Chapitre 13

Ssassi

 

Qui peut deviner ce qui s’aglume dans la tête d’un siffle ?

Sûrement pas ce ronge étourdi, lequel tomba museau à museau sur un écailleux qui s’en revenait d’une longue dormance et n’avait pas ripaillé depuis des lunaisons.

« Faites excuse, seur siffle, j’vous ai dérangé, dit le ronge, apeuré mais certain que son vis-à-vis le laisserait repartir en paix.

— Je te sssais gré de m’avoir réveillé, au contraire, dit le siffle.

Sssinon j’aurais pu roupir jusqu’à ma mort prochaine.

Mais j’ai faim asteur et je ne flaire aucun gibier.

— Aruez-vous donc un brin plus loin. J’ai vu quelques bouquins et quelques mulots qui n’demandent qu’à garnir votre estomac.

— Je n’aurai pas le courage de bouger d’ici tant que je n’aurai pas goburé une proie.

— M’regardez pas avec ces yeux enjomineurs ! dit le ronge.

J’ai comme l’impression que vous faites erreur.

— Ce n’est pas une erreur, sssac de poils. »

À peine a-t-il prononcé ces mots que notre siffle se jette sur notre ronge, l’envenime de ses crochets et le gobure sans autre forme de procès.

 

Parfois les prédateurs se ripaillent entre eux, quoi qu’en dise la loi des clans.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

Bien qu’épaisse de moins d’un pouce, la neige escamotait le sentier. Ciel et terre se confondaient dans une blancheur aveuglante, et les gueules des précipices, bâillant de part et d’autre de la ligne de crêtes, étaient dorénavant les seuls contrepoints sombres, les seuls repères. Le vent soulevait des tourbillons de poudreuse qui fusaient sur l’immensité blanche comme des spectres et se formaient déjà en congères au pied des rochers. Les grolles avaient disparu, comme si elles avaient renoncé à affronter l’hiver précoce. Les chevacs avançaient au pas, la tête baissée. Protégés du froid par leur laine, ils refusaient de se lancer au trot sur le sol gelé et glissant.

Contrairement à ce qu’avait espéré Véhir, ils n’avaient pas rencontré une seule demeure habitée dans ce paysage de désolation, seulement des masures en ruine. Ils n’avaient donc pas eu la possibilité de passer une nuit au chaud, de se ravitailler, de se fournir en couvertures de laine ou de peau. Comme ils ne trouvaient ni bois ni herbes pour faire du feu, ils dormaient serrés les uns contre les autres au milieu du cercle approximatif formé par les chevacs allongés.

Véhir éprouvait de grandes difficultés à s’endormir au long de ces nuits désespérantes. Il y avait d’abord ce chœur de voix caverneuses qui montait du ventre de la montagne et chantait jusqu’à l’aube comme si tous les sorciers des enfers tenaient sabbat dans les gouffres voisins. Il y avait ensuite et surtout cette peur grandissante que ses deux compagnons ne profitent de son sommeil pour se jeter sur lui et le dévorer. Ils rentraient presque toujours bredouilles de leurs chasses – Ruogno était à peu près aussi gauche et pesant que Véhir lorsqu’il s’agissait de débusquer et de traquer le gibier ; seule Tia rapportait de temps à autre un lièvre des neiges de ses expéditions, un failli bouquin qui n’avait que la fourrure sur les os et dont la carne se révélait aussi dure que de la pierre – et il lui semblait deviner des lueurs fugaces de convoitise dans les regards de la hurle et du ronge. Après le froid, la faim devenait maintenant leur ennemie principale, obsédante, qui les ramenait à leur condition première, qui restituait l’un à sa condition de ripaille et les deux autres à leur nature de prédateurs. S’ils ne trouvaient pas rapidement quelque chose à manger, Tia et Ruogno oublieraient la courte histoire qui les liait au grogne. L’attitude distante de la leude augurait d’un retour imminent à un ordre instinctif, régressif. Elle maigrissait à vue d’œil, son poil se ternissait, ses joues se creusaient et prenaient peu à peu la consistance du givre.

Les forts avaient la solution de dévorer le faible, c’était donc au faible de résoudre le problème. Véhir avait proposé de sacrifier un chevac, mais Tia lui avait rétorqué d’un ton sec qu’il n’était pas question de se séparer d’une seule de leurs montures : les chevacs, insensibles au froid, capables de marcher plusieurs jours sans s’alimenter, représentaient leurs seules garanties de survie dans un contexte aussi hostile. Dès lors, le grogne s’usait les yeux à scruter les environs, cherchait un toit, une fumée, une silhouette, un mouvement entre les rares sapins pétrifiés, mais il ne décelait aucune trace de vie dans le vide blanc qui buvait les couleurs et les bruits.

