Les dieux humains existent-ils ?
À cette question nul ne peut répondre, mais chacun est libre d’encroire à leur intercession.
J’ai cependant ouï d’un ronge qui avait vu apparaître une déesse en un coin reculé du Grand Centre.
« Que t’a-t-elle dit ? lui ai-je demandé.
— M’a causé, mais ses mots n’étaient pas d’ma comprenure.
— Était-elle belle ?
— Plus belle que tout c’qu’on peut imaginer. »
Il ne m’a dit que tout ce qu’on dit déjà sur les dieux, leur parlure et leur beauté.
Il avait une mine de sincérité, mais l’esprit, plus rusé que mille glapes, est capable de toutes les menteries.
La question reste posée.
À la fin, la réponse m’importe peu.
Les Fabliaux de l’Humpur
Véhir courait dans la galerie étroite et obscure vers laquelle l’avaient guidé les bhoms. Une angoisse lancinante l’avait tiré du sommeil. Une sensation oppressante de danger. Un appel pathétique avait retenti au plus profond de lui, qui avait tracé un sillon douloureux entre son bas-ventre et sa gorge. Il avait reconnu la voix de Tia. Ses doutes et sa détresse de la veille avaient été balayés comme les brumes matinales par les grands vents d’ouest. Les dieux et les croyances étaient incapables de lui indiquer une direction, mais il lui restait à parcourir le chemin qui le menait à la leude. Il avait jeté un coup d’œil aux humains congelés dans le pilier caressé par une lumière encore fade. Il ne leur avait plus rien trouvé de divin. Les dieux étaient immortels, et ces deux-là étaient bel et bien morts. Leur beauté, préservée par la glace, ne suffisait pas à en faire des souverains, des protecteurs, des sources vitales. Lui, le pue-la-merde, le contrefait, le sac de couenne, avait sur eux un énorme avantage : son sang circulait dans ses veines, son souffle se répandait dans l’air, son cœur battait au rythme de la création, il avait encore la possibilité d’agir dans les champs de matière.
Des dizaines de bhoms avaient surgi des parois de glace et l’avaient encerclé. De longs frémissements avaient parcouru leur fourrure blanche puis, comme s’ils avaient entendu un mystérieux appel, ils s’étaient dirigés dans un ordre parfait vers le fond de la cavité. Ils ne levaient ni n’abaissaient leurs membres inférieurs, ils avançaient en se dandinant d’un côté sur l’autre. S’ils évoluaient avec l’aisance des poissons dans la neige et la glace, leurs éléments naturels, ils se révélaient d’une gaucherie presque comique sur le sol ferme. Véhir avait supposé qu’ils le guidaient vers la sortie de la grotte. Leur lenteur avait accentué sa propre nervosité. Il avait refréné son impatience en se retournant de temps à autre pour contempler les dieux humains qui, de loin, ressemblaient à des quartiers de viande suspendus dans l’office d’un boucher de Luprat. Les bhoms s’étaient engagés dans une vaste galerie légèrement déclive qui s’était progressivement étranglée. Au bout d’une centaine pas, le sol était devenu moins glissant et, aux lueurs qui venaient mourir dans la pénombre, le grogne avait vu les aspérités rocheuses affleurant les parois de glace, à les crever parfois. Les créatures des neiges s’étaient scindées en deux groupes, réparties de chaque côté de la galerie et immobilisées. Les vêtements transpercés par un froid intense, Véhir s’était glissé entre la double rangée de fourrures tellement serrées qu’elles formaient des haies spumeuses et compactes. Il avait présumé qu’il franchissait à cet instant la frontière du pays des bhoms, qu’ils refusaient d’aller plus loin parce que la neige et la glace leur étaient aussi indispensables que l’air et l’eau aux membres des communautés et des clans. Les êtres vivants devaient pourtant se nourrir pour se maintenir en vie, et on ne trouvait rien à manger dans ce monde gelé. Avaient-ils seulement besoin de manger ? De respirer ? De se reproduire ? Ils semblaient ne pas avoir d’autre fonction que de veiller en silence sur le couple humain prisonnier de la grotte. D’attendre, peut-être, que les feux du soleil fassent fondre la glace et mettent fin à leur absurde devoir. Régis par d’autres lois, ils évoluaient pourtant sur le même plan d’existence que les prédateurs et les proies, ils appartenaient à cette structure invisible qui sous-tendait l’univers et qui leur avait permis d’entrer en contact avec Véhir. Ils l’avaient seulement invité à partager leur secret, à contempler les humains comme Jarit lui avait montré leurs trésors dans son refuge, comme n’importe quel ancien se fait une joie et un devoir de transmettre les légendes que lui ont contées ses ancêtres.
