté. On lui avait retiré ses vêtements et rogné les griffes des pieds et des mains, afin sans doute de l’empêcher de se pendre ou de se trancher les veines. Elle avait maigri, ses côtes saillantes rayaient son cuir plus pâle que jamais, mais, même efflanquée, même ternie par sa captivité, elle lui parut bien plus attirante que les femmes noire et jaune de l’ancien règne des humains.

« Véhir, ô dieux… »

Des lueurs d’inquiétude, de compassion, se promenaient dans ses yeux clairs. Véhir discerna, dans la pénombre du cachot, une couchette et des restes de nourriture épars sur une table. La hurle se pencha vers le grogne, emprisonna sa gueule entre ses lèvres, puis, après qu’ils eurent mêlé leur odeur et leur salive, elle lapa le sang de ses plaies, une à une, commençant par la face, poursuivant par le cou, les épaules, les bras, les mains, la poitrine, le ventre, le bassin, les cuisses, s’accroupissant pour finir par les jambes et les pieds. Les effleurements de sa langue étaient infiniment plus doux, plus apaisants que les onguents des anciennes de Manac. Le museau barbouillé, elle se releva et le baisa à nouveau. À la saveur acide de la gueule de la leude se mêlait le goût à la fois âpre et sucré de sang du grogne.

« Faut… faut descampir tout de suite, balbutia Véhir. Les kroaz sont partis en chasse. Vont bientôt s’en revenir… »

Tia hocha la tête. Son regard heurta le vit tendu de Véhir et se troubla.

« Tu as donc toujours du désir pour une hurle ?

— Tu as toujours de… de l’amour pour un pue-la-merde ? »

Elle lui caressa la joue et le groin du bout de ses griffes rognées.

« Je ne croyais plus que tu t’aruerais jusqu’ici, Véhir.

— J’ai vu les dieux humains, ou ce qu’il en reste. Je t’en parlerai plus tard, devons sortir asteur. »

Il se pencha pour ramasser la dague et la tête de Krazar.

« Pourquoi ne la laisses-tu pas ici ? demanda la hurle avec une moue de dégoût.

— L’est au Preux dominant, peut nous être utile. »

 

« Eh toi, le hurle ! »

H’Wil se retourna. L’espadon en main, un ronge aquatique traversait l’espace dégagé entre les rochers et la construction aux murs lisses, au toit en forme de coupole scintillante et à l’ouverture béante, le repaire des kroaz d’après la description de Krazar. Les trous aux bords noircis qui criblaient ses vêtements et ses poils roussis informèrent le hurle qu’il avait sous les yeux son deuxième incendiaire. Tant mieux : torturé par les brûlures, il n’avait pas encore assouvi son besoin de tremper son fer dans la tripaille et le sang.

« Sais-tu à qui tu parles, gueule de bois ?

— Au plus grand guingrelin que la pire des femelles ait jamais porté ! répliqua le ronge.

— C’est toi et la siffle qui avez allumé ct’e feu, pas vrai ? Qui avez grâlé mes soldats et mon cheval…

— Le seul sort qu’ils méritaient, grrii ! Qu’as-tu fait de Ssassi ? »

Parvenu à moins de cinq pas de H’Wil, le ronge leva le museau et exhiba ses énormes incisives.

« Pas la peine de jouer les fiers-à-bras, sac de poils, tu pues la peur ! Comme ton duc et tous ceux de ta race, hoorrll.

— Qu’as-tu fait de Ssassi ? répéta le ronge d’un ton menaçant.

— La siffle ? La pauvrette dormait, elle n’a pas eu le temps de prendre son espadon ni celui de m’enjominer.

— Est-ce qu’asteur t’auras les coïlles de t’battre contre un mâle ?

— Un mâle ronge vaut encore moins qu’une femelle écailleuse, hoorrll.

— Bats-toi !

— Ne me dis pas que tu as de l’attrait pour une siffle. Je croyais que les siffles et les ronges pouvaient pas s’empiffer… »

Tout en soutenant la conversation, H’Wil avait placé son espadon derrière sa jambe et étudié la position de son adversaire.

« Bats-toi !