 

Bien que Tia fût plus grande et avide que Ruogno, bien que celui-ci fût également mieux protégé par sa fourrure et son épaisse couche de graisse, ce fut le ronge aquatique qui, le premier, passa à l’offensive.

Alors qu’ils s’étaient réfugiés sous un surplomb rocheux et que la leude était partie en chasse avant la tombée de la nuit, Véhir et Ruogno s’étaient chargés de desseller les chevacs et de monter un petit muret de neige qui les isolerait du vent glacial. Cela faisait deux jours que le batelier ne s’exprimait que par bribes et deux nuits qu’il dormait pelotonné contre le flanc de sa monture à l’écart de la hurle et du grogne. Occupé à tasser la neige en blocs, Véhir ne sentait plus ses doigts ni ses pieds. Le froid qui transperçait ses bottes et ses vêtements engourdissait également sa méfiance. Il ne vit pas Ruogno dégainer son espadon et s’approcher silencieusement dans son dos. Un crissement de bottes sur la neige l’entraîna à tourner la tête. Il fut d’abord surpris par la densité suffocante des ténèbres. La nuit n’avait été qu’une ébauche grise lorsqu’il avait entamé le muret. Puis une silhouette fondit sur lui et un trait sombre s’abaissa vers son crâne. Hébété, transi, il eut encore le réflexe de se jeter sur le côté.

L’espadon de Ruogno souleva une gerbe de neige à deux pouces de sa joue. La démence agrandissait les yeux du batelier, retroussait sa lèvre supérieure, hérissait le poil de sa face.

« Grrii, grrii, j’vais enfin ripailler d’la fameuse viande de grogne ! Larigoter du sang chaud de grogne ! »

Il leva son espadon au-dessus de sa tête. Véhir plongea la main dans la poche de son pardessus mais ses doigts gourds, raides, furent incapables d’empoigner le manche de la dague.

« C’est toi et la hurle qui m’avez entraîné dans c’te beurnasserie ! J’aime encore mieux me coltiner Graïrl et ses coupe-jarrets que de crever céans de faim et de froid ! »

Ses glapissements ébréchaient comme des lames grinçantes le silence nocturne. Trop faible pour se défendre, Véhir lança un regard désespéré sur les environs. Seule l’intervention de Tia pouvait le tirer de ce mauvais pas, mais les ténèbres restaient inertes, comme piégées par le froid.

« Dommage pour toi ! poursuivit Ruogno. Avec les trois chevacs et une bonne réserve de viande, j’devrais pouvoir me sortir de cet enfer et m’en retourner à Muryd. »

Il abattit à nouveau son espadon, mais, guère plus vaillant que le grogne, déséquilibré par le poids de son arme, il manqua largement sa cible et tomba à genoux. Véhir en profita pour se relever et mettre une dizaine de pas entre son agresseur et lui. Le moindre effort coûtait une énergie folle, coupait le souffle, brûlait les poumons, affolait le cœur, tétanisait les jambes. Véhir se rendit compte, un peu tard, qu’il s’était éloigné des chevacs attachés au tronc d’un sapin. Ruogno s’en était également aperçu, qui se releva en jurant et se plaça entre le grogne et les animaux.

« Je t’estime, mieux même que bérède de ronges, mais j’ai faim, t’entends ? reprit le batelier, dont la voix avait maintenant perdu son agressivité pour revêtir des intonations suppliantes. La vie est ainsi faite que l’un de nous peut permettre à l’autre de survivre. Si je ne te saigne pas, nous périrons tous les deux.

— Et Tia ? »

Véhir cherchait à gagner du temps. Ses doigts se désengourdissaient progressivement dans la poche de son pardessus, des aiguilles enflammées lui transperçaient les ongles, le métal lisse de la dague commençait à frémir dans le creux de sa paume.

