Chapitre 8

H’Wil

 

Rencontrer un kroaz ne vaut mieux guère que de s’aglumer sur un démon du Grand Mesle.

Tel ce hurle errant qui se vit tout à coup cerné par de grands freux aux plumes noires et au bec féroce.

Comme il était grand et fort, il tira son épée et s’apprêta à défendre chèrement poil et cuir.

Le freux dominant dit alors : « N’y songez pas, seur, seriez réduit en charpie avant même d’avoir touché un seul des nôtres.

— Que me voulez ? demanda le hurle, effrayé.

— Te donnons la vie sauve si tu consens à faire quelque chose pour nous. »

Le hurle accepta, se rendit à Luprat et égorgea la leude qu’ils lui avaient mandé d’assassinier.

Il en fut mal récompensé : agrappi par les prévôts, il fut pendu à la branche basse du grand chêne de justice, et sa tête resta longtemps clouée sur la barbacane du castel.

 

Garde l’honneur en toutes circonstances, quitte à perdre la vie, ainsi auras une clef du paradis.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

Le seur H’Wil retira son heaume et promena sur l’assistance des yeux jaunes luisants d’insolence. Caparaçonné de la tête aux pieds d’un métal grossièrement martelé, il portait une ample cape rouge et noir qui ondulait doucement sous l’effet d’un imperceptible courant d’air. Un poil brun et strié de taches grises lui mangeait entièrement la face, hormis le museau, un appendice allongé, sombre, hérissé de longues vibrisses semblables à celles des miaules. Deux canines immenses et recourbées saillaient de ses lèvres noires aux innombrables plis. Il dominait tous les mâles de Luprat d’une bonne tête. Sa carrure était plutôt celle d’un gronde d’Ursor, et d’ailleurs, il fallait avoir la force d’un gronde pour manier l’énorme espadon qui lui battait les mollets. De lui se dégageait une impression de puissance, de brutalité et de cruauté. Malgré la lumière vive qui tombait des hautes fenêtres et éclaboussait la salle des réceptions, il semblait en permanence environné de ténèbres, comme drapé dans la noirceur de son âme.

Fro frémit à l’idée que Tia aurait pu – aurait dû – se retrouver sur la couche de ce monstre. Elle avait pleuré toutes les larmes de son corps lorsqu’on lui avait annoncé la forfaiture de sa petite protégée, mais, face au seur H’Wil, elle, la légaliste, se surprenait à approuver le choix de la fille septième du comte. Contrairement à ce qu’avait cru son entourage, les chants d’Avile le trouvre avaient continué de résonner dans la tête et dans le cœur de Tia. Fro était sans doute la seule à avoir deviné pourquoi la fugitive avait délivré le pue-la-merde assassin – les dieux humains étaient le trait d’union entre le trouvre et le prisonnier –, mais elle ne s’en était ouverte à personne, craignant que les autorités n’exploitent ses révélations pour remonter sa piste. L’archilai s’était répandu en imprécations et avait exigé du comte qu’il répudie publiquement sa fille, frappée par la malédiction du Grand Mesle et complice de la violation d’un tabou. Les prévôts et les miaules éclaireurs du seur H’Jah avaient battu sans relâche la campagne et les forêts. Sans résultat : leude et grogne étaient demeurés introuvables, comme volatilisés. On commençait à évoquer la magie pour expliquer cette disparition – et, par la même occasion, justifier l’échec des escouades de recherche.

« Votre fille septième, la leude Tia, n’est guère pressée d’accueillir son futur époux, seur comte. »

La voix grave de H’Wil vibra un long moment dans le silence de la salle des réceptions. Debout à quelques pas du trône de pierre, Fro se haussa sur la pointe des pieds pour observer le comte H’Mek. Le seigneur de Luprat arborait sa mine grise et chiffonnée des mauvais jours. Coincé entre le marteau et l’enclume, il traversait l’une de ces passes difficiles qui sont le lot de tous les suzerains : l’aristocratie hurle lui reprochait d’avoir cédé aux exigences de l’archilai, d’avoir retardé l’exécution du grogne et provoqué, ainsi, la mort de plusieurs prévôts dans les ergastules et les souterrains du château ; de son côté, le clergé réclamait une sentence exemplaire contre le seur H’Kor, coupable à ses yeux d’avoir outrepassé les ordres pour assouvir une vengeance personnelle. Et voici que se présentait le seur H’Wil, venu de ses terres avec le gros de son armée. Ils avaient établi leur campement à quelques lieues de Luprat. Déjà des rumeurs circulaient sur les exactions de ses soldats dans les communautés agricoles proches du bivouac. Fro se doutait que ce déploiement de force n’était ni fortuit ni anodin. Elle avait surpris les conversations de quelques aristocrates qui contestaient la légitimité du comte H’Mek et réclamaient un pouvoir plus conquérant.

« Le fait est, seur H’Wil, que des événements imprévus ont changé le cours des choses, déclara le comte d’une voix qui se voulait ferme mais dans laquelle Fro décela des fêlures. Ma fille… non, n’est plus ma fille, l’ai répudiée, hoorrll… la leude Tia, donc, a commis un grand crime : elle a libéré un meurtrier, un suppôt du Grand Mesle, et s’est ensauvée avec çui.

