La cruauté s’aglume parfois où on ne l’attend pas.
Ainsi de ce vaïrat qui fauchait le blaïs par une chaude journée de la lunaison des moissons.
Il aperçut un grognelet qui jouait entre les épis.
Il se rappela qu’il avait failli lors du dernier grut, que son vit ne s’était pas tendu comme l’araire, qu’il n’avait pu crever les tendres mottes des troïas, qu’icelles s’étaient moquées de lui.
Dès lors la colère le prend, et il fauche la tête du grognelet comme une tige de blaïs.
« Ce pichtre est venu de lui-même se jeter sur ma faux », dit-il aux autres qui se lamentent.
On le jugea innocent, car il est vrai que les grognelets font souvent montre d’imprudence.
Mais le vit du vaïrat ne durcit pas davantage lors des gruts suivants.
Il resta seul avec ses regrets et ses remords.
Tuer l’innocent ne délivre pas de l’affliction, mais en apporte de nouvelles.
Les Fabliaux de l’Humpur
Le chevac de Racnar se dressa sur ses membres postérieurs à deux pas de Tia et fouetta l’air de ses membres antérieurs. Des flocons d’écume jaillirent de sa gueule entrouverte et lui constellèrent le chanfrein. Les cinq autres convoyeurs avaient tiré leur épée et s’étaient placés en demi-cercle devant la hurle et le grogne. Véhir attendit de savoir ce qu’ils voulaient avant de sortir la dague de sa poche. Surexcitées, les grolles volaient de plus en plus bas en poussant des croassements assourdissants. Ronfir ouvrait des yeux effarés sur les robes fumantes des chevacs et les faces hargneuses de leurs cavaliers. Les derniers morceaux de chevreuil coupés en dés commençaient à noircir sur leur lit de braise.
Tia se recula d’un pas afin d’agrandir son champ de vision.
« On prise pas c’qui s’passe ici, gronda Racnar après avoir calmé sa monture d’une pression soutenue de la bride.
— Qu’est-ce donc qui se passe ? » répliqua Tia.
Sur un signe de Racnar, un convoyeur approcha son chevac de Véhir et, de la pointe de l’épée, lui souleva son passe-montagne. Le grogne ne réagit pas.
Pas encore.
Il fallait endormir leur méfiance, les laisser s’enfermer dans le sentiment de supériorité que leur conféraient le nombre, les espadons et les montures. Rien que pour le plaisir ineffable de sentir les caresses de l’air sur sa face, il ne regretta pas d’avoir été découvert. Il acheva lui-même de retirer le passe-montagne et le jeta à terre comme il se serait débarrassé d’une plante vénéneuse. Le contact prolongé avec la laine avait semé des plaques rouges sur son front et ses joues.
« Aucune loi n’interdit à un grogne de porter une vêture gronde, hoorrll, cracha Tia.
— La loi interdit qu’une hurle fricote avec un pue-la-merde, grrii ! rétorqua Racnar. On vous a vus vous baigner ensemble hier soir dans le lac, on vous a vus vous enserrer l’un contre l’autre comme un mâle et une femelle qu’auraient bien l’intention de fonder une lignée. Une abominable lignée.
— Avions seulement besoin de nous laver, de nous réchauffer, plaida Tia d’une voix sourde.
— Quand j’veux m’réchauffer, j’m’emmoule dans un manteau, quand j’veux m’laver, j’ai pas besoin que qu’on m’gratte le cuir. Vous n’êtes plus les bienvenus dans ct’e caravane. »
Les autres convoyeurs et les marchands, alertés par les éclats de voix, convergeaient de part et d’autre vers le chariot de Ronfir, lequel avait oublié de retirer des braises les morceaux de viande désormais plus noirs que la chasuble d’un lai. Véhir se recula à son tour, à la fois pour se tenir hors de portée des espadons du convoyeur et pour former avec Tia un être à deux têtes, à deux regards, à quatre bras.
« Pas besoin de votre protection. On se darbouillera tout seuls. »
Les craillements des grolles avaient contraint Tia à hurler. Un sourire venimeux étira les lèvres sombres de Racnar. Son chevac secoua la tête et souffla bruyamment par les naseaux.
« T’as pas bien entendu, la hurle. Avez violé un tabou, pas question de vous laisser repartir en vie.
— Vous n’êtes pas des lais. »
Véhir voyait avec inquiétude les marchands et les convoyeurs s’agglutiner autour d’eux. Les chances de sortir de ce traquenard se réduisaient comme peau de chagrin. D’un côté ils étaient bloqués par le chariot de Ronfir, de l’autre par le demi-cercle des ronges. Les grignoteurs n’étaient pas des adversaires courageux – il avait pu s’en rendre compte dans l’auberge de Muryd –, mais la loi du nombre finirait par l’emporter. Il ne distingua pas Ruogno parmi eux. Le batelier s’était sans doute éclipsé après les avoir dénoncés, un comportement qui lui ressemblait. Les grolles frôlaient maintenant les têtes des cavaliers et apeuraient les chevacs. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il entretenait le vague espoir que le salut viendrait des petits rapaces noirs.
