La sagesse n’a pas de frontière, a-t-on vu l’air, l’eau et le soleil s’embarrasser de limites ?
Un trouvre à plume et à bec, venu d’une lointaine contrée afin de conter ses fariboles aux pucelles de cour, fut un soir recueilli par un vieux miaule au poil si tanné qu’on eût dit de l’écorce.
Après qu’ils eurent ripaillé, le miaule pria le trouvre de chanter quelques-unes de ses godelurades, ce que l’autre accepta volontiers, n’ayant aucune autre manière de rendre grâce à son hôte.
Cependant, au deuxième chant, le miaule s’endormit et ronfla si fort que le trouvre rangea sa vielle et, mortifié, se coucha à son tour.
« N’avez guère apprécié mes contes, dit le trouvre au réveil.
— Bien plus que tu ne crois, dit le miaule. Hier soir, il n’y avait pas de vent, et j’avais besoin d’entendre un chant pour me bercer. Je ne suis pas un guingrelin de cour, mais je sais prendre ce qui me convient dans les fariboles d’un trouvre. »
Les Fabliaux de l’Humpur
Véhir haleta, suffoqua, eut besoin d’un long moment pour renouer avec ses souvenirs. Il était allongé sur une couche de bois, sa tête reposait sur un coussin de tissu bourré d’herbes séchées. Ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité et discernèrent progressivement les limites d’une pièce arrondie, exiguë. Une agréable chaleur se diffusait par l’une des bouches qui se découpaient sur les parois de roche et de terre. Quelque chose lui entravait la gorge, un bandage serré d’où émanait une odeur de plantes aromatiques et de minéraux, une douleur vive partait de son cou, lui irradiait le crâne, les épaules, la poitrine.
Il ne se rappelait plus lequel des trois prédateurs lui avait planté le premier ses crocs dans la couenne. Pas Ssassi en tout cas : le venin de la siffle l’aurait tué en moins d’un huant de hibou. Il se demanda si justement il n’avait pas franchi la porte, s’il ne se trouvait pas en cet instant dans les mondes de l’au-delà, dans l’antre du Grand Mesle – en aucun cas dans le paradis de l’Humpur, cette pièce sombre ne correspondait en rien aux images radieuses qu’évoquaient les paroles des lais et qu’il avait lui-même entraperçues dans les livres de Jarit.
Il se souvenait seulement que son cou s’était déchiré, que des griffes avaient labouré son abdomen, que ses jambes s’étaient dérobées, qu’il s’était affalé sur la roche enneigée, que les trois autres avaient fondu sur lui comme des charognards sur une dépouille, que le froid, la peur et la douleur s’étaient associés pour le plonger dans un sommeil qu’il avait cru définitif. Il palpa son ventre, sentit sous la pulpe de ses doigts les boursouflures de plaies en voie de cicatrisation. Une vague odeur de viande grillée flânait dans l’air tiède. Il prit alors conscience qu’il était toujours entier, que ses compagnons ne l’avaient pas dévoré, qu’au dernier moment ils s’étaient rabattus sur une autre pitance pour assouvir leur faim. Il en éprouva de la joie, et aussi une certaine déception. Son sacrifice avait exigé une telle abnégation qu’il en arrivait presque à regretter que la hurle, le ronge et la siffle ne l’eussent pas consommé. Jarit lui aurait certainement soutenu qu’il restait désespérément prisonnier de sa nature de grogne. Mais, et c’est là que résidait la différence avec les gavards de la communauté, son offrande avait procédé d’une démarche volontaire, d’un consentement. Il avait parcouru en toute liberté le chemin qui conduisait à la frontière de l’au-delà, le destin avait voulu qu’il en revînt, il était désormais affranchi de ses peurs.
Une porte s’ouvrit, un flot de lumière en jaillit qui, bien que de faible intensité, le contraignit à fermer les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il distingua la silhouette de Tia au pied de la couche, vêtue d’une robe de peau ornée de broderies. Elle paraissait en meilleure santé que les jours précédents ; ses joues avaient rosi, son pelage avait recouvré son éclat flamboyant et ses yeux clairs leur vivacité coutumière. Elle lui adressa un sourire embarrassé qui coinça sa lèvre supérieure contre l’un de ses crocs.
« Ça fait trois jours et trois nuits que tu sommeilles, hoorrll, murmura-t-elle. Avons eu peur que tu meures, mais Ssofal t’a ramené à la vie.
— Ssofal ? murmura Véhir.
— La femelle siffle qui nous héberge. Elle est arrivée juste quand… quand avons commencé à te ripailler… » La tête baissée, les bras ballants, elle répugnait visiblement à extraire ces mots de sa gorge. « Elle nous a dit que nous ne devions pas te tuer et nous a invités dans son nid. Ton sang était tellement chaud et bon, Véhir, que je n’ai pas voulu l’écouter, hoorrll. Alors elle m’a enjominée, elle a enjominé Ruogno, et nous avons bien été obligés de lui obéir. » Son débit s’accélérait, comme si elle se hâtait tout à coup de vider un sac devenu trop lourd, trop encombrant. « Elle nous a servi de la viande de chamois conservée dans une pièce qu’elle garde froide avec des blocs de glace et elle t’a soigné. Tu n’avais presque plus de sang, tu étais aussi blanc que la neige, mais elle sait le secret de plantes qui t’ont ramené à la vie. »
Elle vint s’asseoir sur le bord de la couchette. Elle ne sentait plus le poil mouillé mais le savon parfumé aux herbes. Transfigurée, comme délivrée de ses démons, elle ressemblait en cet instant davantage aux images des dieux humains des livres qu’à une hurle de Luprat. Elle se pencha sur Véhir à lui frôler le groin de la pointe du museau. Il fut envahi d’un trouble qui chassa ses douleurs, qui donna à son corps la consistance duveteuse d’une lieusée de balles de blaïs et à son vit la dureté d’un soc.