— À ton aise, gueule de bois ! »

Le hurle porta son attaque, un mouvement tournant du bas vers le haut qui visait à contourner la garde du ronge et le frapper d’estoc dans la partie tendre du flanc, entre la hanche et le bas des côtes. Au dernier moment, alors que la lame allait s’engouffrer dans son cuir, le ronge plongea sur le côté, esquiva la botte et se releva un peu plus loin. Sa vivacité, une vivacité étonnante pour l’une de ces boules velues et rayées qui passaient leur vie dans l’eau ou sur les radeaux de la Dorgne, interloqua H’Wil, et plus encore la haine qui consumait ses yeux noirs. Les ronges connaissaient la fourberie, la couardise, la fanfaronnade, mais jamais on ne leur avait vu cette haine, pure et tranchante comme du cristal, qui caractérisait les prédateurs nobles, les conquérants, les hurles, les miaules, les glapes, les aboyes.

« La prochaine fois, faudra être un peu leste », grinça le ronge.

Il n’y aurait pas de prochaine fois, ainsi en avait décidé le hurle. Il fendrait le corps de l’impertinent du sommet du crâne jusqu’à l’extrémité du vit, il le démembrerait et éparpillerait ses restes aux quatre vents du puits sancy, ce lieu maudit où l’hiver était plus chaud que l’été, il forcerait le ventre de la leude Tia et l’abandonnerait aux kroaz, il s’en retournerait en son fief, il tuerait le comte et tous ceux qui se mettraient en travers de son destin, il reconstituerait son armée perdue, il envahirait Ursor, Gupillinde, Muryd, Ophü, il pousserait jusqu’aux étendues désolées du lointain Est, il labourerait la terre des sabots de ses chevaux et noierait les sillons de sang, il régnerait sur un empire où le soleil ne se coucherait pas, il était le seur H’Wil, le seigneur de l’animalité, tous tremblaient devant lui comme les herbes couchées par le vent.

« Hoorrll ! »

Il chargea vers son adversaire comme un taureau furieux, l’espadon brandi bien haut au-dessus de sa tête, et abattit la lame de toutes ses forces. Le ronge se déroba une deuxième fois, d’un pas sur le côté. La pointe racla le sol rocheux dans un grincement sinistre, le choc endolorit tout le côté droit de H’Wil. Il eut l’intention de relever son arme et, en pivotant, de couper son adversaire en deux au niveau de la taille, mais le fer du ronge s’engouffra en mugissant entre ses omoplates, ripa sur les vertèbres, glissa entres ses côtes, lui déchira la plèvre, lui perfora un poumon, ressortit de l’autre côté comme une langue avide et souillée de sang.

Le souffle coupé, H’Wil lâcha son arme et tomba à genoux.

« Pense asteur à Ssassi ! »

Le ronge posa le pied sur l’épaule du hurle prostré et arracha l’épée d’un coup sec.

« Pense à tous ceux que tu as tués. »

Ruogno n’eut besoin que d’un seul coup pour le décapiter.

Ensuite sa colère tomba comme un vent fainéant de la lunaison du grand chaud, une peine immense le terrassa, il s’effondra sur le sol, les jambes et les bras écartés, et, le museau collé sur cette terre cruelle qui lui avait enlevé Ssassi, il pleura toutes les larmes qu’il n’avait jamais eu l’occasion de verser. Il n’avait aimé personne avant elle, il s’était fourvoyé, comme tous ceux de son clan, dans une quête forcenée de la survie qui emprisonnait les élans du cœur.

Sitôt l’incendie éteint, il avait traversé, pour rejoindre Ssassi, l’étendue noire, fumante et encore crépitante de l’ancienne mer d’herbes. Il ne l’avait pas vue à l’endroit convenu, ses recherches entre les gros rochers du sommet n’avaient rien donné, mais il avait aperçu une silhouette sombre qui parcourait à grands pas un espace dégagé où se dressait une étrange construction aux murs lisses et au toit étincelant, un hurle, vêtu d’une brague brûlée, déchirée, et armé d’un espadon.

Un bruit de pas retentit quelque part derrière lui. Il ne bougea pas, accaparé par son chagrin, laissant le nouvel arrivant disposer de lui à sa guise. On ne pouvait plus rien lui prendre puisqu’on lui avait tout pris. On pouvait regagner les pièces de bronze dérobées, on pouvait reconstruire un radeau fracassé sur les récifs, on pouvait trouver du poisson dans les eaux des rivières, on pouvait s’abreuver tout son saoul lorsque la poussière asséchait la gorge et épaississait la langue, on pouvait remplir les gourdes de vin de nave larigotées par les soiffards, mais Ssassi était unique, comme lui, comme tous les êtres vivants de ce monde, et nulle femelle, fût-elle la rongeonne la plus appétissante du duché de Muryd, ne parviendrait un jour à la remplacer.