« Avons tout pouvoir durant les convoyages, déclara Racnar. Sommes mandatés par le duc et l’archilai de Muryd pour prendre les décisions nécessaires à la sécurité de la caravane.
— Je ne vois pas en quoi nous avons nui à la sécurité de…
— Le Grand Mesle s’est agglumé en vous deux, j’connais pas de menace plus grande.
— Mais moi je connais la lâcheté des ronges ! gronda Tia. Je suis la fille septième du duc de Luprat. Si vous me tuez, la vengeance de mon père s’ébouillera sur vous, sur vos p’tios, sur vos femelles, sur votre crétin de duc. »
La menace fit reculer quelques marchands mais n’amena pas la moindre trace de contrariété sur la face de Racnar, qui flatta négligemment l’encolure de son chevac.
« La fille d’un seigneur ne s’arue pas dans une robe de miséreuse avec un grogne pour toute escorte.
— Attends, Racnar ! »
La tête enfouie sous un capuchon de laine, un ronge se fraya un passage parmi les spectateurs et s’avança d’une allure résolue vers le chevac de Racnar. Véhir l’avait identifié à la voix bien avant qu’il ne rabatte son capuchon et ne dévoile sa face au pelage rayé.
« T’as un problème, Ruogno ?
— Un problème de taille, répondit le batelier. C’est moi qui t’ai envoyé ces deux-là. T’as empoché leurs pièces, me semble. Z’auraient pu me trucider, à Muryd, mais m’ont épargné, ont payé pour moi. Alors, si vraiment tu veux pas les garder, au moins laisse-les descampir. »
Racnar croisa les bras sur l’encolure de sa monture, se pencha vers l’avant et toisa Ruogno avec dédain.
« Me dis pas, dorgnot, que le sort d’une hurle et d’un grogne te fait souci. La gratitude et toi, ça s’emmanche pas ensemble.
— De quel mal tu les accuses ? De fornication ? Même si c’était vrai, j’vois pas en quoi ça te r’garde. Tout le monde se fiche de savoir où tu fourres ton vit. »
Véhir vit que les arguments de Ruogno étaient loin de faire l’unanimité chez ses semblables. Il se reprocha ses mauvaises pensées sur le compte du batelier.
« Assez perdu de temps, grrii ! rugit Racnar. Massacrez-moi ct’e hurle, vous autres ! N’écachez pas trop le grogne : ce soir, le rôtirons à la broche et je vous promets que chacun pourra en ripailler un morceau. »
Les convoyeurs brandirent leurs épées et éperonnèrent leurs montures. Ils rencontrèrent de grandes difficultés à maîtriser les chevacs dans un périmètre aussi étroit et se gênèrent mutuellement au moment de porter les premiers coups. Pris dans un tourbillon de sabots, de cornes, de crinières et de queues, Tia et Véhir esquivèrent les lames et ripostèrent au jugé. L’extrémité flexible de la branche de Tia cingla le flanc d’un chevac, qui se cabra et faillit désarçonner son cavalier ; la dague de Véhir entailla la croupe d’un autre, que la douleur affola et entraîna dans une série de ruades. Les marchands gesticulèrent, braillèrent, ramassèrent des pierres qu’ils lancèrent au beau milieu de la mêlée sans se rendre compte qu’ils avaient davantage de chances de toucher leurs congénères que d’atteindre leurs cibles. Racnar tenta de les en empêcher, mais ils ne l’écoutaient pas, surexcités par la perspective d’occire une hurle, une ennemie ancestrale, et de ripailler de la viande de grogne, une nourriture d’habitude réservée au duc et aux familles aristocratiques de Muryd. Une grêle de pierres dégringola bientôt sur les cavaliers et acheva de semer la panique parmi les chevacs. Tia exploita la confusion pour saisir un convoyeur par la botte et le vider de sa selle. Une fois à terre, un coup de sabot fracassa le museau du malheureux et la branche de la hurle lui perfora le ventre de part en part.
« Descampissez, vous autres, grrii ! glapit Racnar. Laissez passer les convoyeurs ! »
Il lança son chevac sur les marchands qui s’égaillèrent en poussant des couinements de terreur. Un espadon siffla à deux pouces de la tête de Véhir, la pointe d’une botte lui percuta l’épaule et l’envoya bouler dans l’herbe. Du coin de l’œil, il entrevit une forêt de membres en mouvement, une mosaïque tournoyante de naseaux écumants, de flancs laineux, fumants, étranglés par les sangles, puis, au milieu du désordre, les bottes et le bas de la cape de Tia qui sautait d’un pied sur l’autre, qui dansait entre les cornes avec la grâce et la vivacité d’une loutre. Une ombre gigantesque le recouvrit, il eut le réflexe de se jeter en arrière, des sabots ébranlèrent la terre à quelques pouces de son torse. Puis il entrevit l’éclair d’une lame, roula à nouveau sur lui-même et se retrouva sous le ventre d’un chevac.