— J’ai ouï d’un grogne qui estoquait vos prévôts, fit H’Wil avec une moue qui donnait à ses canines l’allure de lames de sabres. S’agit-il du misérable délivré par votre fille ? »

Le comte acquiesça d’un air las. D’un geste théâtral, le visiteur désigna les officiers prévôts regroupés sur la gauche du trône autour du seur H’Jah.

« Qu’attendent donc iceux pour claquer le museau d’une femelle et d’un failli pue-la-merde ? »

Des éclats de colère embrasèrent les yeux des officiers prévôts et du seur H’Jah. Des murmures s’élevèrent des deux côtés de la salle, aussi bien des vagues rouge, vert et brun des aristocrates que de l’île noire et figée des dignitaires du clergé.

« Ne sont pas des fuyards ordinaires, seur ! » protesta H’Jah en s’avançant d’un pas.

Hurle le plus redouté sur le territoire de Luprat, le commandant en chef de la sécurité paraissait presque frêle à côté de H’Wil. Cependant, il levait sur son vis-à-vis des yeux gris que ne troublaient ni peur ni sentiment d’infériorité.

« Sont charmés par la magie du vieux sorcier, poursuivit-il. Le grogne possède une dague ensorcelée qui l’enjomine d’une force surnaturelle. M’est avis que se sont envolés sur le souffle du Grand Mesle. »

Le rire de H’Wil roula avec la force d’un coup de tonnerre dans la salle des réceptions.

« La magie ? Je crois plutôt que ct’e grogne a plus de coïlles et de malice que vous autres !

— Notre comte ne tolère pas qu’un malappris s’aglume à Luprat pour insulter ses gens ! »

Fro crut que les deux hurles allaient tirer leur espadon et vider leur querelle sur-le-champ, mais ils se contentèrent de se défier du regard. Bien que H’Jah fût habile dans le maniement des armes, elle ne donnait pas cher de sa peau face à un adversaire aussi puissant. De même, elle s’était rendue le matin dans le campement de l’armée de H’Wil et, à la lueur de ce qu’elle y avait vu, elle n’accordait aucune chance aux soldats du comte face aux hordes sanguinaires du « seigneur de l’animalité », ainsi que H’Wil se plaisait à se définir. Elle craignait qu’il ne saisisse le prétexte de la rupture du contrat de mariage pour renverser le comte et, soutenu par quelques courtisans ambitieux, se proclamer seigneur de Luprat. Il se hâterait alors de rompre les pactes de non-agression avec Ursor et Gupillinde, et c’en serait fini de la prospérité et de la paix dans le pays de la Dorgne. Les bandes de pillards décimeraient les communautés agricoles, le spectre hideux de la famine ferait sa réapparition, devançant son cortège d’épidémies et de bûchers funéraires. Fro avait connu ces lunaisons exécrables où la faim creusait le ventre et ciselait les côtes, où boire de l’eau pouvait vous condamner à mort aussi sûrement que le tranchant d’une hache ou la fléchette envenimée d’une sarbacane, où les soudards des deux camps faisaient subir les pires horreurs aux femelles tombées vivantes entre leurs pattes – le tabou de l’Humpur proscrivait le viol, mais ils s’y entendaient pour inventer des tortures de toutes sortes. La présence de H’Wil au château de Luprat présageait le retour des temps du malheur comme le vol des oiseaux migrateurs préludait au retour de l’hiver sur le pays de la Dorgne.

Le visiteur passa la main sur le sommet arrondi de son heaume.

« J’avais conclu un accommodement avec vous, seur comte, reprit-il. Votre fille septième en gage de mon appui dans le différend à venir contre les ronges de Muryd, hoorrll. »

Certes, malgré ses souvenirs douloureux des temps de guerre, Fro avait elle-même conseillé au comte d’engager ses troupes dans une expédition militaire aux frontières du duché de Muryd, mais il ne s’agissait pas d’un véritable conflit dans son esprit, seulement d’une série d’escarmouches destinées à occuper l’esprit des aristocrates désœuvrés.

« Hélas, je me vois contraint de rompre notre engagement, répondit le comte. Et, puisque n’ai plus ct’e fille à vous donner, je propose un dommagement.

— Au diable, votre dommagement ! tonna H’Wil. J’exige votre fille, et rien d’autre, hoorrll ! »

Deux des fils du comte se tournèrent vers Fro et la consultèrent du regard. C’étaient de braves hurles, dont ni le courage ni la loyauté ne pouvaient être mis en doute, mais ils n’avaient jamais rien compris et ne comprendraient jamais rien au langage du pouvoir. Ils ne songeaient qu’à chasser, saillir les ribaudes, ripailler la viande grasse de gavard et larigoter les tonnelets de vin. Aucun d’eux n’était digne de succéder à leur père, et pourtant, il faudrait bien que le seigneur de Luprat désigne son héritier avant de mourir. Fro tenta de leur expliquer, d’une mimique, que le seur H’Wil s’accrochait à l’arrangement préalable pour placer le comte dans une position intenable et que, par conséquent, la fureur risquait bientôt de déferler sur Luprat.