« Tu as vaincu ce sssaligaud de hurle, failli ronge… »

Ruogno tressaillit.

« Çui m’a surprise en train de roupir, je me sssuis réveillée juste au moment où il sss’aruait sur moi, je n’ai pas pu l’enjominer, je me sssuis ensauvée comme si j’avais les mille diables du Grand Mesle aux fesses… »

Les larmes de Ruogno étaient maintenant des larmes de joie. Les flèches du soleil transperçaient la nouvelle peau de Ssassi, nimbaient son corps entier d’une nue lumineuse, vaporeuse, comme les humaines des apparitions, comme les grands lézards du parc.

« Il m’a pourchassée pendant un bon moment, la gueule écumante de rage. Il a bien failli m’agrappir, puis j’ai vu l’entrée d’un ancien terrier, je m’y sssuis mussée et je me sssuis aruée jusqu’au fond. Ce lourdaud était trop gros pour m’ensuivre. Il a essayé d’agrandir l’entrée, mais les galeries étaient sssi profondes qu’il a dû abandonner. »

Ruogno s’était relevé, sa main s’était posée comme un oiseau tremblant sur le museau court de Ssassi.

« Des fois ça sssert d’être une écailleuse, pas vrai ? Je l’ai entendu pester, taper du pied, jurer. Il a fini par sss’éloigner. Je me sssuis assoupie, puis, quand je me sssuis réveillée, ssson odeur avait disparu. Alors je sssuis sortie du terrier, je sssuis montée au sssommet du puits et je t’ai vu te battre contre çui. Je t’ai ouï dire que tu le défiais pour moi, Ruogno, parce que tu croyais qu’il m’avait tuée, et ça m’a fait chaud là. »

Elle saisit la main du batelier et la posa sous sa mamelle gauche, à l’emplacement du cœur. Ils se seraient sans doute étourdis dans l’une de ces étreintes miraculeuses qui les roulaient dans des vagues de pure volupté s’ils n’avaient entendu le bruissement caractéristique d’un vol de grands rapaces.

 

Les kroaz, regroupés devant la porte du poste de commande, fixaient Véhir et Tia en silence, les plumes hérissées de colère, claquant du bec, labourant le sol. Ils avaient lâché les chamois, les mouflons, les bouquins, les faisans argentés et les perdrix qu’ils avaient capturés et dont certains, couverts de sang, respiraient encore. Le vent chaud qui soufflait en rafales ne parvenait pas à chasser les odeurs de putréfaction et de viande fraîche.

Le grogne et la hurle avaient été retardés par les p’tios kroaz les plus vigoureux qui étaient tombés de leur nid, s’étaient traînés dans le couloir afin de leur barrer le passage, avaient essayé de les piquer et de les griffer de leur bec et de leurs serres encore tendres. Leur agressivité, leur opiniâtreté n’avaient pas laissé d’autre choix à Tia et à Véhir que de les tuer. La leude leur avait brisé les vertèbres cervicales d’un coup de crocs, avec une délicatesse presque maternelle, le grogne leur avait tranché la tête avec autant de précision et d’efficacité que possible. Ils avaient dû, pour exécuter ces p’tios, et même s’ils étaient les rejetons d’une race malfaisante, même s’ils déployaient une violence et une haine pires que celles des adultes, surmonter une répulsion, une culpabilité, qui leur avaient donné la nausée.

Ils avaient franchi à grands pas la salle des déjections et s’étaient précipités vers le rectangle lumineux de la porte. Ils en avaient franchi le seuil au moment où les kroaz alourdis par le poids de leur gibier se posaient devant la construction. Plus loin, devant les rochers, un cadavre décapité, habillé d’un pelage ras et noir, achevait de se vider de son sang dans un gargouillis. Plus loin encore, deux silhouettes s’étaient agitées et leur avaient adressé des signes. Ils avaient reconnu Ssassi et Ruogno. Ainsi donc, le ronge et la siffle s’étaient débrouillés pour défaire la horde de cavaliers qui s’était lancée la veille à l’assaut du puits sancy.

