Chapitre 20

Le dieu nu

 

Un dieu descendit sur terre et apparut à un vieux kroaz.

« Je n’aime pas bérède la façon dont toi et les tiens traitez mes créatures.

— Je n’aime pas bérède la façon dont vous les avez créées, dit le kroaz.

— Ce n’est pas à toi de juger de ces choses.

— Ce n’est pas à vous d’intervenir dans nos affaires.

— Ton ingratitude me peine, dit le dieu.

— Fallait pas nous créer si vous vouliez avoir la paix.

Retournez-en donc d’où vous venez, ici n’y a plus de place pour vous. »

Et le dieu s’en repart en son paradis de lumière, où coulent depuis ce jour ses larmes de tristesse qui tombent en pluie amère sur la terre et ses habitants.

 

Le dieu n’avait pas tort, le vieux kroaz non plus.

 

Les dieux eux-mêmes ne savent pas quel grand mystère se cache sous leur création.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

L’aube effaçait les dernières étoiles et étendait sa lumière pâle sur le sommet dénudé du puits. La nuit se recroquevillait entre les cimes lointaines, dans les vals, dans les forêts profondes. Le pic de sancy n’était pas pointu, comme Véhir l’avait présumé, mais plat, légèrement arrondi. La végétation s’y réduisait à sa plus simple expression, une mousse brune qui s’accrochait au ventre des pierres, des fleurs mauves en forme de clochettes, quelques arbustes anémiques, des ronciers aux feuilles vert sombre. La couleur dominante était le gris, gris des éperons rocheux, gris des parois, gris de la terre, gris d’un ciel qui attendait l’arrivée du soleil pour virer au bleu, gris du silence où planaient de sourdes menaces.

Le grogne avait passé une grande partie de la nuit à escalader le versant. Parfois les pierres avaient roulé sous ses pieds et il n’avait évité la dégringolade qu’en lançant le bras et en s’agrippant à la première saillie à portée de main. Une fois seulement il avait dû planter la dague dans la terre sèche pour enrayer sa glissade. Il s’était allongé lorsque le sol avait cessé de monter et que le sentiment de solitude, oppressant, lui avait coupé la respiration et l’envie. Il avait jugé misérable de perdre ainsi courage pendant que Ruogno et Ssassi affrontaient les soldats qui investissaient la montagne. Il ne s’était pas relevé pour autant, il s’était laissé emporter par le sommeil et avait plongé dans un rêve où le harcelaient des kroaz aux plumes blessantes et aux yeux vides. Il s’était réveillé avec le sentiment nauséeux d’avoir trahi le ronge et la siffle, d’avoir trahi Tia. Il s’était rendu compte qu’il n’y avait plus rien au-dessus de lui, mais que le sommet, loin d’être une simple aiguille, s’étendait comme un plateau bosselé sur des lieues et des lieues.

Un froissement incisa le silence. Il se retourna, la dague en avant, ne repéra aucun mouvement entre les échines granuleuses aux courbes effacées. Une nouvelle vague de découragement le suffoqua. Il essaya de battre le rappel de ses souvenirs, de se remémorer les paroles des apparitions humaines. Quelques mots subsistaient de leur parlure entrecoupée par les grésillements : sommet, puits sancy, bêtes dangereuses, peur, commande, et puis, comme une litanie, étoile, soleil, lune, arbre, eau, soleil, étoile, arbre… rien qui lui fournisse une véritable indication, rien qui puisse l’aider.

Il erra comme une âme en peine jusqu’à ce que le soleil se lève au-dessus des crêtes. Il se crut revenu une lunaison en arrière, dans l’impénétrable forêt qui étouffait les collines entre les territoires de Luprat et de Muryd. La même impression de tourner en rond, d’être égaré dans un labyrinthe. Comme les arbres, comme les clairières, comme les fougères, les rochers, les ronciers et les arbustes se ressemblaient tous. Comme dans la forêt, il espérait apercevoir un signe, un changement quelconque qui le mît sur la voie, mais le paysage se contentait d’étaler sa neutralité désolée entre les versants qui plongeaient à pic dans les gorges insondables.

L’air était déjà chaud, moins humide, moins étouffant toutefois que dans les forêts luxuriantes du bas du puits.

« Un grogne, krrooaa…

— Si la chair est aussi goûtue que l’odeur, krrooaa… »

Véhir tressaillit et balaya les environs du regard. Deux taches noires perchées sur un escarpement. Des kroaz, becs jaunes, yeux morts, serres acérées. Ils le suivaient depuis un bon moment sans doute. Ils s’étaient posés sans un bruit, estimant que le moment était venu de passer à l’offensive, à la ripaille. Il fut partagé entre deux sentiments, la joie d’avoir remonté la bonne piste, la piste de Tia, la crainte qu’ils n’aient réservé à la hurle le sort qu’ils lui promettaient. Le dague lui brûlait les doigts. Il savait maintenant que cette chaleur n’était pas due à la magie humaine mais à sa propre tension, à son propre bouillonnement intérieur. Le métal, conducteur selon Jarit, se gorgeait seulement de ses flambées de colère ou de peur. L’ermite lui avait conté des fables pour lui donner le courage d’accomplir le voyage que lui-même n’avait jamais entrepris.