Le comte leva le bras et claqua des doigts. Une silhouette enroulée dans une cape brune sortit de derrière un pilier et s’avança devant le trône d’une allure hésitante. Fro la reconnut avant même qu’elle n’abaisse sa capuche : Ona, la fille neuvième du comte, une pucelle d’à peine treize cycles et dont la beauté, sans valoir celle de Tia, était l’objet de bien des convoitises. La vieille servante ressentit comme un camouflet de ne pas avoir été placée dans la confidence. Sans doute le comte ne lui pardonnait-il pas d’avoir failli avec Tia, sans doute les courtisans et les religieux jaloux de son pouvoir avaient-ils manœuvré auprès de la famille régnante pour hâter sa disgrâce, quoi qu’il en fût Fro déplora cette mise à l’écart : jeter Ona en pâture au seur H’Wil n’était pas seulement un acte ignominieux mais une erreur. Elle ne devinait que trop bien la suite des événements. Présentez deux grognelets de lait à un empiffre, et il les ripaillera tous les deux jusqu’à la dernière bouchée de viande, présentez deux tonnelets de vin à un soiffard, et il les larigotera tous les deux jusqu’à la dernière goutte.

« Il ne s’agit pas d’un dommagement argentier, reprit le comte en pointant le bras sur Ona. En lieu et place de Tia, je vous donne la leude Ona, ma plus jeune fille, hoorrll. »

H’Wil contempla la jeune leude d’un œil brillant, son pelage d’un blanc virginal, sa face délicate, ses oreilles pointues, son museau rose, ses yeux ronds et noirs, les promesses de sa poitrine sous le tissu vert de sa robe, la finesse de sa taille étranglée par une ceinture d’osier tressé. On ne trouvait probablement pas plus dissemblable que ces deux êtres dans tout le pays de la Dorgne. L’un représentait la brutalité, la férocité, les ténèbres, l’autre symbolisait la grâce, l’innocence, la lumière. Les circonstances poussaient le seigneur de Luprat à sacrifier une autre de ses filles bien-aimées, la deuxième, après Tia, dans l’ordre de ses préférences.

H’Wil tourna autour d’Ona d’un pas lourd. Les semelles de ses solerets crissèrent sur les dalles de pierre. Bien que la leude gardât la tête baissée, ainsi que l’exigeait sa condition de leude et de pucelle, Fro distinguait les éclats fugaces des larmes encore prisonnières de ses cils.

« L’est presque aussi mignarde que sa sœur, seur comte, marmonna H’Wil. Et sa jeunesse est un gage de bonne et longue fertilité, hoorrll. Mais votre offre, pour m’agréer, devra s’assortir de conditions.

— Quelles ?

— Je consens à prendre icelle pour troisième épouse mais je ne renonce pas à Tia. Et si je retrouve votre fille septième, j’en disposerai à ma guise. »

Le comte plissa le museau, signe chez lui de perplexité. Comme soulevée par un vent soudain, l’ombre noire de l’archilai s’agita devant la masse sombre et figée des serviteurs de l’Humpur.

« Le Grand Mesle s’est aglumé dans ct’e femelle. Si la regrappissez, devrez nous la remettre pour qu’elle subisse le châtiment des possédés.

— Sans compter qu’elle a dû asteur franchir la frontière d’un pays voisin, ajouta le seigneur de Luprat.

— Je remuerai tout le pays de la Dorgne ! gronda H’Wil. J’irai s’il le faut jusqu’aux montagnes du Grand Centre, mais je la regrappirai. Et la garderai. Telle est la rançon à verser pour que je devienne votre vassal, seur comte.

— Risquez de vous heurter aux troupes des seigneurs voisins. Iceux n’acceptent pas qu’on s’arue avec des gens d’armes sur leur territoire. »

H’Wil prit le menton d’Ona dans son énorme main velue et griffue, l’obligea à relever la tête et lui adressa son plus beau sourire, un rictus qui relevait sa lèvre supérieure et accentuait son air cruel. Il n’avait qu’à replier les doigts pour broyer les os de la pucelle. La frayeur se manifestait chez Ona par l’ébouriffage du pelage blanc de son crâne, de son front et de ses joues. Elle était nettement plus velue que Tia, raison pour laquelle Fro persistait à préférer la beauté de la fille septième du comte. La vieille servante avait vu juste en prévoyant que H’Wil accepterait Ona sans renoncer à Tia. L’entêtement du visiteur avait toutefois quelque chose d’étonnant : on ne mettait pas une région entière à feu et à sang pour le simple motif de regrappir une femelle, fût-elle la plus jolie drôlesse de tout le pays pergordin.

« Aucune armée ne m’empêchera de reprendre mon bien, martela H’Wil avec une assurance qui parut déplacée à Fro.

— Pourquoi donc tenez tant à Tia ? demanda le comte. Ona se montrera assez docile et féconde pour vous la faire oublier.