« H’Wil, souffla Tia. Ce boître est venu de loin consommer sa nuit de noces. Asteur il n’est pas près de me déflorer. De toute façon, je lui aurais arraché le vit et les coïlles avec les crocs. »

Bien que de plus en plus agités, les kroaz ne se décidaient pas à passer à l’attaque. Ils attendaient quelque chose, un signal, une directive. Leur organisation reposait entièrement sur le Preux dominant. Sans lui, ils n’étaient plus que des volatiles désemparés, incapables d’initiative.

Alors Véhir s’avança vers eux d’un pas assuré, la tête de Krazar cachée dans son dos, la dague dans l’autre main. Tia resta en retrait, attentive, prête à se jeter dans la bataille au premier geste d’agressivité de la part des grands freux. Le râle d’agonie d’un chamois monta comme une mélopée funèbre dans le silence tendu.

« N’avez plus rien à faire ici, déclara le grogne d’une voix forte mais calme. Retournez d’où vous venez, dans la nuit, dans les arbres morts, dans les marais, dans tous ces endroits où la terre a besoin de vous pour se nettoyer, pour se décomposer, pour renaître. »

Un vacarme assourdissant de battements d’ailes, de crépitements et de craillements ponctua son intervention.

« Avez votre place parmi nous, continua Véhir. Pas contre nous.

— N’avons pas d’ordre à recevoir d’un pue-la-merde, krrooaa.

— Êtes deux, sommes plus de cent, krrooaa.

— Te ripaillerons, rien de plus goûtu que la chair d’un grogne.

— Sommes les Preux de la Génétie, krrooaa.

— Les garants de la pureté animale…

— Les gardiens de la mémoire de Kraar…

— Les visiteurs de la nuit…

— Krrooaa, krrooaa, krrooaa… »

Impossible de savoir à qui appartenaient les voix dans ce maelström de plumes ébouriffées et de becs béants.

Véhir rétablit le silence d’un geste du bras.

« Sommes pas des animaux purs, freux. Voulons garder nos deux natures, animale et humaine, voulons nous aruer sur un chemin que personne d’autre n’a exploré avant nous.

— Krrooaa, krrooaa, krrooaa…

— Personne n’a le droit de nous empêcher d’inventer notre propre évolution, notre propre vie.

— Tu parles comme un ansavant, pue-la-merde…

— Je ne suis pas un ansavant ni un pue-la-merde, je suis un grogne de Manac, j’aime cette hurle – Véhir désigna Tia d’un mouvement de tête – et avons tous les deux l’intention de fonder une lignée.

— Krrooaa, krrooaa, krrooaa…

— Nous avons tué nos dieux, les temps sont venus de relever la tête, d’accepter ce que nous sommes, des chimères, de prendre en nous le meilleur de l’animal et le meilleur de l’humain.

— Tout ce qui vient de l’humain est mauvais, krrooaa…

— La vie n’est ni bonne ni mauvaise, elle s’écoule comme la Dorgne, tantôt calme, tantôt colère, tantôt grosse, tantôt asséchée.

— Voulons asteur entendre Krazar… Krazar… Krazar… Krazar…

— Le voici, freux », dit Véhir.

D’un geste théâtral, il leva la tête du Preux dominant et la promena un long moment au bout de son bras avant de la lancer sur le sol. Elle roula en cahotant jusqu’aux kroaz des premiers rangs. Un silence mortuaire ensevelit le sommet du puits sancy, puis un premier craillement le rompit, aigu, plaintif, lamentable, un deuxième s’y ajouta, d’autres s’élevèrent de divers points de la bande, enflèrent en un chœur désolé, en un concert croassant où les rares notes d’agressivité se perdaient dans le bourdon confus d’une douleur poignante.

La tête baissée, le bec fermé, les plumes rabattues, les kroaz se répandirent un long moment en lamentations. Ils avaient vécu pendant des cycles et des cycles en clandestins de l’existence, en serviteurs d’un ordre secret qui, ils s’en rendaient compte à cet instant, n’avait reposé que sur l’orgueil des dominants, des héritiers de Kraar. Un jour incertain se levait sur leur interminable traversée des ténèbres, une lumière brillait sur la nuit de leur conscience. Le grogne avait raison : ils n’avaient plus rien à faire sur le puits sancy. L’instinct maternel avertissait les mères que les p’tios avaient subi le même sort que le Preux dominant. Elles furent les premières à s’envoler, à emporter leur douleur dans l’une de ces places abandonnées des dieux où nul ne les retrouverait.