« Sancy n’est pas un endroit pour les grognes, krrooaa.

— L’est notre territoire, personne ne vient s’il n’est pas invité.

— Le grogne porte une arme.

— N’a pas entendu les sages préceptes de l’Humpur, krrooaa. Mérite la mort.

— Y a pas meilleure viande que la viande de grogne.

— Nous changera du chamois et du rat musqué, krrooaa. »

Ils s’élevèrent dans un bruissement d’ailes au-dessus de l’escarpement, prirent de la hauteur, tracèrent des cercles paresseux dont Véhir était le centre. Les bourses et le vit de l’un pendaient en bas de son abdomen glabre ; des mamelles et un sillon aux renflements épais émergeaient du duvet noir de l’autre. Véhir chercha un abri des yeux, mais ne discerna aucune musse, aucune fissure, entre les roches aussi lisses et rebondies que les flancs des vaches. Les cercles qu’ils décrivaient avaient le même pouvoir hypnotique que l’enjominement des siffles. Ils obnubilaient leur proie avant de fondre sur elle, ils tendaient une toile aérienne qui servait à masquer leur piqué. Il eut beau concentrer toute son attention sur les deux ombres planantes, il faillit être surpris par la première attaque. Il lui semblait qu’elles continuaient de tournoyer toutes les deux quand une nuit soudaine l’enveloppa. Il eut la présence d’esprit d’attendre que le kroaz, les ailes rejetées vers l’arrière, descende encore un peu avant de se jeter au sol. Le grand freux, surpris par sa dérobade, manqua sa cible d’une bonne vingtaine de pouces et dut redresser son vol pour ne pas s’écraser. Le déplacement d’air fouetta la nuque et le dos du grogne. Du coin de l’œil, Véhir le vit remonter, éviter l’escarpement d’un brusque écart, se faufiler entre les échines rocheuses et disparaître à l’horizon. Il n’eut pas le temps de se relever : le deuxième tomba sur lui comme une pierre, ses serres se fichèrent dans ses épaules, crissèrent sur ses omoplates. Une odeur de vieux bois, de pourriture, lui fouetta les narines. La douleur lui tétanisa les bras, l’inonda de sueur froide. Tout en battant des ailes pour reprendre son envol et emporter le grogne dans les airs, là où il n’aurait aucune possibilité de se défendre, le freux lui donnait des petits coups de bec sur la tête qui ne visaient pas à le dépecer mais à l’étourdir, à l’empêcher de se rebeller. Véhir comprit qu’il ne servirait à rien de tenter de lui échapper tant qu’ils resteraient au sol. Il fallait endormir sa méfiance, feindre de se soumettre, le laisser s’envoler, lui faire oublier la présence de la dague coincée dans le pli de son aine. Le kroaz cessa ses coups de bec, poussa un craillement de triomphe et commença à s’élever. Ses serres se resserrèrent sur les épaules du grogne et le soulevèrent du sol comme un fétu de blaïs. Une onde fulgurante partit de l’échine de Véhir, lui fendit le crâne, éparpilla ses pensées. Il se raccrocha de toutes ses forces au souvenir de Tia, tourna la tête – nouvelle lame de douleur – et observa son ravisseur qui, alourdi, consacrait toute son énergie à prendre son vol. C’était la femelle, dont les mamelles, des outres vides, tressautaient à chacun de ses battements d’ailes. Ses pattes tendues maintenaient le grogne hors de portée de son abdomen et de sa poitrine. Ses mouvements agacés brassaient une odeur fétide, putride. L’extérieur de sa cuisse était le seul endroit où il pouvait la frapper. Elle s’élevait à la verticale, le suspendait au-dessus des échines rocheuses. Il serra les mâchoires, se recroquevilla sur lui-même, pivota sur le côté. Des lambeaux de couenne se détachèrent de son omoplate, le sang empoissa sa tunique. Les serres de la patte droite de la kroaz, déséquilibrée, relâchèrent leur étreinte. Véhir exploita cet infime moment de flottement pour détendre son bras et, d’un geste circulaire, lui planter la dague dans la cuisse.

« Krrooaa… »

Il retira la lame, une pluie de sang noir l’aspergea, les convulsions saccadées de la kroaz le ballottèrent un moment dans un tourbillon de plumes et de duvets, comme une brindille dans les remous d’un torrent, puis, vaincue par la douleur, elle le lâcha, le vide le happa, il tomba d’une hauteur de quatre ou cinq grognes, la tête en avant, eut le réflexe d’amortir sa chute avec sa main libre, s’embarqua dans une interminable roulade à l’issue de laquelle il se retrouva sur le dos, pantelant, étourdi, relié à la réalité par les seuls fils des élancements qui s’étiraient de ses omoplates déchirées pour s’insinuer dans ses os, dans ses muscles, dans ses organes. Entre ses paupières mi-closes, il vit la kroaz blessée se poser un peu plus loin, s’affaisser sur le côté, incapable de se tenir sur ses pattes. Il vit également le deuxième freux traverser le ciel gris-bleu comme une comète noire.