« Elle a sans doute descampi, ou lui est arrivé quelque chose. En tout cas elle r’pointera plus le museau dans les parages. »

Véhir se souvint que le batelier s’était éloigné quelques instants avant de dételer les chevacs et se demanda s’il ne s’était pas au préalable débarrassé de la hurle avant de s’attaquer à lui. Le feu de la colère se propagea dans ses veines et accusa le contraste avec la morsure du froid. L’espadon posé sur l’épaule, le batelier s’avança d’une allure mal assurée vers le grogne. Le temps d’un roucoulement de tourterelle, Véhir fut taraudé par l’envie de capituler, de s’offrir aux coups de Ruogno. Même s’il n’était pas un gavard, il gardait de sa condition de grogne, enracinée au plus profond de lui, cette propension au sacrifice entretenue par des générations et des générations d’ancêtres qui s’étaient couchés sous les crocs et les griffes des prédateurs afin de sauvegarder leurs communautés. Puis l’instinct de survie reprit le dessus et il enroula ses doigts encore malhabiles autour du manche de la dague.

C’est alors que des bruits de pas étouffés et précipités s’élevèrent dans la nuit. Surpris, le grogne et le ronge flairèrent le vent, scrutèrent l’obscurité, ne détectèrent aucune odeur.

« Tia ? » cria Véhir.

Une respiration précipitée, sifflante, enflait peu à peu dans le silence lugubre. La langue pendante, les yeux exorbités, Ruogno était désormais incapable d’esquisser le moindre geste.

« Tia ? » répéta Véhir.

Une forme grise fendit le rideau de ténèbres et fit quelques pas dans leur direction. Ce n’était pas Tia, mais une créature vêtue d’un ample manteau de fourrure et d’un fichu de laine qui ne laissait apparents que les yeux. Des yeux jaunes, fendus, agrandis par la frayeur, barrés par les traits noirs et verticaux des pupilles. Un regard inquiétant, fascinant, dont Véhir ne parvenait pas à se détacher.

« Évite de la fixer, chuchota Ruogno. C’est une femelle siffle. »

Les mises en garde du batelier eurent pour seul effet d’aiguillonner la curiosité de Véhir. Il avait entendu parler des siffles par quelques anciens de Manac qui, sur l’ordre du comte, avaient livré un contingent de gavards à une ambassade d’Ophü de passage à la cour de Luprat. De leur bref contact avec la délégation siffle, les anciens avaient gardé le souvenir d’êtres mystérieux aux mines sournoises et à la peau écailleuse. On disait d’eux que, comme les vipères et les couleuvres, ils goburaient leurs proies entières, vivantes – une rumeur confirmée par le cousin roux sur la rive du lac – , et qu’ils avaient ensuite besoin de plusieurs jours pour les digérer. Il en ressortait que la communauté préférait ses maîtres hurles, mais c’était sans doute une façon pour les grognes de justifier leur inqualifiable résignation.

Sur les bords du fichu naissaient les sillons qui striaient les joues et le crâne de la siffle. Des gémissements à peine perceptibles se glissaient dans ses halètements. Elle resta immobile le temps d’un brame de cerf, puis, sans un mot, elle dénoua son fichu et le jeta dans la neige. Aucun pelage ne couvrait son crâne et sa nuque luisants, squameux, étoilés de taches noires. Son museau triangulaire et court se perçait en son extrémité de deux narines minuscules et rondes. Elle dégrafa les attaches de son manteau de fourrure. Elle ne portait rien en dessous, hormis des bottes fourrées qui lui montaient jusqu’aux genoux. Véhir aperçut son ventre gonflé, ses mamelles lourdes, ses jambes longues et fines. Aucune écaille, aucun poil ne troublait la peau de son corps, aussi blanche, lisse et tendre que la couenne des pucelles de Manac. Elle lui lança un regard indéchiffrable, retira son manteau, l’étala sur le sol et s’allongea dessus, la tête posée sur son fichu, les jambes relevées et écartées.

« Par les coïlles de mon géniteur, ct’e sac d’écailles va nous pondre un œuf ! » s’exclama Ruogno.

Le ventre distendu de la siffle fut secoué par une série de convulsions qui lui arrachèrent un cri et corroborèrent les propos du batelier. Véhir n’avait jamais eu l’occasion d’assister à un aptiotement dans la communauté, les mâles étant proscrits dans la salle où les troïas mettaient bas. Le froid et la nuit semblaient tout à coup reprendre vie, s’emplir de la magie et de la douleur de la naissance. La femelle siffle serrait les mâchoires, étouffait ses cris, labourait la neige et la terre de ses talons, s’interrompait à intervalles réguliers pour tourner la tête dans leur direction et leur adresser une supplique muette.

« C’est l’moment ou jamais ! » gronda Ruogno.