Le grogne les avait dépassés, avait accéléré l’allure puis, sentant le sol devenir rugueux sous ses bottes, s’était mis à courir sans se retourner, les bras tendus vers l’avant pour prévenir d’éventuels obstacles. Il progressait maintenant dans une obscurité totale, effleurait parfois de l’épaule une saillie rocheuse aux arêtes blessantes. Son impatience augmentait au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans les ténèbres saturées d’une odeur minérale aussi épaisse que de la boue. Il guettait une lueur, un signe qui lui indiquât qu’il se rapprochait de la sortie. Il maudit encore une fois la nature qui l’avait doté de membres épais, qui l’avait façonné pour le rythme pesant du labeur. Il n’avait toujours pas appris à synchroniser ses mouvements avec son souffle, à économiser ses efforts. Il aurait voulu caresser la roche avec la légèreté et l’élégance de Tia, il ne parvenait qu’à la marteler avec la lourdeur d’un bœuf. Les bhoms l’avaient conduit vers la sortie de leur monde, mais rien ne prouvait que cette galerie le conduisait vers la hurle. L’incertitude, la fatigue, la faim décuplaient son inquiétude, ses poumons le tiraillaient, ses jambes vacillaient, des gouttes d’une sueur vénéneuse lui dégoulinaient sur le front et lui brûlaient les yeux. Il avait l’impression d’errer dans ce boyau depuis des cycles et des cycles, d’avoir perdu la course de vitesse engagée contre le temps. S’il arrivait trop tard, s’il ne parvenait pas à retrouver Tia vivante, il n’aurait plus aucune raison d’encombrer le pays de la Dorgne, il s’effacerait pour laisser s’accomplir la malédiction de l’Humpur, de la même manière que Jarit et les dieux humains s’étaient effacés, et plus rien ni personne ne s’opposerait à l’avènement de l’animalité.
Plus rien, hormis ces impressions à la fois douces, violentes, excessives, bouleversantes et propres à chaque individu que les trouvres appelaient les sentiments.
Une lueur ténue dans le lointain lui donna un regain d’énergie. Sa main se fourra dans la poche de son pardessus et s’empara de la dague. Trompé par la perspective, il n’atteignit pas l’extrémité de la galerie aussi rapidement que prévu. Les rumeurs confuses qui s’échouaient dans le silence se précisèrent peu à peu en cris aigus, en craillements, en crissements. La lumière crue révélait des taches de sang et des touffes de crin sur les aspérités des parois resserrées.
Tia, Ssassi et Ruogno contenaient tant bien que mal les kroaz. Comme l’entrée étroite et basse interdisait aux créatures ailées d’attaquer en groupe et d’utiliser la voie des airs, elles avaient adopté une tactique de harcèlement. Elles se maintenaient en vol au-dessus du tertre, se présentaient à tour de rôle ou par deux devant l’ouverture, essayaient de repousser leurs adversaires à coups d’ailes, de serres ou de bec, battaient en retraite avant d’être touchées par les espadons. La vague suivante prenait le relais sans laisser le moindre répit aux trois défenseurs, que cette pression soutenue contraignait à reculer peu à peu. Les bras et les jambes tétanisés, le souffle court, la hurle, la siffle et le ronge peinaient désormais à manier les lourdes épées des convoyeurs. Il s’écoulait, entre le moment où ils levaient et abaissaient leurs armes, un intervalle de plus en plus long dans lequel s’engouffraient les agresseurs pour gagner quelques pouces de terrain.
« S’ils s’aruent dans c’te maudite grotte, on finira tous en bouillasse ! » gémit Ruogno.
Il puisait dans sa peur ses dernières gouttes d’énergie, conscient que les kroaz, nombreux, méthodiques et puissants, forceraient tôt ou tard le passage et s’ébouilleraient sur eux comme une nuée de fourmis volantes sur un silo de blaïs. Il s’inquiétait autant pour Ssassi que pour lui. Les chamailleries avec l’écailleuse lui manqueraient plus que ses mille et un fricotages, plus que le plaisir pourtant incomparable de mener un radeau dans le vent capricieux de la Dorgne. Il ne s’était jamais soucié de l’au-delà, trop affairé à survivre pour écouter les prêches des lais, mais, devant la mort qui s’avançait, il acceptait mal de perdre ce qu’il venait tout juste de gagner, un élan inexplicable pour une femelle d’un autre clan, pour une ennemie héréditaire, une attirance qui lui gonflait le cœur et le faisait se sentir aussi niais qu’un rongeon avant sa première saillie.