Un hurlement de désespoir transperça les clameurs, les hennissements, les martèlements. Véhir crut reconnaître la voix de Tia. Fou de rage, il resserra les doigts sur le manche de la dague, s’accroupit, attendit que le chevac s’immobilise pour se faufiler entre ses membres. Une fois relevé, il découvrit un spectacle qui le cloua de stupeur : les grolles s’étaient abattues par dizaines sur les têtes des convoyeurs et des marchands qui refluaient dans le plus grand désordre le long des chariots. Perchées par groupes de deux ou trois sur leurs crânes et leurs épaules, elles leur arrachaient des touffes de poils et des lambeaux de cuir à coups de serres et de bec, leur picoraient le museau, leur crevaient les yeux. Les convoyeurs avaient lâché leurs espadons, inutiles dans ce genre d’affrontement. En équilibre précaire sur leur selle, aveuglés par le sang, ils essayaient de repousser les agresseurs ailés avec leurs seules mains, mais les grolles, après leur avoir échappé d’un battement d’ailes, revenaient aussitôt à la charge, attaquaient sous un nouvel angle, déchiraient les vêtements, plantaient leurs serres dans les nuques, dans les dos, dans les cuisses.
Véhir se protégea la tête de ses bras mais aucun oiseau ne l’agressa. Il constata qu’ils épargnaient également Tia debout à trois pas de lui. Certains d’entre eux tournoyaient sans relâche au-dessus d’elle, comme préposés à sa surveillance. La hurle ne relâchait pas sa vigilance et continuait de brandir sa branche souillée de sang. En arrière-plan, les yeux du vieux Ronfir, réfugié sous son chariot, lançaient des éclats de terreur entre les rayons d’une roue.
Véhir se demanda où était passé Ruogno. Une silhouette titubante, gémissante, fila devant lui. Il reconnut Racnar bien que sa face ne fût plus qu’une bouillie de chair et de sang. Le convoyeur trébucha sur l’arête d’une pierre et s’affala dans l’herbe. À la place de ses yeux s’ouvraient des orbites vides, des fenêtres béantes par lesquelles sa vie s’échappait. Trois grolles fondirent sur lui et commencèrent à lui larder la face avec une férocité et une rapidité terrifiantes. Leurs becs cognaient sur ses os comme des marteaux sur des enclumes. Racnar tenta de retarder l’échéance, mais les oiseaux esquivèrent avec agilité ses réactions maladroites. Attirés par l’odeur du sang, perchés sur les rochers proches, les grands vautours attendaient tranquillement que les grolles eussent accompli leur tâche pour nettoyer les restes. Les chevacs, tous débarrassés de leurs cavaliers désormais, broutaient l’herbe jaunie un peu plus loin, avertis par leur instinct que ce combat ne les concernait pas.
« Fichons le camp. Ou c’te maudite volaille va nous réduire en bouillasse. »
Ruogno surgit de l’intérieur du chariot de Ronfir et, la tête rentrée dans les épaules, s’avança d’une allure prudente vers Tia et Véhir. Il jetait des coups d’œil apeurés autour de lui, mais les grolles ne l’attaquaient pas, pas davantage qu’elles n’attaquaient Ronfir, comme si, douées de jugement, elles avaient classé les ronges de la caravane en adversaires et partisans de la hurle. Le long du convoi, des dizaines de marchands et de convoyeurs avaient succombé aux assauts des petits charognards. Déjà des essaims de grosses mouches s’agglutinaient dans les plaies des corps inertes. Les senteurs minérales et végétales se délayaient peu à peu dans l’odeur doucereuse du sang, les croassement et les gémissements se figeaient dans un silence plus dense et froid que les glaces de la lunaison de la terre gelée. Le vent poussait des nuages lourds et noirs, comme si le ciel se revêtait de ses parures de deuil.
« Elles l’auraient déjà fait, murmura Tia. Nous ne risquons rien. »
Après avoir farfouillé dans ses poches, Ruogno ramassa un bout de bois dans l’herbe et le déchiqueta en trois coups d’incisives. Son regard passa pendant quelques instants de la hurle au grogne. La stupeur se teintait de frayeur dans ses yeux exorbités.
« On peut pas rester ici en tout cas, bredouilla-t-il. Les convoyeurs sont morts, asteur, et tous les rapineurs du coin vont s’aruer sur les chariots.
— Je croyais que seules les caravanes avaient la permission de traverser le royaume d’Ophü, objecta Tia.
— Qui vous parle de traverser Ophü ? » se récria Ruogno.
Sa voix étranglée prit une résonance hargneuse dans le silence funèbre. Véhir observa que les gardiennes ailées de Tia se tenaient prêtes à fondre sur le batelier au moindre geste provocant de sa part.
« N’avons pas d’autre choix que de nous en retourner à Muryd, reprit Ruogno.
— Je n’ai pas l’intention de revenir sur mes pas », dit la hurle.
Le ronge désigna Véhir.
« P’tète que çui se montrera plus raisonnable…
— Je pense de même que Tia, répondit le grogne.
— J’aurais pu m’en douter.