Brandissant son espadon, il s’avança de deux pas vers la siffle, mais le grogne lui barra le passage, la dague levée à hauteur de poitrine.

« Sois pas si empressé, le grogne, ton tour viendra après ! » marmonna le batelier.

Véhir ne répondit pas, mais son air résolu et la flamme nouvelle qui embrasait ses yeux rouges suffirent à intimider Ruogno, qui se souvint à propos que le grogne avait occis cinq ou six des coupe-jarrets de Graïrl dans l’auberge de Muryd.

« Tu connais pas les siffles, espèce d’imberloqué, insista le ronge. Tu comprends donc pas qu’elle s’occupera de nos couennes dès qu’elle aura aptioté ? Elle a dans ses crochets de quoi envenimer tous les habitants du pays de la Dorgne. J’lui réglerai son compte si tu t’en sens pas le courage. »

Véhir ne s’écarta pas, et ce fut Ruogno qui, comprenant qu’il n’avait aucune chance d’infléchir la volonté de son vis-à-vis, rompit le premier et s’éloigna d’un pas lourd en direction des chevacs.

« N’attends aucune gratitude de sa part, maugréa-t-il en saisissant sa selle posée dans la neige. Elle t’enjominera et te goburera tout entier aussi vrai que j’m’appelle Ruogno. Et tu pourras pas m’reprocher de pas t’avoir prévenu, vu que tu s’ras dans son estomac. »

La siffle avait expulsé des débris qui ressemblaient à des fragments de coquille brisée. De semblables restes jonchaient les nids de vipère. Une ancienne de Manac avait un jour expliqué à Véhir que les petits des serpents naissaient dans des œufs mais que, contrairement aux oiseaux, aux poissons et aux insectes, ces mêmes œufs restaient dans le ventre de la mère jusqu’à leur éclosion. Les siffles n’avaient apparemment pas que les écailles, les crochets et le venin en commun avec les reptiles. Malgré sa souffrance, malgré l’intensité de ses efforts, la femelle ne transpirait pas. De même, aucune vapeur ne montait du sang qui s’écoulait de son bas-ventre et se délayait dans la neige. Elle continuait d’évacuer les morceaux de coquille, dont certains, très larges, lacéraient le sillon de sa terre secrète et l’intérieur de ses cuisses. Véhir chercha un moyen de soulager sa souffrance, puis il estima que toute intervention de sa part serait comme une violation dans une cérémonie intime. Ces instants appartenaient à la siffle, ce serait une hérésie que de les lui dérober. Sans compter que son ignorance et sa maladresse risquaient d’avoir l’effet inverse à celui escompté. Il veilla donc sur elle en silence, surveillant du coin de l’œil Ruogno qui s’affairait entre les chevacs. Elle lui lançait de temps à autre un regard implorant comme elle se serait accrochée à une aspérité pour ne pas basculer dans un précipice. Sa langue en forme de fourche pointait entre les deux crochets recourbés qui saillaient sous sa lèvre supérieure. Un spasme la secoua de la tête aux pieds et la laissa pantelante sur sa fourrure étalée. Elle leva le bras en direction du grogne. Il lui saisit la main après un court moment d’hésitation : ses trois doigts glacés et dépourvus de griffes avaient la finesse et la souplesse de pattes d’araignée. Son ventre ondula de nouveau, comme balayé par une puissante vague intérieure. Il vit nettement la poussée du p’tio sur son bas-ventre, une bourrade qui évoquait la charge d’un bélier. Il entendit les éclats d’une dispute derrière lui. Il n’eut pas besoin de se retourner pour reconnaître la voix de Tia. Son attention fut attirée par un mouvement entre les cuisses de la siffle : une petite tête humide, luisante, squameuse, pendait maintenant au-dessus de la neige. Les doigts de la siffle se recroquevillèrent dans la paume du grogne. Elle émit une longue plainte avant de plier les jambes puis, dans un ultime effort, expulsa le corps de son rejeton. Projeté entre les pieds de sa mère, le nouveau-né resta inerte le temps d’un chant de coucou avant de gigoter de ses quatre membres et de libérer un braillement suraigu entrecoupé de sifflements. Quelques fragments de coquille étaient restés collés à son crâne et à ses épaules. Il sembla à Véhir que c’était un mâle et que, contrairement à sa mère, des écailles brun, rouge et noir lui couvraient presque entièrement le dos, les bras et les jambes. La siffle surmonta son épuisement pour se redresser, le soulever entre ses mains tremblantes et l’envelopper d’un regard à la fois scrutateur et chaviré de bonheur. Puis elle le serra contre sa poitrine, remonta son manteau de fourrure sur ses épaules et, de sa main libre, maintint le col resserré à hauteur de son cou. Le sang, un sang visqueux, presque noir, s’écoulait lentement des égratignures de ses cuisses. « Les mères arrosent les racines de leurs petits, avait dit Jarit, elles leur permettent de se dresser vers le ciel comme des chênes ou des hêtres… » Ce p’tio ne mesurerait jamais sa chance de ne pas avoir été arraché dès sa naissance des bras de sa mère.