« Te mande pardon, chuchota-t-elle, les yeux embués de larmes. Je suis si faible, je n’aurais pas dû… »
Son haleine tendait sur les joues et le front de Véhir un filet doux et tiède qui le bouleversait. Brusquement, elle inclina la tête et rapprocha ses lèvres des siennes. Il n’avait pas observé ce genre de geste dans l’enclos de fécondité de la communauté de Manac, où les troïas ne faisaient jamais face aux vaïrats mais se contentaient de se mettre à quatre pattes et de tendre la croupe. Il entrevit les crocs de la hurle, eut un mouvement de recul. Plus vive que lui, elle lui emprisonna la gueule. Il chercha de l’air, se débattit, mais elle lui bloqua les bras avec ses mains et les jambes avec ses genoux. Les premiers instants de panique passés, il comprit qu’elle ne lui voulait pas de mal, ignora la douleur lancinante qui se réveillait à la base de son cou, s’abandonna à la pression à la fois ferme et douce des lèvres de Tia. Une langue épaisse et râpeuse s’insinua dans son palais, fureta comme une vipère entre ses dents. Il aperçut, par l’échancrure de sa robe, les deux mamelles blanches de la leude comprimées par le tissu. Son désir enfla comme un fleuve grossi par des pluies torrentielles, déborda, balaya les vestiges du tabou de l’Humpur. Il ferma les yeux pour mieux sombrer dans le puits de délices qu’était la gueule de Tia, un puits moite à la saveur légèrement acide. « Peu’t pas apprendre à être méfiant si n’apprend’t pas à être confiant », avait dit Jarit. Y avait-il plus belle preuve de confiance pour un pue-la-merde que de mêler son souffle et sa salive à ceux d’une prédatrice ? À son tour il tendit la langue et effleura les crocs de Tia, ces armes à présent baissées et presque émouvantes dans leur innocuité.
« Moi j’m’amuserais pas à tailler ce genre de bavette avec Ssassi ! »
Tia tressaillit, se redressa avec une telle brusquerie que la langue de Véhir demeura pointée entre ses lèvres entrouvertes. Il eut l’impression que cette voix grave et familière l’avait coupé en deux comme la lame de pierre d’un faucheur et que sa sève s’enfuyait à gros bouillons par la plaie béante.
Tia se leva, défroissa sa robe, passa la main dans son pelage ébouriffé, se dirigea d’une démarche chavirée vers la porte où se découpait la silhouette courtaude de Ruogno. Le ronge aquatique avait en partie tiré son espadon hors de la gaine passée dans son ceinturon. Sa tunique et sa brague de laine avaient été lavées, ravaudées, le poil rayé de sa face avait recouvré son aspect brillant et soyeux. Son regard inquisiteur s’attarda sur les joues rouges et les lèvres luisantes de la hurle.
« J’ai d’abord cru que tu voulais à nouveau le ripailler, reprit-il. J’m’apprêtais à intervenir, vu qu’Ssofal nous a mandé de veiller sur çui comme sur la merveille des merveilles, puis j’ai compris qu’il avait pas vraiment l’air de souffrir, et j’me suis dit que vous étiez plutôt affairés à…
— Je croyais que c’était ton tour de garder les chevacs, coupa Tia d’un ton courroucé.
— Le p’tio de Ssassi s’est endormi. Elle en a profité pour me remplacer. »
Les yeux ronds et noirs du ronge, qui avait pourtant plaidé la cause de la hurle et du grogne devant Racnar et ses convoyeurs, exprimaient la réprobation, voire l’indignation. Les tabous de l’Humpur seraient plus difficiles à franchir que le chemin des crêtes, que les montagnes du Grand Centre ou que les remparts de pierre des cités.
Le matin du cinquième jour, Véhir s’estima suffisamment rétabli pour se lever. Les remèdes de Ssofal, des onguents à base de plantes et d’argile auxquels elle rajoutait du macérat d’insecte et quelques gouttes de son propre venin, avaient accéléré la cicatrisation de ses plaies. De la profonde entaille à la base de son cou ne subsistait qu’un long bourrelet de chair un peu plus foncé que le reste de sa couenne.