— Mieux vaut parfois s’aruer en un pays inconnu plutôt que de revenir là où on sait qu’on sera mal accueilli », énonça Véhir.
Le batelier se souvint tout à coup qu’il était responsable de la mort de quinze coupe-jarrets de Graïrl et que son retour à Muryd ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices.
« Et puis, avons de nouveaux protecteurs », ajouta Véhir.
Ruogno considéra les grolles d’un air perplexe.
« J’sais pas ce qui leur est passé par la tête, j’sais seulement qu’on peut pas faire confiance à d’la volaille qu’a autant de cervelle qu’une mouche à merde.
— Assez perdu de temps, hoorrll, fit Tia d’un ton sec. Tu fais ce que tu veux, Véhir et moi continuons vers le Grand Centre. »
Ils envisagèrent d’abord de poursuivre leur voyage à bord d’un chariot, la solution la plus pratique et la plus confortable, puis, sur l’intervention de Ronfir, ils décidèrent de franchir le territoire des siffles à dos de chevac.
« Pourrez ainsi suivre la route des crêtes, la plus difficile, la moins fréquentée, argumenta le vieux tanneur. Y a bien de drôles de légendes qui courent sur les crêtes, mais faut les prendre pour c’qu’elles sont, des fables qu’on conte aux p’tios pour les tenir tranquilles. En montagne, gagnerez en vitesse et en liberté ce que perdrez en commodité. Et augmenterez vos chances de semer les patrouilles siffles. Avec un chariot, seriez obligés de filer la route du centre, là où passent toutes les caravanes. Sans compter que vous risqueriez à tout moment de briser un brancard ou une roue. J’ai fait le voyage plus d’une fois et, croyez-moi, les chevacs sont pour vous la meilleure solution. Prenez-en quatre, un pour chacun de vous, un en plus pour les vivres. J’vous donnerai des peaux, il doit souffler un drôle de froid là-haut.
— C’est que… je ne suis jamais grimpé dessus l’échine d’un chevac, dit Véhir.
— Ni moi non plus », renchérit Ruogno.
Tia, elle, avait appris à monter, comme toute aristocrate, et, hormis les cornes et la robe laineuse, elle ne voyait aucune différence entre les chevaux de Luprat et les montures des convoyeurs.
« Le tanneur a raison, dit-elle. Vous aurez mal aux reins et au cul pendant deux jours, puis vous vous habituerez. Tu ne viens pas avec nous, Ronfir ? »
Le vieux ronge secoua la tête d’un air las.
« J’aurais eu deux dizaines de cycles en moins, j’vous aurais sûrement accompagnés. J’croyais pas plus aux dieux humains qu’aux fariboles sur les crêtes, mais après ce que j’ai vu aujourd’hui… Qui a bien pu commander aux grolles de vous protéger ? »
Les gardiennes de Tia s’étaient dispersées pour participer à la curée. Sans doute estimaient-elles que la hurle ne courait plus de danger, qu’elles pouvaient désormais prélever leur part de butin. Les grands vautours dansaient, craillaient et battaient des ailes sur leurs rochers. Aucun d’eux ne s’avisait de disputer les dépouilles aux grolles, comme s’ils craignaient les réactions des oiseaux noirs pourtant nettement moins grands et puissants qu’eux. Seules les mouches, les buveuses de sang, osaient s’inviter au festin. Un bec orange en happait parfois quelques-unes en même temps qu’un lambeau de chair et les punissait de leur imprudente voracité.
« J’m’en retourne à Muryd, poursuivit Ronfir. J’conterai aux p’tios de ma lignée la merveille qu’est arrivée ici. P’tète que j’leur donnerai le courage de partir sur vos traces.
— Ouais, si ça vient aux oreilles des lais de l’Humpur, p’tète qu’ils t’enterreront vivant », soupira Ruogno.
Le vieux tanneur eut un sourire qui ralluma une flamme fragile dans ses yeux ternes.
« Ma vie touche à sa fin, ils ne me prendront pas grand-chose. J’m’en vais maintenant vous choisir mes meilleures peaux. »
Quelques gouttes tombaient d’un ciel couleur de pomme blette lorsque Tia donna le signal du départ. Un vent violent se levait, qui dispersait l’odeur du sang et répandait une pestilence de viande corrompue. Ils avaient choisi quatre montures robustes et apparemment dociles. Déniché des galettes de blaïs dures, du poisson et de la viande séchée dans les chariots désormais vides de leurs occupants. Arrimé les vivres et les peaux offertes par Ronfir sur l’un des chevacs. Récupéré trois espadons sur les cadavres des convoyeurs. Ruogno s’était chargé de délester quelques-uns des marchands de leurs pièces, « on sait jamais, on peut en avoir besoin… ». Ça n’avait pas été trop difficile, les grolles ayant déchiqueté les vêtements des cadavres et dégagé les bourses de cuir. Le batelier avait dû se boucher le museau pour s’approcher des dépouilles. Il avait assisté à de nombreuses scènes de massacre et à des exécutions publiques sur les bords de la Dorgne, et jamais il n’avait vu les chairs et les viscères pourrir avec une telle rapidité. À croire que les oiseaux avaient le pouvoir d’accélérer le processus de décomposition.