 

Elle s’appelait Ssassi et était la douzième et plus jeune épouse de Ssenal, le roi d’Ophü. Les oracles du temple de l’Humpur avaient prédit que la naissance de cet enfant provoquerait la chute de la dynastie régnante et plongerait le royaume dans une longue période d’affliction et de disette. En réalité, Ssassi pensait que les épouses délaissées du harem royal avaient fomenté un complot avec les lais pour se débarrasser de leur jeune rivale et regagner les faveurs du roi.

« Ssenal n’a pas voulu me condamner à mort, j’étais sssa favorite. Il a ssseulement décrété que mon p’tio serait exécuté à sa naissance. J’ai attendu la lunaison des arbres défeuillés pour descampir. Les premiers froids engourdissent les prévôts, et je pensais qu’il me ssserait plus facile de tromper leur vigilance. Mais la première épouse du roi les a prévenus, et ils se sssont lancés à mes trousses. »

Ses propres sifflements et les bruits de succion de son rejeton enfoui sous son manteau et pendu à ses mamelles entrecoupaient ses propos. Assis à l’écart, Ruogno évitait soigneusement de croiser le regard de la siffle. Il y avait une part de remords dans son attitude, mais également et surtout une peur irraisonnée d’être enjominé, envenimé et goburé. Il avait d’abord eu l’intention de mettre la plus grande distance possible entre l’écailleuse et lui, mais Tia l’avait convaincu de rester en leur compagnie en argumentant que, seul, il n’aurait aucune chance de redescendre vivant du chemin des crêtes.

Bien que la piste d’un chamois l’eût entraînée à plusieurs lieues du campement, la hurle n’avait rien rapporté de sa chasse. En revanche, elle était tombée sur une imposante escouade de soldats aux capes frappées du blason du roi d’Ophü, un serpent enroulé autour d’un sabre recourbé. Un cousin roux et deux miaules cernaient le chamois tacheté à l’intérieur d’une haie circulaire de soldats. Des cantinières siffles emmitouflées dans des manteaux de fourrure alimentaient le feu qui brûlait à proximité d’un chariot et faisait fondre la neige sur un rayon de trois pas. Comme elle s’était placée dans le bon sens du vent, aucun d’eux n’avait flairé son odeur. La mort dans l’âme, elle avait renoncé à son gibier et était revenue sur ses pas.

« Ça fait trois jours et trois nuits qu’ils me pistent, poursuivit Ssassi. Ils ont failli me regrappir dans la ferme où je m’étais réfugiée, mais des chiens sssauvages ont donné l’alerte et j’ai pu m’ensauver. Ils n’abandonneront pas tant que je n’aurai pas franchi les frontières d’Ophü. Les légendes du chemin des crêtes ne les arrêteront pas.

— Elles débagoulent quoi, ces légendes ? » s’enquit Véhir.

Ssassi leva sur lui ses grands yeux jaunes, et, à nouveau, il fut envoûté par son regard. Il eut l’impression qu’elle n’avait qu’à en fredonner le désir pour qu’il aille de lui-même se jeter dans sa gueule, qu’elle avait immense comme le démontraient ses fréquents bâillements.

« Elles parlent de monstres gigantesques conduits par des cohortes de démons grimaçants. Sssi un guingrelin a le malheur de les rencontrer, il a le choix entre être transformé en démon ou ripaillé par les monstres. Il n’en revient jamais en tout cas.

— Comment est-ce que vous le savez, alors ? maugréa Ruogno qui fixait obstinément le bout de ses bottes.

— Un roi sssiffle a réussi à s’en retourner dans les temps très anciens. Il a perdu toute son armée, des centaines et des centaines de sssoldats, mais, aidé par un grand ssserpent, il a déjoué les ruses des démons et égaillé les monstres avec son sssabre. C’est depuis ce jour que l’emblème d’Ophü est le ssserpent et le sssabre. Et vous, qu’est-ce que vous aricotez sur le chemin des crêtes ? »

Tia retraça brièvement la succession d’événements qui les avaient conduits dans le royaume d’Ophü.