« Krrooaa, maudit grogne… »

Averti par la mésaventure de sa congénère, le mâle ne commettrait pas l’erreur de sous-estimer sa proie, il lui éclaterait le crâne à coups de serres et de bec avant de l’emporter. Il amorça sa descente en piqué. Véhir essaya de se relever, mais sa souffrance le cloua au sol. L’image d’un prédateur à poil roux et à la mine finaude lui traversa l’esprit. Le coup du mort, la ruse favorite des glapes en perdition, un subterfuge que tous connaissaient dans le pays de la Dorgne mais auquel tous se laissaient prendre. Le cousin roux avait roulé Tia, pourtant avertie et méfiante, comme une p’tiote sur la rive du lac. Le grogne glissa la main armée de la dague sous ses fesses, prit une longue inspiration, ferma les yeux, renversa brusquement la tête en arrière et cessa de respirer. Il repoussa avec l’énergie du désespoir la panique galopante qui lui commandait de soulever ses paupières et de surveiller la progression du kroaz. Son cœur lui martelait la poitrine comme un maillet de bois la peau tendue d’un tambourin. Le grand freux éventerait la supercherie au moindre tressaillement, au moindre frémissement. Un sifflement l’avertit que le kroaz se rapprochait, un déplacement d’air, qu’il le survolait, un crissement de serres sur la roche, qu’il se posait près de lui, un effleurement sur son ventre, qu’il le reniflait. Il sentit sur sa face le poids du regard du kroaz, en déduisit que sa tête était proche, dégagea la main de sous ses fesses, entrouvrit les paupières.

« Maudit gro… »

Le bec recourbé s’abattit sur le front de Véhir en même temps que la dague se fichait jusqu’à la garde dans la gorge du freux. Le grogne évita la pointe cornée d’un retrait de la tête.

« Maudit… krr… »

Il repoussa le corps emplumé et chancelant qui menaçait de s’effondrer sur lui, puis il se traîna quelques pas plus loin, jeta un coup d’œil à la femelle blessée, paralysée par sa blessure à la cuisse, arracha sa tunique imbibée de sang et, aux prises avec une souffrance qui le maintenait au bord de la nausée, il s’appliqua à reprendre une partie de ses esprits et de ses forces.

 

La façade grise et droite de la construction contrastait avec les formes torturées qui l’entouraient. L’avant, surmonté d’une coupole transparente, se détachait de la paroi hérissée tandis que l’arrière se perdait dans un enchevêtrement de rochers moussus. Le soleil miroitait sur le vantail métallique qui en interdisait l’accès, aussi lisse et brillant que la dague.

Véhir n’avait pas rencontré d’autres kroaz lorsque, la douleur s’atténuant, il s’était relevé et remis en chemin. Il n’avait pas jugé nécessaire d’achever la femelle qui perdait son sang en abondance et dont les soubresauts n’étaient que des tentatives désespérées de gagner un supplément de vie. Il avait renoncé à enfiler sa tunique, il ne supportait pas le contact de l’étoffe sur ses plaies. Il avait parcouru une demi-lieue avant d’arriver dans un espace dégagé et cerné par les escarpements. Embusqué derrière un rocher, il avait aperçu une construction aux formes géométriques insolites dans un tel environnement. Il avait alors su qu’il était arrivé au bout de son voyage, que la vérité, sa vérité, l’attendait à l’intérieur de cette bâtisse plus hermétique en apparence que le cœur d’un lai.

Alors qu’il se demandait comment en forcer l’entrée, le vantail coulissa dans un froissement feutré et s’escamota dans le mur. Il resta immobile le temps pour une horde de sangliers de traverser un champ de blaïs, les sens en alerte, les plaies ravivées par les feux du soleil. Il finit par se résoudre à franchir l’espace dégagé entre les rochers et la construction. Au moment où il quittait son abri, un bruissement s’insinua dans le silence, qui l’incita à revenir sur ses pas, enfla en un grondement sourd, ponctué de craillements. Un flot tumultueux et noir jaillit de l’ouverture. Des kroaz, une nuée de kroaz, une armée de plumes, de becs, de serres, un chœur de voix croassantes, un remugle épais, irrespirable, moisissant l’air des pas à la ronde. Véhir se plaqua de tout son long contre la surface rugueuse du rocher, puis, repris par sa curiosité, il mouilla son doigt pour interroger le vent – un réflexe un peu tardif, mais par bonheur, il s’était placé dans le bon sens de la brise – et prit le risque de se redresser pour les observer. Ils sautillaient sur place comme une bande piaillante de moineaux, s’excitaient, craillaient sans raison apparente. Leurs serres crépitaient sur le sol dur avec la frénésie d’une averse de grêlons. Leur agitation semblait à première vue désordonnée, incompréhensible, puis Véhir s’aperçut qu’ils tendaient à converger dans la même direction, qu’ils se bousculaient, qu’ils se battaient presque pour occuper un même point. L’objet de leur rage se matérialisa tout à coup, une lumière vive, une tache rouge, une autre bleue, une silhouette humaine dont la voix tonnante domina le vacarme.