— Je dois accomplir mon destin, hoorrll. Ai-je votre promission que ni vous ni les lais de l’Humpur ne chercherez à me la reprendre une fois que je l’aurai capturée ?

— Et si je refuse ?

— Alors, avant de partir, je lancerai mon armée sur Luprat et vous pendrai moi-même par les coïlles à la barbacane de ct’e château. »

Une telle insulte aurait dû valoir une réplique cinglante et une rupture immédiate des relations entre le comte et le seigneur de l’animalité, mais le souverain de Luprat, tout orgueil ravalé, se contenta de bredouiller :

« N’êtes pas assuré de vaincre. »

H’Wil s’écarta d’Ona et se figea devant le trône dans une attitude provocante. À chacun de ses déplacements, les pièces de son armure émettaient des couinements prolongés qui évoquaient le piaillis d’une nichée de grolles.

« Je le suis, affirma-t-il en détachant chacune de ses syllabes. Mais, plutôt que de vous combattre, je préférerais épouser dès ce jour votre fille neuvième et me lancer sitôt à la poursuite de votre septième. Reboutez ma proposition, et je vous gage de réduire votre fief en cendres. Agréez-la, et je serai, davantage que votre gendre, votre fidèle serviteur, votre bras armé. »

Si elle avait eu la possibilité de s’adresser au comte, Fro lui aurait conseillé de différer sa réponse. Pour une raison qu’elle ignorait, mais qu’elle devinait essentielle, H’Wil bouillait d’impatience de se lancer à la poursuite de Tia. Il avait été informé de la fuite de la fille septième du comte et avait pris sa décision bien avant de s’inviter à Luprat. Ce qu’il venait chercher entre ces murs, c’était l’assurance que le comte n’exploiterait pas son absence pour annexer son fief. Fro l’aurait laissé menacer, tempêter sans réagir, car il n’avait pas de temps à perdre avec une guerre. Elle aurait joué avec sa hâte pour lui soutirer des garanties supplémentaires et lui reprendre Ona. Mais elle n’était pas le comte, et le comte, gouverné par la vanité comme la plupart des mâles, n’avait ni sa clairvoyance ni son sang-froid. Elle ne fut donc pas étonnée de l’entendre déclarer :

« L’archilai célébrera vos épousailles avec Ona dès ce jour, seur H’Wil. Ainsi le lien familial fera de vous mon vassal le plus proche et le plus fidèle. Quant à Tia, si réussissez à la regrappir, vous en ferez ce qu’il vous plaira, pourvu qu’elle ne reparaisse plus jamais devant moi. »

Imbécile, songea Fro, ne voyez-vous pas que le lien familial ne signifie rien pour un boître comme H’Wil ? Ne devinez-vous pas qu’il vous renversera de votre trône à son retour, qu’il fera le malheur de vos filles et de votre peuple ? N’avez-vous donc pas compris après tout ce temps que la traîtrise appartient aussi au langage du pouvoir ? La seule façon de traiter un animal enragé, c’est d’endormir sa méfiance et de lui passer une bonne lame au travers du cœur.

Le seur H’Wil se fendit d’une profonde révérence. L’aile rouge et noir de sa cape escamota pendant quelques instants le gris mat de son armure. L’archilai, à nouveau, s’agita comme un roseau ployé par le vent à l’intérieur de sa chasuble et de son capuchon.

« Des épousailles de cette importance méritent une très grande solennité, seur comte, croassa-t-il. Et nécessitent une importante préparation. »

L’archilai, avec qui Fro tombait rarement en accord, en était arrivé aux mêmes conclusions qu’elle. Il cherchait à négocier un sursis pour infléchir la décision du comte, pour le convaincre que Tia ne devait en aucun cas être remise à H’Wil mais rendue aux lais de l’Humpur afin de recevoir son châtiment. Fro espérait, quant à elle, que sa petite merveille échapperait à l’un et aux autres.

Le comte décocha un regard froid à l’archilai.

« Devriez déjà avoir descampi pour préparer la cérémonie, hoorrll. »

Une rumeur ironique monta des différents groupes de courtisans.

« Mais, seur comte…

— Avant le coucher du soleil, archilai. La cérémonie s’ensuivra des réjouissances habituelles. »

Le seur H’Qak, le maître du protocole, s’avança sur le devant de l’estrade, frappa par trois fois les dalles de l’extrémité métallique de son bâton et ouvrit en grand ses mâchoires, qu’il avait fort larges et poilues.

« Hoorrll, hoorrll, que les cuisiniers saignent trente gavards et cent oies grassues ! Que les hérauts aillent colporter la bonne nouvelle dans la ville et dans les domaines ! Hoorrll, hoorrll. »

Fro dissimula dans sa manche le couteau qu’elle avait dérobé quelques instants plus tôt aux cuisines. Le silence retombé sur le palais étouffait les ronflements des seurs qui, abrutis de vin, étaient tombés de sommeil dans la grande salle des ripailles.