« J’ai ouï d’un compère voyageur les apparitions des dieux humains dans les grottes du Grand Centre », murmura Ssassi d’un air songeur après avoir jeté un coup d’œil dans l’échancrure de son manteau et constaté que le p’tio, gavé de colostrum, s’était assoupi.

Elle frissonna et rabattit les pans de son vêtement sur ses jambes. Un rayon de lune tomba entre deux nuages et miroita sur les écailles de son crâne.

« Mais je croyais que ce n’était qu’une fabulette pour les sssifflins.

— Ni plus ni moins que vos stupides légendes sur les crêtes, grrii ! » intervint Ruogno d’un ton rogue.

La face de Ssassi demeura impassible mais sa langue fourchue jaillit de sa gueule entrouverte et se trémoussa furieusement devant son museau. Les ronges, constata Véhir, avaient réussi à se créer des ennemis ancestraux de part et d’autre du duché de Muryd. À l’ouest ils vivaient dans la peur de la puissance guerrière des hurles, à l’est dans la crainte de la sournoiserie envenimée des siffles. Et l’intrusion de Ssassi dans leur petit groupe multipliait par deux les terreurs immémoriales de Ruogno.

« Çui a vu leurs merveilles dans leur ancienne demeure, fit Tia en désignant Véhir.

— J’ai ripaillé du grogne au palais d’Ophü, dit Ssassi après un court instant de silence. Et jamais n’avais mangé une viande d’aussi bonne goûture. Mais quelle confiance accorder aux dires d’un sssous-merde promis à la broche ? Il débagoulerait n’importe quelle fredaine pour échapper à son destin.

— Il a empêché le ronge de vous écacher, toi et ton p’tio, objecta Tia.

— C’est pour ça que je ne l’ai pas ripaillé. Pourtant, si je ne mange pas rapidement, mon p’tio n’aura pas assssez de lait pour vivre. »

Véhir se rendit compte qu’il lui serait difficile d’échapper à son destin de grogne. De lui dépendait à présent la survie de quatre prédateurs perdus dans l’immensité neigeuse des crêtes. Il prit également conscience qu’il y avait une certaine grandeur à servir de pâture aux autres êtres vivants. C’était une façon comme une autre de déployer la vie à travers le temps. La sévérité de son jugement sur les grognes de Manac s’estompa. L’élevage des gavards et les lois iniques qui en découlaient, le grut collectif, la séparation des nouveau-nés de leurs mères, le tabou individuel, engendraient une indifférence affective qui permettait aux uns et aux autres d’accepter l’inadmissible et de continuer à vivre. Ils s’acharnaient à perpétuer l’espèce en attendant des jours meilleurs, sans s’apercevoir qu’ils perdaient peu à peu la mémoire, qu’ils franchissaient une frontière d’où il leur serait impossible de revenir. Un épanchement de compassion recouvrait à présent les ruines de la révolte qui l’avait poussé à briser les planches de l’enclos de fécondité. Il n’éprouvait plus aucune répulsion, plus aucun mépris à l’encontre de ses frères grognes. Il avait été pris de pitié devant les gavards, devant Ombe la mêle, devant le couple de glousses qui les avait hébergés sur les bords de la Dorgne, mais pour la première fois, il ressentait cet amour ineffable dont les yeux et la voix de Jarit lui avaient donné un premier aperçu.

« Sui’j… Si vous voulez, pouvez asteur me ripailler, déclara-t-il d’un ton hésitant.

— Tu perds la tête ! » protesta Tia.

Mais il lut dans ses yeux clairs que l’idée avait déjà tracé son chemin dans les pensées de la hurle.

« On trouve pas de gibier dans le coin, insista le grogne. Mieux vaut qu’un seul meure plutôt que cinq.

— T’avais pas l’air d’accord avec ça tout à l’heure ! gronda Ruogno.

— T’avais pas non plus l’intention de partager », rétorqua Véhir.

Le ronge donna quelques coups d’incisives dépités sur un bout de la branche de sapin qu’il avait coupée et taillée avec son espadon. Un vent tourbillonnant étirait la neige en nappes fines et rasantes.

« Donnons-nous encore un jour avant de prendre une décision, proposa Tia.

— Le p’tio résistera sûrement pas un jour.