« Vous êtes dans l’aire du poste de commande du parc préhistorique du puits de Sancy… veuillez insérer votre main dans… lecture de votre puce bio… »

Les kroaz redoublèrent de fureur, s’agglutinèrent comme des abeilles dans une ruche pour déchiqueter l’apparition, mais elle n’était qu’une illusion, comme les grands lézards, et leurs coups de bec et de serres se perdaient dans le vide, ou encore atterrissaient sur le crâne, l’aile ou la patte d’un congénère.

« Vous êtes… commande du parc préhistorique du puits de Sancy… veuillez s’il vous plaît vous identi… Seuls les techniciens et les membres du personnel sont autorisés à… »

L’apparition se volatilisa, comme soufflée par une invisible bouche. Les kroaz piétinèrent pendant quelques instants l’endroit où elle s’était éclipsée, puis, craillant de dépit, ils s’envolèrent l’un après l’autre. À nouveau, Véhir se tassa contre le rocher en espérant qu’ils ne le découvriraient pas. Les croassements et les bruissements d’ailes allèrent décroissant jusqu’à ce que le silence retombe sur les lieux. Le grogne s’enhardit à se relever et à scruter le bleu éclatant du ciel. Les points lointains et sombres des grands freux se diluaient dans les ors du soleil. Il hésita encore un peu, puis il prit son courage à deux mains, sortit de sa cachette et marcha d’un pas prudent vers l’entrée de la construction.

Nul ne s’interposa lorsqu’il se faufila, la dague collée derrière la cuisse, dans une première salle éclairée par la colonne de lumière sale qui tombait de la coupole et illuminait les duvets et les particules qui voletaient au gré des souffles d’air. La puanteur, infecte, lui retourna les tripes. Ses pieds s’enfonçaient dans une marée de fientes, de plumes et de brindilles dont les vagues culminaient, dans certains coins, à plus d’un grogne de hauteur. On eût dit un temple élevé à la gloire des déjections, à la gloire de l’infection. Des formes arrondies et blanches se devinaient dans les creux sombres, qui ressemblaient à des… œufs. Véhir faillit ressortir pour respirer un peu d’air frais, puis il découpa un large pan de sa brague à l’aide de la dague, s’en couvrit le groin, le noua sur sa nuque et avança vers le fond de la salle. Il longea une succession de parois transparentes – le fameux vitre évoqué par les anciens de Manac ? –, souillées par des traînées blanchâtres et criblées de multiples impacts. Il entrevit, de l’autre côté, un amoncellement de meubles renversés et d’objets étranges dont l’utilité lui échappait. Il s’engagea dans la seule issue de la salle, un couloir sombre bordé des deux côtés par des portes fracassées et des cloisons à demi éventrées d’où saillaient des fils de fer aux extrémités tranchantes. Des craillements aigus, faibles, provenaient des petites pièces attenantes. Il discerna dans les poches d’obscurité les mouvements turbulents de formes claires qu’il identifia, en les fixant avec attention, comme des p’tios freux. Entièrement glabres, incapables de se dresser sur leurs pattes, engoncés dans leurs nids de fientes, de plumes et de brindilles, pitoyables dans leur maladresse et leur laideur. L’agressivité qui leur levait le bec et leur emplissait les yeux de lueurs malveillantes offrait un contraste insoutenable avec leur fragilité apparente de nouveau-nés.

Le grogne refoula une envie sauvage de les égorger pendant qu’ils étaient encore sans défense et passa dans une deuxième salle délimitée par des cloisons circulaires qui dressaient dans la pénombre leurs ombres grises et figées. L’odeur perdait ici de sa densité, comme si les kroaz s’interdisaient d’investir cette partie de la construction. Il foulait à présent un sol dur, pavé de pierres plates et carrées dont quelques-unes étaient fendillées. Il avisa cinq ouvertures qui béaient sur le fond d’obscurité comme des orbites vides. Les deux premières donnaient sur d’autres couloirs, les deux suivantes sur des petites pièces en enfilade séparées par des poutres verticales à claire-voie et, là encore, jonchées d’une multitude de meubles brisés et d’objets incongrus, la cinquième, enfin, était fermée par une porte noire dépourvue de poignée.

Véhir resta un moment à l’écoute des bruits, ne décela rien d’autre que les piaillis agaçants des p’tios, se demanda s’il devait commencer son exploration par les couloirs ou les pièces. Puis son attention fut attirée par une lueur sur un côté de la porte, si ténue qu’elle peinait à percer l’obscurité. Il s’approcha d’abord de la porte, en éprouva la consistance du plat de la main, se rendit compte qu’elle était en métal et que, comme la dague, la maladie de la rouille l’avait épargnée. Si les humains l’avaient ainsi conçue pour résister au temps et aux kroaz, c’était qu’elle contenait quelque chose de précieux. Un secret.

Leur secret.