Ils avaient également aidé le vieux tanneur à s’approvisionner. Ronfir les avait salués d’un simple hochement de tête avant d’aiguillonner ses bêtes. Après avoir effectué son demi-tour, son chariot s’était éloigné dans une succession de cahots et de grincements.
Chevauchant en tête, suivie du chevac de bât lié à l’arçon de sa selle, Tia parcourut au pas les premières lieues afin de permettre à Véhir et à Ruogno de se familiariser avec la monte. Si le grogne ne mit que peu de temps pour synchroniser les tressautements de son corps avec le balancement régulier de son chevac, un animal à la robe grise et à la laine noire, il en alla tout autrement pour le ronge aquatique, pourtant si leste dans les voilures d’un radeau. Ruogno résista tant bien que mal à la tentation de descendre, de soulager ses cuisses, ses bourses et ses fesses échauffées par le contact avec le cuir rugueux de la selle. Ce fut bien pire lorsque Tia lança sa monture au trot et que, le rythme s’accélérant, il eut l’impression qu’un buisson d’épines avait poussé sous sa brague. Il se dressa sur ses étriers, décolla les fesses de sa selle, resta un moment le cul en l’air aux prises avec un équilibre précaire. Ses brûlures s’apaisèrent, ses jambes se détendirent, et il comprit qu’il devrait recourir à ce petit stratagème jusqu’à ce qu’il se sente aussi à l’aise sur l’échine du chevac que sur les vergues instables des grands radeaux de la Dorgne.
Suivis à distance par une nuée de grolles, ils chevauchèrent tout le jour sur le chemin des caravanes, ne s’arrêtant que pour désaltérer les bêtes à l’eau d’un ruisseau ou d’une source. Véhir et Ruogno profitaient de ces courtes haltes pour, sous le regard amusé de Tia, baisser leur brague et tremper leur bassin dans l’eau froide. La couenne du grogne virait au rouge vif, et le poil rayé de Ruogno se pelait par endroits. Ils ne s’essayèrent au galop qu’en de très rares occasions. Quand le chemin s’élargissait et se jetait dans une étendue d’herbes ondulantes et sèches. Quand, à l’issue d’un passage particulièrement délicat, le vent dispersait les brumes et révélait un plateau désertique et luisant comme un lac.
Lors de son premier galop, l’allure vertigineuse du chevac et le grondement rageur des sabots avaient soulevé une grande frayeur en Véhir. Rejeté vers l’arrière, il avait eu le réflexe d’agripper une corne et de se coucher sur l’encolure, puis il avait compris qu’il ne devait pas lutter contre le mouvement, mais l’accompagner, le favoriser. Il avait repris les rênes, et, dès lors, grisé par la vitesse, il avait excité de la voix sa monture, il avait rattrapé Tia ralentie par le chevac de bât, l’avait dépassée et attendue une demi-lieue plus loin à l’entrée resserrée du chemin, plus fier qu’un vaïrat ayant sailli ses trente ou quarante femelles dans l’enclos de fécondité. Il n’avait peut-être pas connu le plaisir du grut, mais Graüm, le géant si fier de son soc et de ses muscles, ne connaîtrait jamais l’ivresse de filer avec la légèreté du vent sur une terre nue et tendue comme peau de tambourin.
« Attention de ne pas trop le fatiguer », avait commenté Tia avec un sourire qui masquait mal son dépit.
C’était une hurle, une prédatrice, elle n’aimait pas être devancée par un pue-la-merde d’une communauté agricole. Et d’ailleurs, elle avait sauté sur la première occasion de prendre une petite revanche. Alors qu’ils débouchaient sur une nouvelle portion plane habillée d’une lèpre moussue et entourée de pics pelés et sombres, elle avait détaché le chevac de bât, défié Véhir du regard et cinglé la croupe de sa monture du plat de la main.
« Hoorrll ! »
Le museau et le groin fouettés par les crinières, ils avaient galopé flanc contre flanc, écume contre écume, dans un grondement d’orage criblé par les craillements affolés des grolles. Tia avait d’abord pris l’avantage, puis le chevac de Véhir, plus long à se mettre en train mais plus courageux, plus constant dans l’effort, avait peu à peu grignoté son retard. Sur le point d’être rejointe, la hurle avait brusquement dévié sa course de manière à lui barrer le passage. Le chevac du grogne avait évité la collision au prix d’un écart désespéré. Désarçonné, Véhir avait vidé les étriers et avait été projeté sur le sol une dizaine de pas plus loin. Il avait cru que tous ses os éclataient dans le choc, puis il s’était relevé, étourdi, la brague déchirée aux genoux. La gaine rigide de l’espadon glissé dans le ceinturon de sa brague avait disséminé des bleus et des écorchures sans gravité sur son tibia gauche. Il avait esquissé quelques pas avec la sensation d’avoir passé toute une journée dans un concasseur à blaïs. Tia était revenue sur ses pas, la face tirée par les remords et l’inquiétude. Son chevac écumait et fumait comme un feu d’herbes mouillées. Celui de Véhir, immobile au milieu de la plaine, nimbé de vapeur, broutait tranquillement la mousse.