— Ma réserve de lait devrait sssuffire jusqu’à la nuit prochaine, affirma Ssassi.

— Vous autres, siffles, avez la même façon d’aptioter que les vipères, et pourtant, les vipereaux ne tètent pas leur mère », fit observer Véhir.

La langue dansante et agile de Ssassi réapparut entre ses crochets découverts.

« Avons des écailles, des crochets envenimeux, notre emblème est le grand ssserpent, mais ne sssommes ni des vipères ni des couleuvres ! lâcha-t-elle d’un ton exaspéré.

— Au fait, est-ce que tu as trouvé un nom pour ton p’tio ? » demanda Tia.

La question désamorça le courroux de la siffle, qui écarta les pans de son manteau et contempla son rejeton endormi sur le coussin de ses mamelles.

« Il s’appellera Ssimel, comme le roi des anciens temps qui revint des crêtes.

— Eh bien, si tu veux que ton Ssimel vive, devons descampir sans tarder ou, à l’aube, les éclaireurs miaules et le cousin roux auront tracé notre piste. »

 

Afin de ménager leurs montures, soumises à rude épreuve depuis plusieurs jours, ils marchèrent toute la nuit en tirant les chevacs par les rênes, hormis Ssassi qui, trop épuisée pour tenir sur ses jambes, les chevauchait à tour de rôle. Un vent pénétrant, hurlant, balayait la neige accumulée sur les branches des sapins ou sur les éperons rocheux. Les rayons intermittents de la lune et des étoiles saupoudraient d’argent la ligne de crêtes que ne protégeait aucune barrière, aucun massif. Ils évoluaient selon Ssassi à trois mille pouces d’altitude, dans ces contreforts des montagnes du Grand Centre que les siffles surnommaient le plateau des Millevents. Rarissimes étaient les êtres vivants capables de résister aux rigueurs d’un hiver qui s’y installait dès la fin de la lunaison des chaleurs tardives pour ne se retirer qu’au début de la lunaison des pollens.

Ils ne croisèrent pas âme qui vive jusqu’au crépuscule du jour suivant. Plus préoccupant, ils ne décelèrent aucune trace ni aucune odeur de gibier et durent se contenter d’étancher leur soif en suçant de la neige. Véhir voyait avec inquiétude la lumière décliner sous le couvercle nuageux d’où tombaient de régulières averses de flocons. Il n’oubliait pas les propos qu’il avait tenus la veille à ses interlocuteurs. Au fur et à mesure que se rapprochait l’heure du sacrifice, il regrettait cet accès de générosité qui l’avait poussé à leur proposer son sang, sa viande et ses viscères. Tiraillés par leur fatigue et leur faim, ils l’épiaient avec un autre regard, ils ne voyaient plus en lui l’être doué de parole mais une simple promesse de ripaille. Il lisait toute l’âpreté de son combat intérieur dans les yeux de Tia, ces miroirs transparents où se reflétaient les désirs et les regrets. Lui-même, s’il sentait ses forces décliner, paraissait supporter aussi bien et même mieux qu’eux cette épreuve de la traversée du chemin des crêtes. Ssimel vagissait à fendre l’âme sous le manteau de fourrure de Ssassi, signe que les mamelles de la siffle commençaient à s’assécher. Ruogno mordillait sans cesse l’un des éclats de sapin dont il avait bourré ses poches.

Exténués, ils s’arrêtèrent à la tombée de la nuit au pied d’un promontoire dont l’avancée leur offrait un toit. Les averses de la journée avaient épaissi le manteau neigeux et la température s’était encore abaissée de plusieurs degrés. Ils aidèrent Ssassi à descendre, dessellèrent les chevacs et s’assirent contre la paroi intérieure pour détendre leurs membres douloureux. La siffle eut beau présenter ses tétins crevassés à son p’tio, il ne cessa de vagir, et, en cet instant, ils auraient préféré entendre les vociférations des démons des légendes plutôt que de subir les cris déchirants d’un nourrisson affamé.

Ce fut Tia qui prit l’initiative de briser la gêne qui s’était posée entre eux comme une grosse pierre.