Ssofal avait l’habitude de déambuler entièrement nue à l’intérieur de son nid. Seule la teinte brunâtre des écailles qui recouvraient son crâne et l’affaissement de ses mamelles attestaient son grand âge. Son corps glabre d’une blancheur de neige avait conservé la sveltesse d’une siffline et la fermeté d’un jeune bois. Elle ne s’emmitouflait dans son ample mante de peau et ne chaussait ses bottes que lorsque la nécessité l’obligeait à braver les rigueurs de l’hiver. Sa mère avait exercé pendant plus de dix cycles comme guérisseuse à la cour d’Ophü, avant que les lais de l’Humpur, jaloux de son influence, ne l’accusent de sorcellerie et ne manœuvrent auprès du souverain de l’époque pour obtenir sa condamnation à mort. Quelqu’un avait ouvert son cachot et déposé le berceau de Ssofal, alors âgée de deux cycles, devant la porte – Qui ? elle ne l’avait jamais su, probablement l’un des nombreux mâles qu’elle avait soignés et attirés sur sa couche. Sa mère s’était alors réfugiée sur le chemin des crêtes, là où les légendes et le froid tenaient les curieux à l’écart, et elle avait enseigné à sa fille les secrets des plantes, des poisons et des minéraux. Ssofal n’avait pas eu d’enfant, parce que « les bons coïllards se faisaient rares dans le coin » et que « son ventre était sans doute aussi sec que le cœur d’un lai », et, comme elle n’avait pas voulu retourner à la cour, elle s’était résignée à l’idée que son savoir disparaîtrait avec elle.
Cinq jours plus tôt, alors qu’elle découpait des blocs de neige non loin de son nid, elle avait entendu des éclats de voix, des grognements, des gémissements, des bruits de lutte. Elle n’en avait pas été étonnée, car un rêve l’avait visitée la nuit précédente, qui lui avait montré une créature à la couenne rose, aux soies blanches et à la chair savoureuse cernée par un petit groupe de prédateurs affamés.
« Et le rêve prédisait que la mort de ce pichtre annonçait l’avènement des ténèbres, pas celles de la nuit, ni même celles de la mort, mais celles de l’extinction, celles de l’oubli. »
Elle parlait sans entrecouper ses phrases de sifflements et ses connaissances lui permettaient de ne pas souffrir des effets de la préhibernation. Ses yeux d’un vert uniforme et lumineux avaient un pouvoir d’enjominement nettement supérieur à celui de ses congénères. Lorsqu’il croisait son regard, Véhir se sentait happé par une puissante spirale et projeté dans un ciel vert, apaisant et infini.
Son nid se composait d’une dizaine de cavités reliées entre elles par d’étroites galeries et chauffées par un foyer central dont la fumée s’évadait par les bouches et les conduits d’aération. Elle destinait deux de ces pièces aux élevages de mouchalots, d’insectes, de vers et de rongeurs qu’elle nourrissait avec du blaïs sauvage et des baies séchées. Si la plupart des siffles goburaient leurs proies entières et vivantes, elle prenait le temps de les dépiauter, de les embrocher – sauf les insectes et les vers, qu’elle étalait directement sur une plaque de fer – et de les rôtir aux braises du foyer. Ses diverses préparations, herbes séchées, minéraux broyés, macérats divers, fioles de venin, jarres d’alcool de baie et d’huile de noix, occupaient les rayonnages de deux autres pièces. L’eau de pluie recueillie par un réseau de chéneaux et la neige fondue durant les lunaisons d’hiver alimentaient une citerne creusée à même la roche et qui, grâce à un ingénieux système de tirettes, lui fournissait largement de quoi boire et se laver. Comme elle voyait aussi bien dans l’obscurité qu’à la lumière du jour, elle réservait à l’usage de ses invités les torches à base de résine qu’elle confectionnait elle-même. Elle ne recevait pas assez souvent à son goût, « la dernière visite remonte à quatre ou cinq cycles, le rejeton d’une famille aristocratique d’Ophü incapable de saillir une femelle, je lui ai redressé le soc, c’est sur moi qu’il a essayé sa roideur toute neuve », elle veillait donc sur ses cinq hôtes avec une sollicitude inlassable, sur le petit Ssimel en particulier, qu’elle berçait aussi souvent que possible contre ses mamelles en fredonnant des comptines aux accents nostalgiques.
Même si elle appartenait à un clan prédateur, elle évoquait Jarit par bien des aspects. D’elle se dégageaient la même sagesse, la même bonté que de l’ermite de la forêt de Manac. Comme lui, elle avait trois phalanges à chacun de ses quatre doigts, elle connaissait les secrets de son environnement, elle retardait à sa manière la régression qui conduisait les clans prédateurs et les communautés agricoles à la bestialité. Le temps estompait ses caractéristiques siffles et la rapprochait de l’idéal de l’Humpur tel que Véhir l’avait admiré dans la demeure de l’ermite.
Lorsque Tia lui avait restitué la dague des dieux humains, le grogne avait eu la sensation, en empoignant son manche, de retrouver une vieille amie, de revoir le monde à travers les yeux de Jarit, de renouer avec la magie de l’Humpur.
« J’suis quand même ébaubi que la mort de c’te guingrelin… – Ruogno éloigna le mouchalot rôti de sa gueule, s’essuya les lèvres d’un revers de main et désigna Véhir d’un coup de menton –… ait tant d’importance que tu l’dis, Ssofal ! C’était qu’un rêve après tout. Et les rêves débagoulent n’importe quoi ! »
Les regards convergèrent vers la vieille siffle accroupie devant le foyer. Les éclats des braises, sur lesquelles elle soufflait régulièrement, doraient sa peau claire, enflammaient ses écailles, rougissaient les parois rugueuses de la pièce centrale. Elle saisit à pleine main la plaque métallique chauffée à blanc et la posa sur la table basse de pierre autour de laquelle se serraient ses quatre hôtes assis sur des coussins de peau. Comme sa congénère, Ssassi évoluait entièrement nue à l’intérieur du nid, une coutume parfaitement adaptée aux besoins physiologiques des siffles et à la nature de leur habitat. Les vêtements de tissu ou de peaux les auraient empêchés de capter pleinement la fraîcheur du nid durant les lunaisons chaudes et la chaleur du foyer pendant les lunaisons froides. Véhir lui-même, très peu velu en comparaison des prédateurs à poil, avait apprécié de goûter sans entrave les caresses de l’air tiède sur sa couenne. Puis Ssofal lui avait rendu ses vêtements après les avoir ravaudés, lavés et séchés, et il les avait enfilés à regret, autant pour suivre l’exemple de Tia et de Ruogno que pour dissimuler ses érections intempestives lorsqu’il repensait à la douceur ineffable de la gueule de la hurle.