« Ce boître a échappé à mon contrôle… », fit-elle en administrant une petite tape sur le chanfrein de sa monture.
Cette menterie éhontée avait retenti aux oreilles encore bourdonnantes de Véhir comme le plus vibrant des hommages. Il avait été frappé par la finesse du museau de Tia, par la profondeur lumineuse de ses yeux, par la pâleur délicate de son cuir que rehaussait l’éclat flamboyant de son pelage ébouriffé par le vent. Par sa beauté.
Ruogno était arrivé sur ces entrefaites en tenant le licol du chevac de bât.
« Quelle mouche vous a dardés tous les deux ? avait-il maugréé. Çui aurait pu se rompre le cou !
— J’ai rien d’abîmé, avait répliqué Véhir – le simple fait de remuer les lèvres lui plantait des piques acérées entre les côtes. T’aurais dû cavaler avec nous au lieu de rester en arrière.
— J’suis pas fou, moi !
— C’est p’tète bien ça ton problème. »
Sur ces paroles, le grogne s’était dirigé d’une allure chancelante vers son chevac.
À la tombée de la nuit, ils firent halte au sommet d’un escarpement auquel on accédait par un sentier creusé dans la paroi. Des restes de feux, des cendres, des arêtes et des os entre des foyers de pierres noircies indiquaient que l’endroit avait déjà servi de bivouac. Il ne leur fut pas possible d’allumer un feu, la brume gorgeant d’humidité les branches mortes et les herbes. Ils dessellèrent les montures, mangèrent de la viande séchée et des galettes de blaïs, s’abreuvèrent, comme les animaux, aux flaques d’eau claire abandonnées par les pluies dans les anfractuosités. Les silhouettes imposantes des montagnes voisines se découpaient par intermittence dans les trouées d’un ciel capricieux. Fourbus, perclus de courbatures, les cuisses, les mollets et les fesses à vif, ils s’enroulèrent rapidement dans les peaux odorantes du vieux Ronfir et s’allongèrent sur la roche, laissant aux chevacs les rares zones herbues. Ils ne jugèrent pas nécessaire de veiller à tour de rôle pour prévenir l’approche d’éventuels rôdeurs. La dizaine de grolles qui les avaient escortés s’étaient disposées sur les crêtes rocheuses environnantes. Extrêmement sensibles aux bruits, comme tous les oiseaux, elles donneraient l’alerte au moindre frémissement, au moindre craquement.
« Où est-ce qu’on ira une fois qu’on s’ra dans le Grand Centre ? » demanda Ruogno d’une voix ensommeillée.
Un long moment de silence suivit sa question. La nuit étalait sa noirceur insondable et l’escarpement semblait posé sur un vide saupoudré d’étoiles.
« Prétendez que les dieux humains apparaissent dans les grottes, insista le batelier en se redressant sur un coude. Mais le Grand Centre, c’est grand justement, et des grottes, y en a tellement qu’on aurait pas assez de notre vie pour les explorer toutes. »
La remarque frappa Véhir par sa justesse. Jarit avait parlé des monts où la Dorgne prend sa source, les chansons d’Avile avaient évoqué les grottes miraculeuses, mais ni Tia ni lui n’avaient d’autres précisions, et, Ruogno avait raison sur ce point, le Grand Centre était un territoire au moins aussi vaste que le pays de la Dorgne. Et nettement moins accueillant sans doute.
« Nous trouverons des signes, dit Tia.
— Y s’dit par chez nous qu’on y trouve plutôt des bêtes infernales, marmonna Ruogno.
— Les ronges ont peur de tout, c’est bien connu. »
Le mépris de la hurle alluma des lueurs de colère dans les yeux ronds du batelier.
« Les hurles s’figurent pisser plus loin que tout le monde, grrii ! »
Son éclat de voix déclencha un début d’agitation chez les grolles, qui se mirent à battre des ailes et à crailler. Les chevacs hennirent, renâclèrent, tirèrent sur leurs attaches.
Véhir perçut la tension de Tia allongée à son côté.
« Claque ton museau, maudit ronge !
— Ou tu m’étripes, t’y pas ? C’est vrai que vous autres, hurles, avez la manie de régler vos comptes avec les griffes et les crocs.
— Sommes de vrais prédateurs, hoorrll. Vous autres ne connaissez que la traîtrise et la lâcheté.
— Sommes ce que nous sommes, fit Ruogno d’une voix assourdie, comme s’il s’adressait à lui-même. Ne nous croyons ni supérieurs ni inférieurs aux autres prédateurs de la Dorgne. Avons notre lot de problèmes, essayons de tirer le meilleur d’une terre ingrate, et même si sommes moins forts et féroces que les clans voisins, notre duché est resté indépendant. » La froidure humide imprégnant le haut de ses vêtements, il se recoucha et tira la couverture de peau sur sa poitrine. « Après tout, rien ne prouve que les crocs et les griffes sont les plus efficaces des armes. »
Tia ne répondit pas. Elle ne trouvait rien à redire à cela. Elle se rendit compte, à sa respiration ample et régulière, que le grogne s’était endormi. Elle eut à nouveau faim de lui.