La dernière apparition avait parlé d’un poste de commande et, bien que le grogne ignorât la signification de cette expression, il en pressentait toute l’importance. Il examina la lueur. Elle brillait au fond d’une niche creusée, non pas dans la cloison, comme il l’avait pensé, mais dans le chambranle de la porte, également métallique. Elle luisait, comme l’œil indolent d’un crapaud, au travers d’une gangue de poussière aussi dure que de la terre sèche. Il entreprit de la dégager, avec les doigts au début, puis, comme ses ongles manquaient de dureté, avec la pointe de la dague. Au bout de quelque temps, la lame crissa sur une surface polie et translucide qui lui rappela l’embâcle sur les mares et les flaques pendant la lunaison des truffes. Il fit sauter les dernières incrustations de poussière, délia le pan de tissu noué sur sa nuque, s’en servit comme d’un chiffon pour nettoyer la niche, découvrit, sous un rectangle diaphane et rigide, un ensemble de boutons blancs carrés, serrés les uns contre les autres, gravés de signes incompréhensibles. La lumière libérée inondait la niche, débordait sur la porte, léchait les cloisons, se répandait sur le sol. Il trouva étrange que les kroaz ne se soient pas intéressés à ce vestige de la civilisation humaine. À en croire leur comportement devant l’apparition, la réponse se trouvait peut-être dans la haine farouche qu’ils vouaient aux humains. Ou encore, plus prosaïquement, dans une vue déficiente, comme certains animaux de la Dorgne dont le regard restait insensible aux éclats de lumière.

Il existait, sans l’ombre d’un doute, une relation entre les boutons carrés et la porte. Le système d’ouverture était nettement plus sophistiqué que les barres et les poignées en bois dont usaient les grognes de Manac, mais, même si Véhir n’avait pas le moindre commencement d’idée sur la manière de procéder, il décida de briser la matière transparente afin d’accéder aux boutons. Elle était plus résistante que son apparence cristalline ne le laissait supposer. Il avait beau frapper de toutes ses forces, la pointe de sa dague n’y semait que des rayures ou des marques superficielles. Alors il recourut à la méthode qu’il avait employée pour forcer le passage des souterrains du castel de Luprat, il bascula le torse en arrière et, décrivant un arc de cercle avec la tête, se projeta le front en avant sur le rectangle lumineux. Le choc lui meurtrit le crâne, le haut du groin, et réveilla toutes ses blessures. Il se redressa, à demi estourbi, vacilla, s’appuya à la cloison pour ne pas défaillir. Un filet de sang s’écoulait d’une déchirure de sa couenne. Il attendit que la douleur s’estompe pour jauger les résultats de son initiative. La matière n’avait pas rompu, mais elle s’était gondolée, fendillée, elle présentait désormais des fêlures dans lesquelles il pouvait musser la lame de la dague. Une fois qu’il eut arraché le premier fragment, le reste vint sans difficulté.

Il posa un doigt tremblant d’excitation sur un bouton, qui s’enfonça d’un quart de pouce sur lui-même avant de revenir à sa position initiale. Il recommença à plusieurs reprises, obtint chaque fois le même résultat, essaya tous les boutons un à un, puis plusieurs en même temps, les écrasa tous ensemble de ses mains et de ses doigts écartés, mais rien d’autre ne se produisit qu’un grésillement désagréable qui résonnait comme un soupir de protestation. Démoralisé, il se recula d’un pas et essuya le sang qui dégouttait de son groin avec le pan de tissu maculé de poussière. L’obstacle le moins franchissable, ce n’étaient pas les lais de l’Humpur, ni les kroaz, ni les illusions humaines, c’était son ignorance. Un minimum de savoir était indispensable pour prétendre percer le secret des êtres qui avaient régné sur la terre avant l’avènement des clans. Un savoir que Jarit n’avait pas eu le temps le lui inculquer.

Il avait assez tergiversé, seule lui importait Tia. Il jeta un coup d’œil machinal aux signes gravés sur les boutons, des… comment Jarit les avait-il appelés ?… lettres, des chiffres. Il remarqua soudain de minuscules dessins sous les signes. Il ne les avait pas vus jusqu’à présent, aveuglé par sa fièvre, par son obstination. Le cœur battant, le souffle court, il se rapprocha de la niche, se pencha à nouveau sur les boutons. Les dessins représentaient un animal qui ressemblait à un cheval, des fleurs en forme de marguerites, une hache, une faux, un marteau, et… un cercle avec des rayons – le soleil –, un quartier de lune, une étoile à cinq branches, un arbre stylisé, trois traits ondulants qui symbolisaient les nuages ou… l’eau. La voix grésillante de la première apparition résonna en lui avec la netteté d’une stridulation de grillon : Je répète : étoile, soleil, lune, arbre, eau, soleil, lune, arbre… Elle avait surgi d’un passé lointain pour lui délivrer un message, pour lui donner une clef. Il pressa le bouton de l’étoile avec une telle fébrilité qu’il en enfonça trois autres avec lui et que le grésillement désapprobateur sanctionna aussitôt sa maladresse. Il se calma d’une longue inspiration, maîtrisa le tremblement de ses mains, appuya avec une délicatesse d’araignée sur l’étoile, sur le soleil, sur le quartier de lune, sur l’arbre, sur les trois traits – aucune autre dessin ne figurait l’eau – sur… quel était le suivant déjà ?… le soleil à nouveau, et encore sur le quartier de lune, et encore sur l’arbre… Est-ce qu’il n’avait rien oublié ? Tandis qu’il fouillait sa mémoire à la recherche d’un indice qui lui aurait échappé, il capta un déplacement sur sa gauche, se colla contre la cloison, la dague levée à hauteur du ventre.