Pendu aux mamelles de sa mère, Ssimel ronronnait de plaisir. Il grossissait à vue d’œil et perdait peu à peu les écailles de son dos et de ses membres. La façon qu’avait Ssofal de déplacer les braises ou la plaque métallique sans ressentir la moindre gêne fascinait Véhir. Le grogne saisit précautionneusement deux sauterelles grillées et les décortiqua. Il commençait à s’habituer à la nourriture siffle, hormis les mulots qui continuaient de lui inspirer un dégoût rédhibitoire et le macérat d’insecte, un breuvage épais et brunâtre dont l’amertume lui provoquait des picotements jusqu’en bas de la colonne vertébrale.
« Les rêves débagoulent n’importe quoi aux oreilles de celui qui ne sait pas les entendre, dit Ssofal en se laissant tomber sur son coussin. Ce sont des messages envoyés par le ciel, des signes qui jalonnent l’avenir.
— L’avenir de tous peut pas dépendre d’la vie ou d’la mort d’un seul, objecta Ruogno. Et surtout pas d’un failli pue-la-merde !
— Ce n’est pas parce que les uns ripaillent les autres que les uns sont supérieurs aux autres, répliqua Ssofal. Un ordre invisible gouverne le monde, où les faibles ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Si tu t’arrêtes à ce que voient tes yeux, à ce qu’entendent tes oreilles, à ce que flaire ton museau, à ce que touchent tes mains, à ce que goûte ta langue, tu ne vaux guère mieux qu’un mouchalot.
— L’ordre invisible, les dieux, tout ça c’est la même fable servie aux pue-la-merde, aux écailleux et aux poilus », marmonna le batelier, les yeux baissés sur la table pour échapper à l’emprise du regard de son interlocutrice.
La vieille siffle désigna Tia et Véhir d’un geste du bras.
« Comment se fait-il alors que tu t’arues avec iceux dans le Grand Centre ? »
Ruogno haussa les épaules et arracha d’un coup d’incisives un morceau de mouchalot.
« J’savais pas où descampir après l’histoire avec les coupe-jarrets de Graïrl.
— Menterie ! La vérité, c’est que l’ordre visible ne te contente pas, que tu aspères à sortir de ta condition de ronge. Autrement, tu te serais darbouillé pour retourner à Muryd et t’accommoder avec tes ennemis, comme savent si bien le faire les tiens.
— Des fois, j’me dis qu’on aurait bérède mieux fait de l’ripailler, ce guingrelin. Si ton rêve n’est pas qu’une divagance de vieille folle, Ssofal, l’oubli est p’tète la meilleure chose qui puisse arriver à tous les vivants du pays de la Dorgne. »
Ayant prononcé ces paroles, Ruogno enfourna le reste de mouchalot dans sa gueule, se leva, se dirigea de son allure dandinante vers la tenture de laine et passa dans le vestibule, la petite cavité d’où partait la galerie oblique qui donnait sur l’extérieur du nid.
« Y a que moi pour soucier les chevacs ! grommela-t-il en enfilant sa pèlerine. M’en vais les surveiller, ou serviront de pitance aux bêtes féroces. »
Véhir dormait seul dans la cavité où il avait repris conscience quelques jours plus tôt, Ruogno également seul dans une chambre voisine, Tia, les deux siffles et le p’tio dans la pièce la plus vaste et la mieux chauffée.
Tout au long des trois nuits supplémentaires qu’ils passèrent dans le nid de Ssofal, le grogne fiévreux, agité, espéra que la hurle viendrait le rejoindre sur sa couche et lui offrirait à nouveau ses lèvres et sa langue – voire davantage, il avait ressenti le contact avec sa gueule comme une promesse, comme les prémices d’une cérémonie à la fois essentielle et mystérieuse –, mais la porte resta désespérément close, comme si le regard réprobateur de Ruogno avait suffi à rétablir, entre Tia et lui, l’infranchissable fossé de la loi des clans. Elle ne lui témoigna de l’intérêt qu’en une seule occasion, alors qu’il se lavait dans le bac en bois empli d’une eau à la fraîcheur piquante, revigorante. Elle s’introduisit dans ce que Ssofal appelait le « coin de propreté », le contempla sans dire un mot avec ce mélange de désir et de remords qu’il avait surpris à plusieurs reprises dans ses yeux clairs, s’avança de deux pas, tendit le bras, lui effleura le front, le groin et l’épaule avec une délicatesse d’araignée. Le temps d’un reptir de vipère, il crut qu’elle allait passer sa robe par-dessus sa tête et sauter dans le bac, mais, après avoir palpé la cicatrice de son cou et poussé un long soupir, elle se détourna et sortit en l’abandonnant à sa déception, à sa frustration – et en laissant à l’eau le soin de refroidir ses ardeurs.