Tia piqua la pointe de son espadon sur une aile insaisissable puis baissa le bras. Elle décolla de la pointe de ses griffes sa robe plaquée par la sueur sur ses mamelles et fixa d’un air absent les kroaz qui revenaient à la charge.
« C’est moi qu’ils veulent, murmura-t-elle. Descampissez dans la galerie vous deux, ils vous laisseront tranquilles. »
— T’es empressée de r’trouver ton grogne de l’autre côté, hein ? » lança Ruogno, hors d’haleine.
Les moulinets de l’espadon de Ssassi tenaient en respect les kroaz mais ils ne se dérobaient plus, ils disposaient d’assez de place pour esquiver la lame d’un retrait du buste ou d’un pas sur le côté. On n’aurait pas su dire ce qui était le plus monstrueux chez eux, ou le cuir blanc, hérissé de duvet, de leur abdomen et de leurs cuisses, ou leur parure de plumes plus rigides que des cartilages, ou leur énorme bec percé de deux narines, ou l’absence totale d’expression de leurs yeux noirs, bien plus déroutante, bien plus effrayante que les mines féroces des prédateurs sauvages des contrées du Nord.
« Ils viennent me chercher comme ils ont enlevé Fro, répondit la hurle d’une voix lasse.
— J’gage mieux que t’as perdu la tête ! »
Elle haussa les épaules et lâcha son espadon. Un hennissement plaintif retentit derrière eux. Le chevac, ayant compris qu’il ne pourrait se musser tout entier dans la galerie, était revenu sur ses pas. Il se tenait immobile et tremblant dans un recoin sombre de la grotte.
« Aidez-moi au lieu de jacasser ! cria Ssassi. Je ne peux plus les contenir. »
Tia se dirigea alors vers l’ouverture, les bras ballants, les épaules voûtées, la tête baissée. Ruogno ne chercha pas à la retenir. L’attitude de la hurle lui rappelait celle du grogne sur le chemin des crêtes, un mélange de résignation et de grandeur, une manière d’aller au-devant du sacrifice dont il était incapable mais qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer.
Les kroaz cessèrent aussitôt de s’agiter et s’effacèrent comme pour inviter la hurle à sortir. Tia contourna Ssassi et franchit l’ouverture désormais dégagée.
« Avons encore des forces pour nous battre, ssss… »
La siffle leva son espadon, mais, exténuée, elle lança un regard de détresse à Ruogno et renonça à reprendre le combat.
Tia s’avança dans la lumière aveuglante du jour. Le froid se faufila sous sa robe détrempée et lui mordit le cuir. Un soleil encore pâle se levait dans un ciel embrumé. Un à un, tous les kroaz se posèrent dans la neige avec une légèreté surprenante pour des volatiles de leur gabarit.
Ils l’attendaient en silence. Ils n’avaient pas l’intention de la tuer. Deux d’entre eux s’approchèrent de la hurle et tendirent une aile à hauteur de ses bras. C’est alors seulement qu’elle remarqua les longues serres qui dépassaient des rémiges et, sous le fouillis des plumes, des membres longs qui ressemblaient à des bras. Si leur bec recourbé et leurs yeux mornes ne les différenciaient guère de leurs congénères, leurs mamelles en partie enfouies sous un duvet noirâtre désignaient ces deux-là comme des femelles. Elles puaient le vieux, le renfermé, l’arbre creux. Bien que ce contact la fît frissonner de dégoût, Tia ne réagit pas lorsqu’elles refermèrent leurs serres sur ses poignets. Dans son rêve, c’était de cette manière que les kroaz avaient transporté Fro.
« Non, ggrroo ! »
Le cœur de la leude bondit dans sa poitrine. Cette voix, ce grognement… est-ce qu’elle rêvait encore ? Elle n’eut pas le temps de tourner la tête, elle décolla tout à coup du sol dans un bruissement assourdissant, elle s’éleva à une vitesse qui lui donna l’impression que tous ses organes tombaient dans ses jambes, dans ses pieds. Elle bascula vers l’avant et se retrouva à l’horizontale, comme Fro dans son cauchemar, encadrée par une escouade de kroaz qui volaient au ras des ailes de ses ravisseuses. La plaine enneigée s’étendait à perte de vue, cernait l’îlot sombre de la forêt des arbres gardiens, se jetait à l’horizon dans une muraille blanche hérissée de pics étincelants. Les serres lui sciaient le poignet. Glacée par la fraîcheur de l’air, par la terreur, elle se souvint de la douleur effroyable de Fro se démembrant sur les branches et elle craignit d’être précipitée plusieurs dizaines de pas en contrebas.