La porte ! Elle coulissait, sans aucun bruit, avec la même légèreté qu’une nue qui s’efface, elle dévoilait une bouche encore sombre mais où se déployait une clarté bleutée.

Il pencha la tête et aperçut des points rouges qui luisaient comme des yeux de vaïrats assis devant un feu. Il hésita à bouger, non qu’il fût tétanisé par la frayeur, mais il n’osait pénétrer dans ce qui lui apparaissait comme un sanctuaire, fouler un lieu qui était resté inviolé depuis la nuit des temps.

« Entrez, entrez, je vous en prie. »

La voix grave, suave, aimable, balaya son indécision. Il remisa la dague dans la ceinture de sa brague et s’introduisit dans la pièce. Entièrement capitonnée de métal clair, elle n’était pas grande, à peine la longueur et la largeur de deux grognes allongés. Les rayons fusant des yeux rouges la traversaient de part en part. Les lumières fixes réparties sur le plafond lui donnait un petit air de ciel effondré. Elle ne comportait aucun meuble, aucun objet, aucune décoration.

Rien, si ce n’était un humain debout au milieu de la pièce.

« Qui que vous soyez, n’ayez aucune crainte. »

L’humain était nu. Une étoupe de cheveux clairs lui nimbait la face. Le reste de son corps était glabre, hormis le buisson clairsemé et bouclé d’où saillait son vit, un vit court et fin qui reposait bien droit sur le coussin de ses bourses. Aucune ride ne striait sa face, aucune flétrissure n’altérait sa peau brune, ses jambes étaient vigoureuses, ses yeux noirs avaient conservé le lustre de la jeunesse, et pourtant il parut vieux à Véhir. Infiniment plus vieux que les anciens de la communauté, que Jarit, que Tahang.

« Si vous ne comprenez pas mon langage, tout ce que j’ai accompli n’aura servi à rien, dit l’humain. Je serai pour vous, pour toi, visiteur du futur, un fantôme, un démon ou un dieu. Peut-être seras-tu tenté d’établir un culte sur le phénomène surnaturel ou miraculeux que je te parais, peut-être te serviras-tu de moi pour exploiter ou massacrer tes semblables. Qu’importe, les paroles ne servent à rien à celui qui ne peut les entendre… »

L’humain s’absorba dans ses pensées pendant quelques instants.

« Qui êtes-vous ? s’écria Véhir. Pourquoi…

— … si tu me comprends en revanche, je t’invite à me consacrer quelques minutes de ton temps. »

Minutes ?

« Je voudrais t’apprendre ce qu’étaient les hommes, je voudrais te parler de ceux qui volèrent si haut dans le firmament qu’ils se prirent pour des dieux. Si mon langage te semble trop compliqué, aie un peu de patience. Il reste toujours quelque chose de la musique des mots. Première précision : si je m’exhibe dans mon plus simple appareil, nu si tu préfères, ce n’est pas par volonté de choquer, mais pour que tu voies comment étaient les hommes. Je ne suis probablement pas le spécimen le plus représentatif de la race humaine, ni le plus beau ni le plus jeune, mais l’image que j’en donne, celle des mâles en tout cas, est fidèle. Je te proposerai des images de femmes, ou de femelles, au cours de la conversation. Tu peux m’observer sous tous les angles si tu le souhaites, je suis une image virtuelle en relief, une sculpture de lumière. »

Spécimen ? Virtuelle ? Sculpture ? Son tourbillon de mots levait une tempête dans l’esprit de Véhir.

« Deuxième précision : si je suis virtuel, non réel, cela veut dire que je ne peux pas communiquer avec toi, que tu ne peux pas m’interroger, que tu devras subir mon verbiage, ou mon flot de paroles, sans avoir le droit de m’interrompre. Quand j’ai conçu – créé – ce programme – cette illusion –, je ne pouvais imaginer les questions qui me seraient posées des années ou des siècles plus tard. »

Siècles, une durée de cent cycles selon Tahang, cent, un nombre encore plus grand que la durée de vie de Jarit.

« Peut-être serait-il temps de me présenter ?… Oh, et puis mon nom n’a aucune importance, je suis retourné au néant, comme tous les miens, inutile de t’encombrer avec ça. Mes jours sont comptés à l’instant où j’enregistre ce message – où je prête mon corps et ma voix à une machine qui le reproduira dans mon futur et dans ton présent. Mes hôtesses fictives sont déjà prêtes à intervenir sur un territoire qui s’étend de l’océan Atlantique, la grande mer de l’Ouest, jusqu’aux plaines de Sibérie, une étendue désertique et gelée à l’est. Les hôtesses, ce sont ces femmes qui apparaissent régulièrement dans certains endroits pour guider ceux qui s’intéressent à l’histoire, au passé. Mais tu les as déjà rencontrées, n’est-ce pas, puisque tu es parvenu jusqu’ici, puisque tu as composé le code d’accès à cette salle. À propos du code, j’ai estimé que l’écriture et, par conséquent, la lecture se perdraient, j’ai donc ajouté aux lettres et aux chiffres, les signes gravés dans les touches, des symboles, des dessins qu’on peut comprendre dans toutes les traditions. Me suis-je trompé ? Est-ce que l’écriture a survécu à un déclin que je ressens inexorable et dont nous, les hommes, sommes responsables ?