Préparée en toute hâte, la fête n’en avait pas moins été grandiose. Plus de deux cents convives s’étaient pressés dans le temple de l’Humpur, parés de leurs plus beaux atours, robes, capes et couvre-chef pour les femelles, tuniques, bragues et manteaux pour les mâles. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, l’archilai et ses assesseurs avaient célébré avec toute la solennité requise les épousailles du seur H’Wil et de la leude Ona. Puis le cortège s’était formé sur le parvis du temple et, conduit par le comte et la leude Kea, la mère d’Ona, avait parcouru à pied les rues de Luprat où la foule lui avait réservé un accueil enthousiaste. La présence des armées du seur H’Wil avait soulevé bien des inquiétudes les jours précédents, et la population hurle montrait d’autant plus de ferveur que cette union éloignait le spectre de la guerre et augurait la promesse d’une paix durable.

La graisse de gavard et le vin avaient coulé à flots dans la grande salle des ripailles du château, ainsi que dans les rues et sur les places de Luprat où une armée de serviteurs avaient disposé force plateaux et tonnelets. Fro avait participé au service, comme toutes les femelles de sa condition, mais, alors que d’habitude elle finissait toujours par se retrouver mêlée aux convives, là où sa connaissance des mécanismes du cœur et de l’esprit lui valait les confidences les plus hardies, aucune leude ni aucun seur ne l’avait en ce jour invitée à s’asseoir à sa table. Après avoir abusé de ses bons et loyaux services pendant des cycles et des cycles, ils l’ignoraient, ils la méprisaient comme la dernière des ribaudes. Le coup de folie de Tia, dont ils la tenaient pour responsable, n’était qu’un prétexte : ils sautaient sur la première occasion de lui rappeler qu’elle n’était pas de leur monde, elle qui avait mouché leur morve et torché leur cul, qui avait favorisé leurs amours adolescentes, qui avait orchestré leurs jeux d’adultes. Ils se hâtaient de se débarrasser d’elle avant que d’inavouables secrets ne s’échappent de sa vieille enveloppe poreuse. À partir de ce jour, elle devrait observer la plus grande prudence dans les couloirs sombres et humides du château.

Elle avait arrêté sa résolution en voyant la graisse de gavard dégouliner sur le menton carré et la tunique noir et rouge de H’Wil. Il ne se servait pratiquement pas de ses mains pour manger, allant chercher les morceaux dans les plats avec le bout du museau. De même, il ne se donnait pas la peine de soulever sa coupe, dans laquelle il lapait à coups de langue vifs et bruyants, il rotait et flatulait sans aucune retenue, et, lorsque sa vessie menaçait de déborder, il extirpait son vit rouge vif du fouillis de sa brague et pissait sous la table sans chercher à viser le vase d’aisances déposé par les serviteurs à ses pieds.

Pas question de laisser ce dégénéré poser ses grosses pattes sur Tia. Fro avait choisi un couteau à lame fine et droite, aiguisé juste avant le banquet pour dépecer les oies. Munie d’une petite torche, elle n’avait rencontré personne dans les cuisines, personne de réveillé du moins, quelques marmitons épuisés dormant à même le sol au milieu de marmites renversées et de flaques claires. Des carcasses presque entières de gavards étaient restées embrochées dans l’âtre gigantesque où le feu s’étouffait sous une épaisse couche de cendres. Leur graisse refroidie pendait en fines dentelles blanches de leur ventre, de leurs cuisses et de leur poitrine. Le fer des broches saillait de leurs gueules entrouvertes comme des langues monstrueuses et rigides.

Fro se rendit à la Tour Grosse par une succession de couloirs qu’elle était l’une des seules à connaître. Avec ses sept étages et ses murs de plus de quatre pas à la base, la Tour Grosse rivalisait de hauteur et de largeur avec le donjon central, réservé à un usage strictement militaire. Le seigneur de Luprat y avait autrefois établi ses quartiers avant de déménager, une dizaine de cycles plus tôt, dans les appartements de la tour sud plus faciles à chauffer, plus confortables. Les principaux collaborateurs du comte et leurs familles s’y étaient installés mais on gardait un étage, le dernier, pour les hôtes de marque. C’est là qu’on avait convié H’Wil et Ona à passer leur nuit de noces.

Fro espérait, sans trop y croire, que l’abus de vin empêcherait le seigneur de l’animalité de déflorer la jeune épousée. Elle s’engagea dans l’escalier à vis qui desservait les sept étages de la tour. Des relents de vin aigre et de graisse rance empuantissaient l’air humide. Elle vit, par une fenêtre à croisée de meneaux, que la lumière de l’aube ourlait déjà les sommets arrondis des collines. Il ne restait pas beaucoup de temps avant le lever du jour. Avant le réveil du monstre. Elle pressa l’allure tout en veillant à faire le moins de bruit possible. Elle avait éteint sa torche et retiré ses bottines et, malgré son pelage épais, elle sentait le froid fureter sous sa robe et se déployer sur son cuir. Les gardes de faction dormaient à poings fermés, appuyés sur leurs hasts ou affaissés contre le mur entre les pichets et les coupes renversés. Les marches étroites coupaient les jambes de la vieille servante qui s’arrêtait à chaque palier pour souffler et reprendre des forces. Des cris montaient des quartiers extérieurs de la ville, où des ivrognes erraient encore dans les ruelles jonchées de corps assoupis.