La veille de leur départ, Ssassi exprima l’intention de les accompagner jusqu’au Grand Centre.
« Impensable ! se récria Ruogno. Le froid et les bêtes sauvages emporteraient ton p’tio plus sûrement que les démons et les monstres des crêtes.
— Dis plutôt que tu as peur que je t’envenime pendant ton sssommeil, rétorqua Ssassi.
— Les hurles croient pisser plus loin que les autres, et vous autres, les siffles, vous vous figurez toujours tout connaître sur tout, grrii ! Si j’avais eu peur de ta venime, et aussi d’la venime de Ssofal, j’me s’rais darbouillé pour descampir. De toute façon, on a que trois chevacs. »
Véhir devina que le batelier était tenaillé par une crainte qu’il ne voulait pas ou ne pouvait pas avouer. Il se cachait derrière son poil épais et son air bourru, mais la lumière de ses yeux avait changé, il portait un regard différent, comme nettoyé de l’intérieur, sur ses vis-à-vis. Sur Ssassi en particulier, qu’il épiait à la dérobée comme un p’tio cherchant à percer le mystère d’un adulte.
« Ruogno a raison pour une fois, intervint Tia. La place de Ssimel n’est pas…
— Sssauf si je le confie à Ssofal jusqu’à mon retour », coupa Ssassi.
La vieille siffle se pencha sur le p’tio endormi dans ses bras.
« Je serais la plus heureuse des femelles du royaume, fredonna-t-elle. J’aurais pour moi toute seule un prince d’Ophü.
— Ssimel… n’est pas le fils du roi, bredouilla Ssassi. Mais celui de Ssabor, le connétable.
— Un failli bâtard, hein ! grinça Ruogno. L’est pour ça que tu veux l’abandonner ? »
Le temps d’un coasse de crapaud, Ssassi parut sur le point de se jeter sur le ronge et de lui planter ses crochets dans le museau. Sa langue se trémoussa entre ses lèvres, des gouttes de son venin dégoulinèrent sur son menton, dégringolèrent en pluie sur ses mamelles.
« Je… je sssuis sssa mère ! s’écria-t-elle d’une voix gonflée de colère. Que m’importe que ssson père sssoit le roi d’Ophü ou le plus misérable de ssses sssujets ! Je chéris Ssimel plus que tout au monde mais, sssi je ne pars pas avec vous, sssi je rate cette chance de rencontrer les dieux humains, je passerai le reste de ma vie à me maudire !
— Bâtard ou non, il restera mon prince, murmura Ssofal. Je lui enseignerai les secrets de la terre, j’en ferai le plus grand guérisseur du royaume d’Ophü, du pays de la Dorgne.
— Il n’aura pas besoin du lait de sa mère ? s’enquit Tia.
— Je le fortifierai avec l’amour de la terre, avec le miel des plantes, avec le sel des pierres. Jamais on n’aura vu p’tio plus gaillard, plus joyeux. Ssassi prend la bonne décision : elle a transgressé la loi du harem royal, il vaut mieux, pour elle et Ssimel, qu’elle s’éloigne pendant quelque temps. Bon nombre de siffles l’ont vue à la cour d’Ophü. Si un voyageur ou un chasseur venait à la reconnaître, il alerterait aussitôt les prévôts, et nos têtes seraient clouées sans tarder sur les portes du rempart. Je m’occuperai de son rejeton jusqu’à ce qu’elle s’en retourne du Grand Centre. Et puis il faut une siffle dans votre équipée. Il ne sera pas dit que les écailleux seront absents de la rencontre avec les dieux humains. »
Elle s’efforçait de paraître enjouée, mais Véhir lut de la tristesse dans le vert assombri de ses yeux. Avait-elle vu la mort de Ssassi dans ses rêves ? Savait-elle que la mère de Ssimel ne reviendrait jamais sur le chemin des crêtes ? Un long moment de silence suivit ses paroles, haché par les craquements des braises et la respiration bruyante du p’tio. Des larmes glissaient sur les joues de Ssassi, diluaient les gouttes plus sombres de venin qui lui maculaient les joues et le menton.
« Ça change rien au fait qu’il nous manque un chevac ! maugréa Ruogno.
— On se darbouillera », dit Tia.
Le ronge eut beau se rencogner contre la paroi et se soustraire à la lumière du foyer, il ne put éteindre les étoiles qui brillèrent dans la nuit de ses yeux.
Le lendemain matin, ils s’aperçurent qu’il ne leur manquait pas une monture, mais deux. À cinq pas du promontoire rocheux, la carcasse gelée d’un chevac gisait sur la neige tassée et souillée de fleurs pourpres. Les bêtes sauvages n’avaient laissé de lui qu’un squelette où pendaient quelques lambeaux de chair et des crins pétrifiés.
« À moins encore que ce soient les monstres des crêtes, suggéra Ruogno.
— Tu gobures les fariboles sssiffles, maintenant ? » ironisa Ssassi.