« Ce que tu as dit hier soir, Véhir, ça tient toujours ? »

Ballotté par une vague de panique, le grogne contint à grand-peine une violente envie de se relever et de courir tout droit devant lui. Mais ses jambes flageolaient, les chevacs étaient fatigués, et la nuit glaciale sauterait sur la première occasion de souffler la flamme ténue de sa vie. Il se demanda comment Jarit aurait réagi dans ces circonstances. L’ermite n’avait jamais trouvé le courage de quitter sa forêt, sa prison sournoise selon ses propres termes, et donc n’avait jamais été placé devant un tel dilemme. Curieux comme l’envie de vivre se faisait irrésistible dans les parages de la mort. Les bruits, les lumières, les caresses, les odeurs, les saveurs révélaient toute leur importance quand les événements conviaient au renoncement suprême. Les lais de l’Humpur présentaient la mort comme un passage vers le paradis des dieux humains – ou vers l’antre du Grand Mesle si on avait transgressé les dogmes –, mais, sur le seuil de la porte, elle apparaissait soudain comme une plongée désespérante dans l’oubli, comme une dispersion dans le vide.

« On peut aussi manger un chevac, Véhir, reprit Tia. Rien ne t’oblige à…

— Nous, on peut l’y obliger ! coupa Ruogno.

— J’ai besoin de lait pour mon p’tio, gémit Ssassi.

— Ai’j pas envie de mourir », balbutia Véhir, au bord des larmes.

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il commença à retirer son pardessus. Quelle que fût la manière, la mort n’était pas glorieuse, car aucun être vivant n’accepte d’un cœur léger de déchirer l’enveloppe corporelle qui contient sa vie, mais au moins la mort pouvait être utile. Il dégrafa ensuite son ceinturon, posa l’espadon contre la roche, se dévêtit de sa tunique, de ses bottes, de sa brague. À chacun de ses gestes, il refoulait la peur qui lui commandait de s’emparer de sa dague et de s’étourdir en un ultime combat. Les trois prédateurs l’observaient en silence, les yeux injectés de sang, les lèvres retroussées, la langue pendante. Eux aussi, comme les grognes de Manac, emmuraient leurs émotions, leurs sentiments, pour ne pas fléchir au moment de boire son sang.

Lorsqu’il se présenta nu devant eux, un froid intense l’enveloppa et engourdit ses regrets.

« Prendrez mes habits pour couvrir le p’tio, déclara-t-il d’une voix qu’il voulait solennelle mais qui n’était que caverneuse, comme s’il s’exprimait déjà depuis l’au-delà. Je vous confie la dague des dieux humains. Ai’j pas… Je n’ai pas été digne d’elle.

— Tu en as été le plus digne de nous tous », murmura Tia en se relevant.

La hurle l’inspecta de la tête aux pieds. Même s’il s’était amaigri depuis leur départ de Luprat, même si on lui voyait les côtes, même si les nuits à la belle étoile avaient tanné sa couenne, elle le trouva appétissant. Le chant grondant de son estomac réduisit au silence la petite voix agaçante qui lui serinait qu’elle allait perpétrer l’acte le plus ignoble de sa jeune existence. Elle se réservait le cœur. Le manger, c’était la façon la plus naturelle d’exprimer son élan. Le temps des remords viendrait après, quand elle serait repue, quand il ne resterait de cet étrange grogne que des os et des souvenirs.

Ruogno et Ssassi se levèrent à leur tour et se rapprochèrent de Véhir. La siffle dénoua fébrilement son fichu dans lequel elle emmaillota Ssimel, qui hurla de plus belle, puis elle retira son manteau, l’étala sur le sol et y posa son p’tio. Véhir entrevit l’entrelacs bleuté de ses veines sous sa peau translucide. Il plongea tout entier dans les yeux lumineux de la siffle, dans l’espoir d’être enjominé, apaisé, délivré de la peur hideuse qui se répandait en lui comme un poison violent. Il la vit distendre la gueule et dégager ses terribles crochets, sentit sur sa poitrine et son bas-ventre le souffle chaud de Tia, flaira un bouquet d’odeurs fortes, perçut le mugissement du vent, le hennissement d’un chevac, les vagissements du sifflin…

Les larmes roulaient en silence sur ses joues. Il eut encore le temps de se remémorer la fin de Jarit, sa dignité dans la mort, la noblesse de ses traits. Des crocs se promenaient sur son cou, cherchaient la jugulaire. Les paroles d’agonie de l’ermite se détachèrent de son tapage intérieur : Tu es le dernier lien avec les dieux humains, écoute ton cœur… Il avait écouté son cœur, et ses trois bourreaux, prisonniers de leur faim, allaient trancher ce dernier lien.

Quelle importance ? Cela faisait trop longtemps que les dieux humains avaient renié leurs créatures.