Elle ne rencontra aucune difficulté à s’introduire dans les appartements du septième étage. Les ronflements des quatre gardes affalés les uns sur les autres devant la lourde porte de bois couvrirent le crissement du verrou coulissant sur son crampon et le grincement de la porte. Ils ne soulevèrent pas une paupière lorsqu’elle se faufila dans le vestibule.

Elle referma la porte et fit glisser le couteau dans sa main. Le silence l’intimida tout à coup. Les lueurs mourantes de deux torches murales dessinaient des cercles rougeâtres sur les pierres de taille. Elle eut un moment d’hésitation avant d’emprunter le couloir qui donnait sur les autres pièces. Son geste n’était pas réfléchi, mais viscéral, et il aurait peut-être des répercussions qu’elle ne soupçonnait pas. C’était la démarche désespérée d’une femelle aimante, d’une mère presque, et non l’acte calculé et froid d’une familière des arcanes du pouvoir.

Les deux premières chambres étaient désertes. Les torches révélaient, par les portes entrebâillées, des lits en ordre, des chaises et des tables bien rangées. Après le banquet, H’Wil avait ordonné aux officiers supérieurs de son armée de retourner au campement. Fro s’était étonnée qu’il acceptât d’être hébergé à Luprat sans escorte, sans protection, puis elle s’en était félicitée : la présence de gardes du corps aurait compliqué sa tâche. Elle trouva le seigneur de l’animalité et sa jeune épousée dans la sixième des douze chambres de l’étage, la plus vaste. La baie grande ouverte donnait sur une immense terrasse ceinte d’un garde-corps. Des rafales de vent s’engouffraient dans la pièce et avivaient les braises qui rougeoyaient dans l’âtre et teintaient de sang les ténèbres et les piliers.

Fro s’approcha du lit à baldaquin, vit les formes étendues et immobiles de H’Wil et d’Ona. Elle eut besoin d’un peu de temps pour s’accoutumer à la pénombre et saisir les détails. Le corps de H’Wil, entièrement velu, était encore plus impressionnant nu qu’habillé. Comme certains hurles mâles qu’elle avait attirés sur sa couche, une courte queue en panache, dont la pointe dépassait du dessous de sa fesse gauche, lui avait poussé en bas de l’échine. Des taches maculaient le drap de lin, sang et foutre bien sûr, mais également urine et vomi. Le pelage blanc de la jeune leude en était tout souillé, et les traces des griffes et des crocs de son époux zébraient ses rares parties glabres. La vie conjugale de la neuvième fille du comte n’avait pas débuté sous les meilleurs auspices. Et le sommeil ne lui avait pas apporté l’oubli, à en juger par la crispation de ses traits, les sillons creusés par les larmes dans le poil de ses joues et les plaintes sourdes qui s’échappaient de ses lèvres tuméfiées. Une odeur de sueur froide flottait dans les effluves de vin, de graisse et de cendres remués par le vent.

Fro raffermit sa prise sur le manche du couteau et s’avança jusqu’au bord du lit. Elle craignit que les frottements de ses pieds sur les dalles ou les battements désordonnés de son cœur ne réveillent le seur H’Wil, mais il continuait de souffler comme une forge, allongé sur le dos, le museau pointé sur le plafond, la gueule entrouverte, les jambes à demi enfouies sous la couverture de laine, le vit – un vit rugueux, tordu, conçu pour blesser – toujours sorti de sa gaine noire et reposant sur son ventre. Elle leva le couteau au-dessus de sa tête. Au dernier moment, elle choisit de le frapper à la gorge plutôt qu’au cœur, car les côtes pouvaient dévier la lame, et elle ne voulait pas prendre le risque de le rater. Elle resta un moment dans cette position, s’efforçant de maîtriser le tremblement de ses membres, les yeux rivés sur le cou de sa cible, enveloppée d’un filet de sueur froide. Une braise craqua dans l’âtre, projeta des étincelles qui tracèrent des paraboles fulgurantes sur le fond d’obscurité. Un autre bruit retentit, quelque chose comme un froissement d’ailes. Elle n’y prêta aucune attention : les tourterelles et les hirondelles vertes avaient pour habitude de nicher au sommet de la Tour Grosse.

Fro abattit le couteau sur la gorge de H’Wil, mais n’alla pas au bout de son geste. Une serre puissante jaillit de la nuit, lui happa le poignet et lui bloqua le bras. Une odeur indéfinissable lui cingla les narines. Elle se débattit, mais la serre se referma comme une pince sur son os et la contraignit à lâcher le couteau. Elle réprima un cri, releva la tête, sonda l’obscurité du regard. Elle distingua d’abord des yeux sombres, légèrement teintés d’ambre par les braises et les flammes agonisantes des torches. Puis un museau en forme de bec en bas d’une face pour moitié lisse et pour moitié habillée d’un duvet noir. La main qui lui tenaillait le poignet était quant à elle couverte de plumes, hormis les doigts, des appendices cornés et terminés par de longues serres.