Elle avait longuement serré son p’tio avant d’enfiler ses bottes, son manteau de fourrure, et d’enrouler son fichu autour de sa tête. Ssimel n’avait pas protesté lorsqu’elle l’avait remis à Ssofal et s’était engagée dans la galerie. Elle-même, ayant pleuré toute la nuit, avait asséché son réservoir de larmes. Elle portait sur l’épaule l’un des deux sacs de vivres que leur avait préparés la vieille siffle, le ronge s’était chargé de l’autre. Les rayons rasants du soleil naissant peinaient à déchirer le voile nuageux, la bise s’engouffrait rageusement sous leurs vêtements. Les pieds de Véhir s’engourdissaient déjà dans ses bottes. Si, au dire de Ssofal, l’hiver du chemin des crêtes n’offrait qu’un faible aperçu des températures glaciaires du Grand Centre, leurs chances lui paraissaient minces, voire nulles, d’atteindre les grottes où apparaissaient les dieux humains. Le grogne glissa la main dans la poche de son pardessus et serra le manche de la dague. Le métal lisse et froid se réveilla peu à peu sous ses doigts. Comme il craignait que le métal grossier de son espadon ne contrecarre la magie des dieux humains, il avait confié l’arme des convoyeurs à Ssassi, qui avait passé le ceinturon sous sa fourrure, directement sur sa taille nue, et s’était exercée à piquer la lame ébréchée sur une congère.
« Les deux chevacs porteront les sacs de vivres, proposa Tia. Nous marcherons à côté.
— On s’ra vite ébaudés à ce train-là ! marmonna Ruogno.
— La hurle parle juste, dit Ssassi. Marcher nous tiendra chaud, nous empêchera de geler.
— Qui sait combien de lieues on d’vra courir jusqu’au Grand Centre, soupira le ronge.
— Sssi tu as peur, tu peux demeurer chez Ssofal jusqu’au retour des lunaisons chaudes », lança la siffle.
Ruogno ouvrit la gueule pour répliquer, se ravisa, se rendit sous le promontoire, posa le sac et vivres et sella un chevac. À cet instant, Véhir remarqua les formes noires et immobiles d’une dizaine de grolles perchées sur l’avancée rocheuse.
Cinq jours durant, ils progressèrent avec une lenteur désespérante sur les crêtes nues, mornes, fouettées par un vent glacial et balayées par des averses de neige qui les obligeaient à s’arrêter, à s’abriter sous un rocher ou, lorsqu’aucun refuge naturel n’était disponible, sous le ventre des chevacs. Bien qu’il parût impossible que la vie ait réussi à s’agripper dans une telle désolation, des cris sourds ou aigus retentissaient de part et d’autre du chemin, des sabots martelaient le sol gelé, des bruits de cavalcade enflaient et décroissaient comme des tempêtes éphémères. De temps à autre, les grolles disparaissaient dans les brumes givrantes, dans les tourbillons de poudreuse qui s’élevaient parfois à plus de vingt pas, mais, alors qu’on les croyait définitivement égarées, elles déchiraient soudain les nues, effectuaient un vol rasant au-dessus des chevacs avant de reprendre de l’altitude. À Ssassi, qui s’étonnait de leur présence dans ce désert de neige, Ruogno narra leur intervention contre Racnar et ses convoyeurs. Ce mystère apparut à Ssassi, harcelée par les remords, comme un signe des dieux humains, comme une légitimation de sa décision. Seule la volonté divine pouvait justifier l’abandon de son p’tio, la douleur de ses mamelles pleines d’où s’écoulaient les gouttes d’un lait désormais inutile. Et lorsque la tentation de rebrousser chemin se faisait pressante, intolérable, elle cherchait des yeux les points noirs et mouvants des grolles entre les voiles nuageux et les rideaux floconneux.
Ils mangeaient trois fois par jour, et en grande quantité afin de reconstituer l’énergie qu’ils dépensaient dans leur marche et dans leur lutte incessante contre le froid. Les fines volutes de vapeur qui montaient de la robe des montures empêchaient la viande fumée de chamois, les mouchalots rôtis, les insectes et les vers grillés de devenir aussi durs que du bois.
Chaque fois qu’à la tombée de la nuit il s’allongeait entre Tia et le flanc laineux d’un chevac, Véhir n’était pas certain de se réveiller le lendemain matin. Non seulement à cause du froid qui transformait l’obscurité en une gigantesque chape de glace, mais parce que le concert de hurlements, de grincements et de grattements qui résonnait dans le silence nocturne lui donnait à penser qu’ils étaient cernés par les bêtes sauvages ou les monstres des crêtes. Les griffes de la hurle, les crochets envenimés de Ssassi, la fourberie de Ruogno, leurs espadons et la dague des dieux humains seraient des armes dérisoires face à une horde de fauves affamés ou aux créatures démoniaques du Grand Mesle.
Ce furent les bêtes sauvages qui se manifestèrent le matin du sixième jour.
Alarmé par les croassements continus et assourdissants des grolles, par le comportement nerveux des chevacs, Véhir ne distinguait aucune silhouette, aucun mouvement sur la ligne immaculée et arrondie des crêtes, ni sur les versants latéraux qui se coulaient en pente douce jusqu’aux précipices. Pourtant, une menace presque palpable semblait ternir l’air vif et lumineux que ne parvenaient pas à réchauffer les feux d’un soleil blafard. L’espadon à la main, Tia escaladait les moindres reliefs, les pics rocheux, les congères, pour scruter les environs, mais, bien que ses sens de prédatrice fussent plus aiguisés que ceux du grogne, elle ne remarquait rien d’autre que les scintillements et les tourbillons de poudreuse sur la bande aveuglante d’une largeur de trois ou quatre cents pas qui se tendait entre les bouches sombres des gouffres.