— Jarit connaissait la lecture ! dit Véhir. Et il…

— … suis revenu à l’archaïque système du clavier, cet ensemble de touches dont tu as pressé quelques-unes pour ouvrir la porte. Nous, nous disposions d’implants biotech… enfin, de toutes petites intelligences artificielles qu’on appelle des puces, pour accomplir nos gestes quotidiens, pour acheter, pour vendre, pour nous soigner, pour voyager, pour entrer dans des zones réservées comme celle-ci et même, même pour faire l’amour à distance… Nous étions démangés par les puces, comme les chiens ! Tu te demandes sans doute pourquoi j’ai choisi de t’apparaître au puits du Sancy, le plus haut sommet du Massif central ?…

— Justement parce que l’est le plus haut pic du Grand…

— … réponse en est simple : à cause du parc préhistorique, une merveille technologique… désolé, je n’ai pas trouvé d’autre définition claire au mot technologique… une merveille technologique – l’équivalent le plus compréhensible est peut-être magique, ou surnaturel – disais-je, qui m’a offert tout le support dont j’avais besoin pour envoyer ce message à destination de nos successeurs. Je n’ai pas dit descendants, tu l’auras noté. On venait du monde entier visiter le parc du Sancy, des États-Unis d’Europe, de la grande Amérique du Nord, de l’Afrique, de l’Asie, de l’Australie, on accourait de toutes les villes de la terre admirer les dinosaures virtuels – les grands lézards d’un temps reculé – aussi réalistes et terrifiants que les vrais – enfin, on les imaginait ainsi, ils ont vécu des millions d’années avant les humains –, on adorait se faire peur avec les fausses éruptions volcaniques et les faux tremblements de terre. Sans entrer dans les détails techniques, les dinosaures, en particulier les ptérodactyles, étaient équipés de capteurs à logique interactive – je renonce à expliquer ces mots, trop long, trop compliqué… – grâce auxquels ils pouvaient identifier les visiteurs et les prendre individuellement en chasse. Mais la recherche de la peur n’est-elle pas qu’une préparation à la dissolution – pardon, la disparition – finale ?… Je m’égare… Tu auras remarqué que le climat du Sancy est particulier : il y fait toujours beau, toujours chaud, même si l’hiver le plus rude règne sur les environs. Les gens qui avaient conçu ce parc avaient investi des sommes tellement colossales – est-ce que l’argent, les billets, l’or, les pièces de métal ont toujours cours à ton époque ? J’espère que non, l’argent est devenu la boue du monde –… tellement colossales, disais-je, qu’il n’était pas question pour eux de perdre un seul jour d’affluence. Ils ont donc détourné la lumière du soleil à l’aide de satellites – des miroirs géants lancés autour de la terre – de manière qu’il n’y ait plus jamais d’hiver sur le puits. Ensuite ils ont réglé l’hygrométrie… le taux d’humidité afin de créer des paysages de jungle ou de savane. Il y pousse même des bananiers, des plantes qui ne poussaient jadis que dans les pays tropicaux, plus au sud. Je ne sais pas si les dinos du parc ont passé l’épreuve du temps. Si tel est le cas, ils t’ont certainement flanqué la frousse de ta vie et il t’a fallu beaucoup de courage et de clairvoyance pour atteindre le sommet du Sancy. Mon Dieu, je me demande tout à coup si ma propre image passera l’épreuve des siècles ! Nous les hommes avons une confiance aveugle en notre savoir, et pourtant, le temps, le dieu Chronos des anciens Grecs, nous dévore avec un appétit féroce, nous renvoie impitoyablement à notre condition de créature comprimée dans un espace minuscule et dans une durée dérisoire. Quand on songe à l’âge et à l’immensité de l’univers… Être plus grands que l’espace et le temps, tel fut notre orgueil, telle fut notre perte. Nous voulions dominer la création, mais la création est indomptable, la création est régie par des cycles et des lois qui nous dépassent, qui se ferment à notre compréhension. Nous pensions être ses maîtres, nous ne sommes que ses enfants… »

La colère et la détresse embrasaient les yeux noirs de l’humain. Il était resté immobile jusqu’alors, il agitait les bras à présent, il passait la main dans son épaisse chevelure, il s’essuyait les lèvres du dos de ses doigts – des doigts longs, souples, magnifiques.