Deux jours plus tard, ils entraient dans le royaume d’Ophü.
Ils croisèrent un convoi restreint de marchands et de convoyeurs qui s’en revenaient d’une expédition sur les bords du Métrannée et qui, très heureux de revoir le duché de Muryd après un voyage éprouvant où deux tiers de leurs compagnons avaient péri dans une embuscade tendue par des maraudeurs non loin de la cité d’Ophü, leur annoncèrent que le territoire des siffles commençait une lieue plus loin, de l’autre côté de l’arche naturelle qui enjambait un méandre de la Dorgne. Ils étaient tellement pressés de rentrer que l’étrange équipage formé par la hurle, le ronge aquatique et le grogne ne suscita de leur part aucune question, aucune réflexion. Ils ne prêtèrent pas non plus d’attention aux grolles qui se laissaient dériver sur les courants d’air sous le déferlement morne des nuages. Ils ajoutèrent seulement que l’hiver s’annonçait plus tôt que prévu, qu’une épaisse couche de neige couvrait déjà les cols les plus élevés, que l’embâcle commençait à emprisonner les cours d’eau et les lacs et qu’il valait mieux, si on tenait à la vie, remettre le voyage à la lunaison des bourgeons.
Tia les remercia d’un grognement, éperonna sa monture et, suivie comme son ombre par le chevac de bât, s’engagea au galop dans le sentier bordé de sapins et de rochers moussus. Précédant les deux autres d’une centaine de pas, elle arriva sur le bord d’une gorge à la profondeur vertigineuse qui fendait le plateau sur toute sa largeur. La végétation qui en hérissait les parois verticales l’empêchait de distinguer la rivière dont le grondement paraissait monter des entrailles de la terre. Elle apercevait en revanche la ligne ocre, étroite et droite d’une arche consolidée avec des pierres et bordé de parapets de bois.
« Serions avisés d’écouter le conseil des marchands », suggéra Ruogno.
Mais il connaissait déjà la réponse de la hurle et du grogne, et il ne fut pas surpris de les voir éperonner leurs chevacs et dévaler le flanc abrupt de la gorge. Il éructa un grand nombre de jurons de son répertoire avant de se lancer sur leurs traces. Il se demandait pourquoi il s’obstinait à les suivre au lieu de rejoindre la caravane et de bénéficier de la protection des convoyeurs jusqu’aux Musses de la mort. À Muryd, qu’il connaissait comme sa poche, il se débrouillerait pour attirer Graïrl et ses acolytes sur une fausse piste, sauterait dans son radeau et voguerait d’un village à l’autre des bords de la Dorgne pendant un ou deux cycles, le temps de sortir de la mémoire percée du tyran des bas-fonds. Cependant, si sa raison lui conseillait de rebrousser chemin, un vent intérieur le poussait malgré lui dans le sillage de la hurle et du grogne. La curiosité sans doute, le désir ressuscité de rencontrer les êtres de légende qui avaient autrefois bercé ses rêves de p’tio.
Les passages répétés des convois avaient tracé une voie sinueuse entre les arbres, les buissons et les saillies. On l’avait étayée ou remblayée par endroits avec de la terre et des troncs, on avait comblé les crevasses de brindilles et de pierres.
Au sortir d’un virage particulièrement serré, la Dorgne se dévoilait dans toute sa fureur, dans toute sa splendeur. Aussi sombre que le ciel, elle se projetait avec une violence inouïe sur les échines lisses des énormes rochers enracinés dans son lit. Des gerbes d’eau se détachaient de son cours écumant, se pulvérisaient en gouttelettes livides sur les piliers et la voûte de l’arche. Le fond de la gorge semblait incapable d’absorber son débit mugissant, et il se formait au centre du méandre un énorme ressac qui générait des courants contraires où s’entrechoquaient des troncs et des branches ballottés. Impossible de naviguer sur une telle harpie, songea Ruogno. Heureusement, car une Dorgne praticable aurait engendré chez les siffles, ces créatures mystérieuses et finalement autant redoutées que les hurles, la tentation permanente de déborder de leur territoire. On a tout à craindre d’adversaires qui se glissent la nuit dans les habitations pour inoculer leur venin à leurs occupants endormis.
De près, le tablier de l’arche était moins étroit qu’ils ne l’avaient cru, mais, malgré cette largeur inattendue, malgré les parapets protecteurs, ils hésitèrent un long moment avant de s’engager au-dessus de la rivière. Effarouchés par le grondement d’orage qui s’élevait entre les parois resserrées, les chevacs piaffaient et secouaient leurs crinières. Les grolles piquaient de temps à autre vers le fond de la gorge et planaient un petit moment au-dessus d’eux avant de remonter d’un vigoureux battement d’ailes.