« Si ces maudites grolles s’arrêtent pas de crailler, j’leur coupe le sifflet ! »
Une bourrasque emporta la voix de Ruogno ainsi que le petit nuage de buée qui s’était formé devant ses lèvres.
« Faudrait être un fieffé guingrelin pour couper le cou aux messagères de l’Humpur ! » cria Ssassi.
Gagnée par la préhibernation, elle luttait depuis leur réveil pour ne pas s’allonger dans la neige et détendre enfin un corps qui devenait embarrassant, pesant. Au milieu de la nuit, elle avait entrouvert son manteau de fourrure et s’était couchée sur le flanc du chevac. Elle aurait donné un de ses bras pour se réveiller dans son nid douillet du harem royal, pour s’asseoir dans le bac d’eau bouillante installé chaque matin par les servantes dans la petite salle qui jouxtait sa chambre. Elle s’efforçait de ne prêter aucune attention aux gouttes de lait qui s’échappaient de ses mamelles et traçaient des sillons froids sur son ventre. Il y avait de surcroît le souvenir obsédant de Ssabor le connétable, de leurs interminables saillies dans la pénombre tiède de son nid, de la douceur de sa peau sertie d’écailles souples. Si elle ne chassait pas de son esprit son p’tio et tout ce qui avait trait à sa vie de mère et de femelle, elle risquait de se laisser entraîner dans le dédale des spirales fascinantes, de s’enfoncer dans un sommeil dont elle ne reviendrait pas. Elle avait connu un grand nombre de courtisans et quelques concubines royales qui, en état de préhibernation, avaient choisi de s’installer dans la dormance éternelle plutôt que d’affronter leurs problèmes et leurs tourments. Cela n’avait rien à voir avec le sommeil réclamé chaque soir par le corps fatigué, c’était, au début des lunaisons des premiers froids, une invitation à pénétrer dans un labyrinthe envoûtant et illusoire dont on ne trouvait jamais la sortie.
« Hoorrll ! »
Le silence transi mit un long moment à absorber le cri perçant de Tia. Véhir regarda dans la direction indiquée par l’espadon de la hurle. La blancheur étincelante de la neige lui blessa les yeux, puis, après qu’il eut placé la main en visière sur le front, il distingua de vagues formes une cinquantaine de pas plus loin. Il les prit d’abord pour des congères qui se seraient formées autour d’excroissances rocheuses, mais il s’aperçut rapidement qu’elles remuaient, que les unes se levaient pendant que les autres s’affaissaient et disparaissaient dans la neige.
« Par les coïlles de mon géniteur, quelle sorte de diablerie… commença Ruogno.
— Des bhoms des neiges, souffla Ssassi qui dut faire un violent effort sur elle-même pour rester campée sur ses jambes.
— Jamais vu des bêtes pareilles ! » grommela le ronge en tirant son espadon.
Sauvages, ces créatures l’étaient sûrement à en juger par leur comportement qui s’apparentait à celui d’une horde. Mais leur façon de se dresser sur leurs pattes postérieures, d’agiter leurs pattes antérieures comme des bras, leur pelage blanc qui ne dévoilait pas un pouce de leur cuir leur conféraient une certaine ressemblance avec les membres des clans grondes, hurles ou glapes. Les longs poils de leur face leur camouflaient les yeux et occultaient à moitié leur gueule où on ne distinguait aucun croc. De même, les extrémités de leurs membres semblaient entièrement dépourvues de mains, de doigts, de griffes. Les grolles les survolaient en poussant des croassements agressifs mais elles se maintenaient à une hauteur respectable, comme si la nature de l’adversaire leur interdisait de l’attaquer, voire simplement de l’approcher. Véhir se remémora l’implacable férocité des petits rapaces noirs contre Racnar et ses convoyeurs, et leur manque d’audace face à cette nouvelle menace ne le rassura pas
« Il faut… descampir tout de sssuite, geignit Ssassi. Ou nous… sssommes… ssss… perdus.
— L’ont pourtant pas l’air bien féroces », lança Ruogno.
L’affolement de la siffle se traduisait par une paralysie de son système nerveux, par une incapacité à accorder ses intentions et ses actes. Elle voulut dégainer son espadon mais sa main se suspendit entre son épaule et sa hanche, comme frappée par le gel. Elle eut encore la force de murmurer quelques mots.
« Sss’ils nous égrappent, ils… ils nous emprisonneront… dans la glace… la… glace… ssss… à jamais… »
Elle oscilla sur ses pieds et s’affaissa en tournoyant comme une feuille morte. Le ronge eut le réflexe de lâcher son espadon et de la rattraper par la taille avant qu’elle ne s’effondre sur la neige.
« L’est pas l’moment de roupir ! Avons besoin des forces des uns et des autres ! »
Les paupières de Ssassi, si fines qu’elles en paraissaient translucides, se relevèrent et découvrirent des yeux d’un jaune déjà trouble où les pupilles se réduisaient à de minces fils verticaux.
« Tu… tu sssoucies une écailleuse, ronge ? »
Sa voix n’était plus qu’une filet sonore qui pouvait à tout moment se tarir.
« J’voudrais pas que ton p’tio soye un jour privé de sa mère.
— Ce… bâtard ?
— Pas la peine d’avoir tant d’venin en gueule si c’est pour défaillir au premier tracas.