 

« L’est temps de r’partir, asteur. Ssassi s’languit de son p’tio. »

Ruogno retroussait de son mieux sa lèvre supérieure pour simuler le sourire, mais le chagrin se perchait dans les larmoiements de ses yeux et le tremblement de ses incisives.

« Le froid souffle en bas, devrez trouver de quoi vous couvrir, dit Tia.

— Le ciel y pourvoira. »

Deux jours plus tôt, ils avaient décidé de brûler le poste de commande du puits sancy. Véhir avait invité Ruogno, Ssassi et Tia à prendre connaissance du message de l’humain, mais ils avaient décliné l’offre.

« Pas question de rentrer dans c’infecture, avait grommelé le ronge.

— Préférons que tu nous contes, avait suggéré Ssassi.

— Laissons le passé où il est, avait ajouté Tia. Avons déjà beaucoup à faire avec le présent. »

Ils avaient coupé les branches des arbustes, les avaient entassées dans la première salle et les avaient enflammées à l’aide de deux silex, selon la technique archaïque que Ruogno avait apprise sur les bords de la Dorgne. Les déjections s’étaient embrasées mieux que de la paille, mieux que la mer d’herbes sèches. Dévorée par le feu, la construction s’était effondrée, les rochers s’étaient éboulés et l’avaient entièrement recouverte. Ils n’avaient eu, pour se nourrir, qu’à puiser dans le gibier délaissé par les kroaz. Ils avaient découvert une source souterraine à l’intérieur d’une grotte dont un amas de pierres et de ronciers dissimulaient l’entrée. C’est là qu’ils avaient choisi de s’installer en attendant de redescendre vers les plaines. Véhir et Tia avaient décidé d’y passer quelques lunaisons, au moins jusqu’à ce que l’été soit revenu sur le pays de la Dorgne. Le grogne leur avait rapporté les paroles de l’humain, du moins telles qu’il les avait comprises.

« Si j’ai bien entendu, avait soupiré Ruogno, on a couru après des guingrelins qui ont engendré nos ancêtres avant d’être ébouillés par eux. Et les anciens dieux, ils s’aglument asteur à l’intérieur de nous autres avec ct’es gènes : fallait seulement chercher à l’intérieur de nous-mêmes ceux qui n’y sont plus au-dehors. »

 

Ils se tenaient tous les quatre devant l’entrée de la grotte. Le soleil ne s’était pas encore levé dans le ciel couleur de raisin vert.

« Ssassi est grosse de moi, ajouta le ronge. Mon premier p’tio naîtra dans un œuf. J’sais pas s’il aura des poils ou des écailles, ou les deux, mais je… j’l’aimerai comme il s’présentera.

— Moi j’espère qu’il n’aura pas trop de poils et un peu de venin dans les crochets pour te rappeler qu’il est passé dans mon ventre ! » s’exclama Ssassi.

S’il attristait Véhir et Tia, le départ du ronge et de la siffle les soulageait également. Ils allaient enfin explorer les territoires de leurs sens, ce qu’ils n’avaient pas osé faire en présence des deux autres. Ces derniers, eux, ne s’étaient pas gênés pour orner les nuits d’interminables guirlandes de frottements, de soupirs, de gémissements, de halètements. La hurle et le grogne avaient désormais du temps devant eux pour rattraper leur retard.

« Ssassi et moi, on voulait vous dire, à Tia et à toi, que…

— Vous reviendrez bien vite nous passer le bonjour », l’interrompit Véhir.

Ruogno hocha la tête. Une larme se décrocha de ses cils et roula sur les poils rayés de sa face. Il enveloppa d’un regard tendre ses deux vis-à-vis et se lança, de sa démarche dandinante, à la poursuite de la silhouette diaphane de Ssassi qui avait déjà disparu entre les rochers environnants.

 

« Viens asteur, Véhir… »

Tia l’attendait, allongée sur la litière de feuilles, de mousse et d’herbes. Le murmure de la source berçait le silence ensorcelé de la grotte où le soleil s’invitait avec tact.

Si Jarit, si les grognes de Manac avaient su qu’il connaîtrait son premier grut avec une femelle hurle…

Elle transpirait là, la magie humaine, dans ces bras tendus, dans ce regard implorant, dans ces mamelles arrogantes, dans ces jambes écartées, dans ce ventre offert.

Il lui fallait maintenant sceller sa réconciliation avec son monde.