« Comment nous sommes-nous laissés prendre par ce courant de plus en plus violent qui nous a poussés dans le vide ? Si tu crois, en contemplant la merveille techno… extraordinaire qui s’agite devant toi – je ne parle pas de moi, mais de mon image virtuelle –, que nous avions la maîtrise des lois de la nature, détrompe-toi : le savoir n’est pas la connaissance, la science n’est pas la conscience, l’apparence n’est pas l’être. Ce n’est pas parce que nous allions plus vite, plus haut et plus fort que nous étions délivrés de nos instincts animaux, ces pulsions les plus archaïques, les plus primaires qui nous poussent sans cesse à posséder, à conquérir, à dominer, à détruire. J’irais jusqu’à affirmer que c’était l’inverse : les couches de savoir s’empilent les unes sur les autres, nous empêchent de nous regarder au plus profond de nous-mêmes, de dompter cette violence animale qui grossit à notre insu et finit par nous déborder. Le savoir n’est trop souvent qu’un voile doré, trompeur, tendu sur la cage intérieure où grouillent nos monstres, attendant leur heure. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles les visiteurs se pressaient au parc du Sancy : puisqu’ils refusaient d’observer les monstres enfantés par leur propre esprit, ils venaient contempler les monstres virtuels, ils venaient se faire peur à peu de frais. Il ne s’agit pas là d’une certitude scientifique ou d’une quelconque analyse psychanalytique – la psychanalyse est une ancienne science qui s’intéresse au contenu caché de l’esprit –, mais d’une interprétation tout à fait personnelle. Comment avons-nous évolué, descendons-nous de l’animal ? À ces questions, fondamentales, nous n’avons jamais trouvé de réponses satisfaisantes. »

L’humain avança en direction de Véhir jusqu’à ce qu’ils se touchent presque.

« Pour te prouver que je ne suis qu’une illusion, et si je ne t’ai pas déjà traversé, tu peux passer la main au travers de mon image. Tu ne ressentiras aucune douleur et tu te rendras compte que je ne suis constitué que de vide…

— Pas la peine, l’ai’j déjà fait avec le grand lézard », murmura Véhir.

L’humain ne se recula pas et Véhir eut l’impression que son souffle lui effleurait le front et le groin.

« … nous avons atteint l’apogée de notre civilisation lorsque nous sommes parvenus à transformer l’infiniment petit. Tu connais peut-être cette règle qui veut que plus un levier est court, et plus sa force de poussée est grande. C’est la même chose avec les… hum, comment dire ça ?… les infimes grains de poussière qui composent notre corps. Nous avons une enveloppe charnelle en apparence solide, compacte, mais nous sommes faits d’atomes, de grains tellement minuscules qu’il est impossible de les voir à l’œil nu, qu’il faut pour cela un objet spécial qu’on appelle microscope. C’est la force qui les retient autour d’un noyau qui donne cette impression de densité, mais, si tu étais aussi petit qu’eux, tu les verrais un peu comme les étoiles dans la nuit. Je te demande de bien vouloir m’excuser si tu sais déjà tout cela : j’ai parié pour une régression du savoir mais j’ai pu me tromper. Je ne dis pas j’espère m’être trompé, car je crois que tout doit s’effacer pour laisser un terrain vierge, pour établir de nouvelles bases, pour entamer un nouveau cycle. Donc ton corps est essentiellement constitué de vide. Nos ancêtres avaient découvert l’atome, une source d’énergie phénoménale, l’énergie nucléaire. Ils en ont fait des centrales, des machines qui produisaient cette autre énergie qu’on appelle l’électricité – dont les éclairs sont la manifestation la plus spectaculaire –, ils en ont fait aussi des bombes, des armes explosives qui détruisaient un territoire grand comme le Massif central et rendaient l’air irrespirable pour des milliers d’années. L’une de nos grandes tâches a d’ailleurs été de fermer les centrales et de nettoyer cette gigantesque poubelle nucléaire qu’était devenue la terre. Après l’atome est venue l’ère de l’informatique, des ordinateurs, des machines intelligentes dont la capacité d’analyse nous a permis de franchir rapidement les étapes dans la connaissance de l’infiniment petit. »

L’humain tourna le dos à Véhir, alla s’asseoir sur une invisible chaise, croisa les jambes et posa les mains sur ses cuisses.

« Grâce à l’ordinateur, nous sommes entrés dans le corps humain, reprit-il d’une voix lasse. Nous avons compris comment s’organisait la vie à partir des locus, des unités nichées dans les chromo… Je t’aurais bien prié de m’arrêter si tout cela te paraît trop compliqué, mais, comme je ne t’entendrai pas, je prends l’initiative d’aller au plus simple. Ces unités s’appellent les gènes. Peut-être connais-tu les mots hérédité, génétique ? Les gènes contiennent des informations qui se transmettent de génération en génération – génération, gène… Ne te voyant pas, j’ignore quelle est ton apparence physique, mais, quelle qu’elle soit, elle te vient de tes géniteurs – géniteur prend aussi sa racine dans le mot gène. L’hérédité est un conditionnement, parfois une bénédiction, parfois une malédiction. Les hommes se sont aperçus qu’en intervenant à la source, sur les gènes, ils avaient le pouvoir de changer la vie, ils devenaient des créateurs, ils réalisaient ce vieux fantasme… ce vieux rêve de s’élever dans l’Olympe, dans la demeure des dieux. Alors a débuté l’ère de la biotechnologie, la science de la manipulation des gènes… N’hésite pas à te mettre à l’aise, nous en avons encore pour un certain temps… »

Véhir prit conscience qu’il était fatigué, à cause de sa longue marche jusqu’au puits du Sancy et de son combat contre les deux kroaz, mais surtout parce que les propos de l’humain nu lui pesaient sur le crâne davantage qu’un sac de blaïs. Il s’assit donc à même le sol, les jambes repliées sous lui, la dague posée devant les pieds.

« Le biotechnologie a été le début de notre fin… »