Tia sauta à terre et, tirant par la bride sa monture et le chevac de bât, s’avança sur l’arche. Le vent gonfla sa cape brune et lui donna l’allure d’une roussette géante sur le point de s’envoler. Elle dut s’arc-bouter sur ses jambes pour contraindre les deux animaux à lui emboîter le pas. Après qu’elle eut franchi sans encombre le premier tiers du pont, Véhir décida de s’y risquer à son tour. Son chevac le suivit avec docilité. Le tablier paraissait pourtant s’étrangler au-dessus du bouillonnement d’écume, le vent virulent semblait poursuivre l’unique dessein de renverser les créatures dérisoires qui osaient le défier dans cette gorge où il régnait en despote.
La tête rentrée dans les épaules, Véhir gardait les yeux fixés sur la croupe du chevac de bât. Il entrevoyait de chaque côté du ruban ocre la surface grise et tourmentée de la rivière, hérissée de gerbes blêmes qui se tendaient vers lui comme des mains avides et griffues. Il vit soudain le cheval de bât se reculer, se cabrer, arracher la bride des mains de Tia d’un puissant mouvement de tête. La hurle se retourna et, sans lâcher la bride de sa monture, tenta de l’apaiser de la voix et du geste. Mais il s’avérait incapable d’entendre un autre son que celui de sa peur. Il chercha désespérément un passage sur un côté du tablier, hennit, se cabra une nouvelle fois, posa les sabots de ses membres antérieurs sur le flanc de son congénère, comme s’il voulait l’enjamber, puis il se lança sur le parapet et frappa à coups de cornes la barre supérieure, une branche élaguée et liée aux rondins par des cordes. Elle céda dans un craquement à la troisième poussée. Il se prit les membres dans la barre inférieure et, emporté par son élan, bascula dans le vide. Véhir se rendit compte, à la tension brutale de la bride, que l’affolement gagnait sa propre monture. Du coin de l’œil, il aperçut la tête du chevac de bât emporté par le courant. Le vent sifflait de plus belle, des gouttes lui cinglaient la face, le cuir tressé lui râpait la paume et la pulpe des doigts. Le chevac de Tia se dressa de toute sa hauteur sur ses postérieurs. La hurle plongea sur le côté pour esquiver ses coups de sabots. Il partit au grand galop et, comme elle n’avait pas lâché la bride, il la traîna sur une quinzaine de pas jusqu’à ce qu’elle heurte violemment la base d’un rondin, puis il finit de traverser l’arche tandis qu’elle demeurait inerte sur la roche lisse.
Véhir se précipita vers Tia. Sans même s’en rendre compte, il libéra son propre chevac qui fila à toute allure vers l’autre rive. Un filet de sang coulait sur la tempe et la joue de la hurle. La pâleur de sa face et l’étrange relâchement de ses traits lui donnèrent à penser qu’elle était morte.
« Ggrroo… »
Sa respiration se suspendit. Il eut l’impression d’être un rocher battu par les courants dans le lit chagrin de la Dorgne. Il ne prêta aucune attention au crépitement qui enfla derrière lui avant de s’évanouir dans les sifflements du vent et le mugissement de la rivière. Deux grolles aux plumes hérissées se posèrent de part et d’autre du parapet.
« Faut la transporter de l’autre côté au lieu d’rester planté là comme un piquet ! »
Ruogno s’accroupit à côté de Véhir, glissa la main sous le col de la cape de Tia et, du pouce et de l’index, lui palpa les jugulaires.
« Y s’dit par chez nous que les hurles ont cinq vies, grommela le ronge aquatique. Elle en a gaspillé une sur le radeau, une autre dans ct’e trou du cul du diable, doit donc lui en rester trois. »
Tia reprit conscience un peu plus tard, allongée sur le lit d’herbes sommaire que lui avaient confectionné Véhir et Ruogno. Dès qu’elle rouvrit les yeux, les grolles s’envolèrent vers le lit nuageux qui bouchait le haut de la gorge. Ruogno avait rattrapé les trois chevacs apaisés et les avait liés aux troncs de saules rouges. À l’extrémité de l’arche, le chemin repartait en serpentant à l’assaut de la paroi opposée, aussi abrupte que sa jumelle.
Tia flaira l’odeur de Véhir avant d’apercevoir au-dessus d’elle sa face à la fois tourmentée et souriante.
« Le chevac de bât, gémit-elle. Avons plus de vivres, plus de peaux… »
Il l’interrompit d’un geste de la main.
« Trouverons plus loin de quoi nous nourrir et nous réchauffer. »
Ils attendirent qu’elle eût reconstitué ses forces pour se remettre en route. Le chemin se scindait en deux au sommet du versant. L’un, bordé d’arbustes épineux, coupait tout droit au travers d’un cirque désertique ; l’autre, une sente étroite et tortueuse, bifurquait sur la droite et grimpait par les contreforts rocheux vers les sommets lointains, dentelés et blancs d’un massif montagneux.
« Le chemin des crêtes », murmura Ruogno d’un ton lugubre.