Glacée d’épouvante, la vieille servante essaya encore de se dégager. En pure perte. Chacun de ses mouvements ne réussissait qu’à accentuer la douleur qui partait de son avant-bras et s’étendait maintenant jusqu’à son épaule. Il y eut un nouveau bruissement d’ailes, et Fro s’aperçut que trois autres créatures s’étaient posées autour d’elle. Entièrement vêtues de plumes noires, excepté sur la face, l’abdomen et le haut des cuisses. Les serres de leurs pieds labouraient les dalles de pierre. D’elles s’exhalaient une tristesse poignante, une impression de froid infini, de malédiction.

Ona geignit, s’agita sur le lit, mais ne se réveilla pas. Chassée brutalement de l’enfance, elle n’était sans doute guère pressée de renouer avec la cruauté de sa nouvelle existence. Fro se rappela soudain les légendes que racontaient les anciens aux p’tios et qui mettaient en scène les dieux humains et leurs ennemis les plus acharnés. Des phrases entières des vieux mythes lui revenaient en mémoire, qui semblaient décrire trait pour trait les êtres de cauchemar qui la cernaient : Les kroaz, d’anciens dieux humains, s’entendirent avec les freux pour fonder une race dégénérée, maudite, mi-humaine mi-volante, devinrent des mauvais généties et contribuèrent largement à la chute du paradis terrestre… Selon les lais de l’Humpur, les kroaz étaient les serviteurs les plus fidèles du Grand Mesle. Ils se glissaient la nuit dans les habitations et emportaient dans leurs serres les infidèles, les hérétiques. Personne n’en avait jamais vu, mais pas un habitant du pays de la Dorgne ne doutait de leur existence. Pourtant, Fro se demandait si elle n’était pas en train de rêver, si elle n’allait pas se réveiller en sursaut dans sa petite chambre des communs. Leur odeur elle-même, un mélange incertain de charogne et de minéraux broyés, la transportait dans un autre monde. La douleur qui lui paralysait le côté droit restait son seul lien avec la réalité.

Elle faillit s’évanouir de terreur lorsqu’une serre se referma sur son deuxième poignet et qu’elle décolla comme une feuille morte emportée par une bourrasque. Elle qui n’avait jamais pu grimper dans un arbre sans être prise de vertige, elle se retrouva soudain à cinq pas de hauteur, au-dessus du baldaquin, allongée sur le vide. Elle crut que les deux kroaz – il fallait bien se rendre à l’évidence et les appeler par leur nom – l’avaient soulevée pour la précipiter sur les dalles de pierre, mais ils agitèrent vigoureusement leurs bras empennés et se dirigèrent vers la baie grande ouverte. Elle pensa alors qu’ils allaient la jeter du haut de la Tour Grosse afin de lui broyer les os, et un flot de panique la suffoqua. Elle ne chercha ni à crier ni à mordre lorsqu’ils franchirent l’ouverture. L’air frais lui gifla la face et le cou. Le petit jour bâillait au-dessus des collines enlisées dans une nuit brumeuse. Les kroaz se maintinrent pendant quelques instants au-dessus de la terrasse, puis, luttant contre un vent violent, s’élevèrent vers le sommet de la tour. Les torches brûlaient en contrebas, frêles lucioles égarées dans les veines sombres de la cité. Cela faisait bien longtemps que Fro n’avait pas contemplé Luprat d’aussi haut, depuis en fait que sa carcasse usée rechignait à gravir les escaliers et qu’elle se contentait d’observer la cité depuis la fenêtre de la chambre de Tia. L’heure était venue d’abandonner ces murs entre lesquels elle avait passé toute son existence et dont elle était devenue la souveraine occulte. Contrairement à ce que prétendaient les lais de l’Humpur, c’était son corps, et non son âme, qui montait vers les cieux de l’Humpur.

Les kroaz volèrent jusqu’au toit de lauzes de la Tour Grosse, rehaussé d’une flèche et de quatre pinacles que coiffaient des étendards aux couleurs passées. Le vent s’engouffrait sous la robe de Fro et la gonflait comme l’une de ces voiles dont se servaient les bateliers pour manœuvrer leurs embarcations sur la Dorgne ou la Zère. Elle discerna, disséminées sur les auvents, des formes aussi figées et inquiétantes que les gargouilles du grand temple de l’Humpur.

Les deux kroaz se posèrent en douceur sur le toit et la relâchèrent dès qu’elle eut réussi à trouver son équilibre sur les lauzes humides. Elle resta d’abord accroupie à mi-pente, trop terrifiée pour esquisser le moindre geste, puis elle entreprit de s’allonger sur le dos afin de décontracter ses membres tremblants et douloureux. Au-dessus d’elle, filaient des nuages bas et lourds qui semblaient se déchirer sur les pointes acérées des pinacles.

« Pourquoi voulais-tu tuer le seur H’Wil ? » fit une voix craillante.