— Ss… sserre-moi contre toi, ton poil me ravigotera. »
Alors, malgré la peur ancestrale qui resurgissait en lui comme une source d’eau sale, le batelier dégrafa le manteau de fourrure de Ssassi, la releva, ouvrit sa propre pèlerine, remonta sa tunique, glissa les bras autour de la taille de la siffle et plaqua le poil épais de son torse sur sa peau blême.
« Si un jour on m’avait dit que j’m’frotterais avec une écailleuse », ronchonna-t-il.
Toutefois, même si l’aspect lisse et la fraîcheur de la peau de Ssassi le déconcertaient, même si les crochets de la siffle se promenaient à moins d’un pouce de son cou, il ne trouvait pas cette étreinte désagréable. Les drôlesses de Muryd lui produisaient un tout autre effet : leurs déhanchements, leur odeur piquante, leurs roucoulements hystériques suscitaient en lui une excitation brutale qu’il lui fallait calmer en défiant ses rivaux et en sautant sur la femelle élue. Il n’avait jamais retiré de véritable satisfaction de ces brèves saillies, juste une sensation superficielle de soulagement. La douceur froide de Ssassi ne chavirait pas ses sens mais l’apaisait, l’envoûtait.
Il lançait de temps à autre un regard aux créatures des neiges qui poursuivaient leur étrange ballet sur toute la largeur du chemin des crêtes. Leur agitation, désordonnée en apparence, masquait une progression régulière, cohérente. Les cinquante pas du départ s’étaient déjà réduits à trente, et d’autres surgissaient de l’arrière, qui leur coupaient toute retraite. Tia et Véhir se rapprochèrent du ronge et de la siffle. La dague des dieux humains diffusait, dans la main du grogne, un feu qui le brûlait jusqu’à l’épaule. Les grolles craillaient de plus belle, les chevacs renâclaient, secouaient leur crinière, donnaient des coups de cornes.
Ruogno vit que la lumière était revenue dans les yeux de Ssassi. Il ne relâcha pas pour autant son étreinte, il y puisait lui-même de la chaleur, de l’énergie.
« Puisque tu les connais, ces guingrelins, dis-nous comment les ébouiller, suggéra-t-il.
— C’est la première fois que j’en rencontre », souffla la siffle.
À nouveau le venin perlait à ses crochets et dégouttait sur sa lèvre inférieure.
« Comment s’fait alors que t’en as tellement peur ? »
Elle recula la tête et le fixa avec une telle intensité qu’il eut l’impression de flotter dans un gouffre jaune. Son regard se porta machinalement sur les tortillements de la langue de la siffle. Il sentit la bise glaciale se faufiler entre ses poils hérissés.
« Les fables disent que les bhoms encachotent leurs prisonniers dans les glaces profondes jusqu’à ce qu’un jour le sssoleil se réchauffe et les fasse fondre.
— Sont les démons des légendes ?
— Sssont les esprits de l’hiver, sss’aruent parfois jusque dans les nids pour enlever les sssiffles en préhibernation.
— Si décollons la tête de quelques-uns, p’tète que…
— On pourra en ébouiller une poignée, et je n’en sssuis pas sssûre, mais ils sssont tellement nombreux qu’ils finiront de toute façon par nous déborder. Lâche-moi asteur, je sssuis bien réveillée. »
Le ronge se détacha à regret de la siffle, remit de l’ordre dans ses idées et dans ses vêtements avant de ramasser son espadon.
Les deux lignes des créatures des neiges se resserrèrent peu à peu sur les trois prédateurs, le grogne et les deux chevacs. Les grolles n’étaient plus que des taches sombres et décroissantes sur le fond incandescent du ciel. Qu’elles eussent battu en retraite ou qu’elles fussent parties chercher du renfort, elles avaient admis l’inégalité du combat.
Pris individuellement, les bhoms, dont les plus grands atteignaient à peine la taille d’un grognelet ou d’un sifflin, n’étaient guère impressionnants, mais l’ensemble dégageait une impression de mouvement machinal, implacable. Ils ne poussaient aucun cri, et le froissement à peine perceptible de leurs poils blancs sur la neige accentuait l’aspect mécanique de leur progression. Ils n’avançaient pas lorsqu’ils se redressaient, ils se contentaient d’agiter leurs membres supérieurs, comme s’ils s’appliquaient à conserver leur équilibre. Ils semblaient alors en attente, hors de leur élément, puis ils s’enfonçaient dans la neige et, le temps pour un grogne de Manac de faucher un petit carré de blaïs, ils en ressortaient trois ou quatre pas pas plus loin. Véhir comprit pourquoi ni Tia ni lui-même ne les avaient repérés sur les étendues verglacées du chemin des crêtes : ils ne vivaient pas sur la neige, mais dans la neige, comme des poissons dans les rivières, et leurs gueules bordées de poils spumeux bâillaient comme des puits abandonnés et cernés par la végétation.
Le grogne leva la dague à hauteur de son visage. Le métal du manche lui calcinait les ongles. Il doutait fort que la magie des dieux humains lui fût d’un quelconque secours dans le combat qu’il s’apprêtait à livrer. Il n’avait pas peur de la mort, il aurait accepté que les créatures des neiges le tuent pour se nourrir de sa chair, mais il avait entendu Ssassi, et il refusait de toutes ses forces la perspective d’être encachoté pour l’éternité dans une prison de glace.