Elle redressa le torse. Un kroaz se tenait à ses pieds, les bras collés le long du corps, les rémiges resserrées pour ne pas offrir de prise au vent. Bien qu’incapable de les différencier les uns des autres, elle eut la certitude qu’elle n’avait pas affaire à l’un de ceux qui l’avaient surprise dans la chambre de H’Wil. Les yeux de son vis-à-vis, des fenêtres de vide, la transperçaient jusqu’au fond de l’âme.

« Vous… vous êtes des kroaz ? balbutia Fro.

— Tel est le sobriquet dont nous affublent les populations superstitieuses du pays de la Dorgne. Entre nous, nous préférons nous appeler les Preux de la Génétie, ou les Génétiens. Et tu n’as toujours pas répondu à ma question. »

Il parlait pratiquement sans ouvrir le bec, un appendice volumineux, recourbé, orné d’une excroissance dentelée et percé de deux orifices sur sa partie supérieure.

« Je… je suis la gouvernante de leude Tia. Et ne voulais pas que H’Wil lui cause du mal.

— Pourquoi donc H’Wil ferait-il du mal à sa future épouse ?

— Sa réputation est celle d’un boître, d’un monstre qui mange ses proies vivantes et bat ses femelles jusqu’au sang.

— De quel droit est-ce que tu interviens dans les affaires du comte H’Mek ?

— Mon maître a pour habitude de quérir mon avis sur les affaires de Luprat. Mais il ne m’a pas consultée avant la visite du seur H’Wil, et j’ai seulement voulu réparer son erreur. »

Une bourrasque emporta la voix de Fro, contraignit son interlocuteur à écarter les bras et à déployer ses pennes pour se maintenir perché sur le toit. Elle entrevit furtivement son abdomen glabre et clair.

« Quelle erreur ? »

La vieille servante oublia peu à peu son vertige et s’enhardit à s’asseoir sur les lauzes. Les serres des deux kroaz avaient imprimé des marques profondes sur ses poignets. Le ciel nocturne se craquelait sur les piques du jour naissant.

« Le comte a déjà donné deux filles au seur H’Wil. Devra bientôt lui remettre son fief. »

Le kroaz émit un raclement caverneux que Fro interpréta comme un rire.

« Tu es maligne pour une servante. Plus maligne que ton maître. Mais sache que H’Wil n’a rien à faire de Luprat. Il poursuit un autre but, plus grand que tout ce que tu peux imaginer.

— L’a parlé tantôt d’accomplir son destin, avança Fro.

— Précisément. Son destin ne s’arrête pas au pays de la Dorgne. Ni même au Grand Centre.

— Et la leude Tia entre pour une bonne part dans ce destin, pas vrai ? »

Les yeux du kroaz parurent s’emplir tout entiers des vestiges de la nuit.

« Tu es vraiment futée, vieille ribaude. Et, comme tous les esprits retors, tu es un obstacle à l’avènement de l’Animalité. Si nous n’avions pas été vigilants, ton couteau aurait brisé la chaîne que nous avons mis des cycles et des cycles à mailler.

— Je ne sais pas quel but vous poursuivez, mais, comme tous les monstres enragés, H’Wil se retournera tôt ou tard contre vous et il vous ébouillera. »

Les kroaz éclatèrent tous ensemble d’un rire lugubre qui perfora les tympans et le crâne de Fro.

« H’Wil est lié à la Génétie pour l’éternité. Nous sommes les héritiers d’une science très ancienne, et les dieux…

— Jamais ne regrappirez la leude Tia ! coupa Fro. A déjà descampi depuis plusieurs jours.

— Nos messagers survolent tout le territoire jusqu’aux lointaines montagnes de l’Est et du Sud, jusqu’aux grandes plaines du Nord, jusqu’à la grande mer de l’Ouest.

— Que ferez-vous d’elle si vous la regrappissez ?

— Elle sera le temple de notre parfaite créature. Et maintenant, fouine-merde, tu vas payer le prix de ton audace. »

Un croassement rauque retentit et les kroaz se ruèrent sur Fro dans un bruissement assourdissant. Des serres et des becs lacérèrent sa robe et lui tailladèrent le cuir. L’un de ses yeux éclata, elle sentit son ventre s’ouvrir, ses intestins rouler en ruisseaux visqueux et chauds sur ses cuisses. Elle perdit connaissance lorsqu’un kroaz commença à lui déchiqueter la truffe.

 

Fro ouvrit son œil valide. Elle volait au-dessus d’une forêt et continuait à répandre son sang et ses intestins dans la lumière de l’aube. Elle avait franchi le seuil de la douleur, déjà délivrée de sa prison de chair. Dans un éclair de lucidité, elle comprit que l’un des kroaz l’avait enlevée pour la ripailler à l’abri de ses semblables. Les croassements de fureur de ses poursuivants s’égrenaient en notes funèbres dans le lointain. Puis un choc violent entraîna son ravisseur à ouvrir ses serres et elle tomba comme une pierre. Avant de s’empaler sur la cime d’un arbre, elle eut une dernière pensée de tendresse et d’inquiétude pour Tia.