Des mouvements sur la neige attirèrent son attention. Trois silhouettes couraient devant le tertre rocheux qui n’était plus qu’une bosse blanche et criblée de taches brunes. Elle tendit le cou, plissa les yeux, reconnut Ruogno à sa démarche dandinante, Ssassi à sa peau blême. Et…
Véhir. Le pardessus de Véhir, la couenne rose et l’allure pesante de Véhir. Elle se mordit l’intérieur de la joue jusqu’au sang, ferma les yeux, les rouvrit. Elle n’avait pas rêvé : c’était bel et bien Véhir qui agitait les bras et hurlait des paroles qui lui parvenaient comme des soupirs étouffés. Qui s’engageait dans une course inutile contre les kroaz. Qui creusait un sillon laborieux dans la neige.
Il s’effaçait inexorablement de sa vue. De sa vie… La joie qui l’avait inondée se volatilisa en cendres froides. Elle crut que ses poignets torturés allaient éclater. Elle se rendit alors compte que deux autres kroaz la portaient par les chevilles pour la maintenir allongée et soulager ses épaules disloquées.
Véhir… Ô dieux, pourquoi avait-telle cessé le combat dans l’entrée de la grotte ? Pourquoi avait-elle cessé de croire en lui ?
« Ils ont pris la direction de l’est », murmura le grogne en gardant les yeux levés sur le ciel.
Les points noirs des kroaz s’étaient pourtant évanouis depuis un bon moment dans les brumes lointaines.
« C’est vague ! grommela Ruogno.
— C’est la direction du Grand Centre, insista Véhir, les mâchoires serrées. La retrouverons là-bas, je suis sûr… »
Le batelier le fixa d’un air où le courroux le disputait à la pitié. Comment aurait-il réagi, lui, si ces monstres ailés lui avaient enlevé Ssassi ? La siffle s’était laissée tomber dans la neige, les bras refermés sur ses mamelles pour lutter contre le froid qui se gorgeait d’humidité avec l’arrivée des nuages. Les grolles n’avaient pas reparu, comme si elles avaient accompli leur mission et, maintenant, il leur paraissait évident qu’elles n’étaient pas les messagères de l’Humpur, comme ils s’étaient complu à le croire, mais les servantes des kroaz dont elles étaient par ailleurs les répliques miniatures avec leurs plumes noires, leur bec jaune, leurs yeux vides et leurs serres affûtées. De la même manière que les communautés et les clans de la Dorgne destinaient les animaux purs aux travaux agricoles, les kroaz confiaient certaines tâches au peuple des petits rapaces. Ainsi s’éclairaient les raisons pour lesquelles les grolles avaient veillé avec tant d’attention sur Tia, étaient intervenues contre Racnar et ses convoyeurs, avaient entraîné la hurle dans la grotte de ce tertre rocheux. Les grands freux la voulaient en vie, et c’était là, dans ce foyer minuscule, que se nichait l’espoir de Véhir.
« Faites comme bon vous chaut, reprit le grogne. Moi je continue vers le Grand Centre.
— Un, nous reste plus qu’un chevac aussi faible qu’un nourrisson et presque plus de vivres ; deux, rien n’prouve que ces emplumés s’aruent dans le Grand Centre ; trois, même s’ils y vont, le Grand Centre est aussi vaste que l’pays de la Dorgne ; quatre, j’suppose qu’ils nichent dans des recoins plus difficiles à débrouiller qu’les élans d’une ronge en rut. »
Ruogno savait qu’il ne parviendrait pas à infléchir la volonté de Véhir, et d’ailleurs il ne pouvait s’empêcher de l’approuver dans le fond, mais sa prudence – prudence, et non lâcheté – l’entraînait à jouer sans conviction son rôle d’avocat du diable. Allez donc convaincre qu’il caresse un rêve impossible un failli pue-la-merde qui a trucidé son lot de prédateurs, visité le pays des bhoms et vu, de ses yeux vu, un couple d’humains figé dans la glace !
« Je m’en viens avec toi, grogne », fit Ssassi en se relevant.
Sous sa peau translucide, ses muscles et ses organes se devinaient entre les mailles sombres et serrées de ses veines. Elle se dirigea d’un pas chancelant vers l’entrée du tertre, traînant derrière elle un espadon désormais trop lourd à soulever. Le contact prolongé avec la neige avait bleui ses fesses et le haut de ses cuisses.
« J’aurais la pensée de trahir Ssimel et Ssofal si je n’allais jusqu’au bout du voyage, poursuivit-elle sans s’arrêter ni se retourner. Mais je te le dis, Ruogno, je ssserai bien aise si tu t’agglumes avec nous. »
C’était la parole que le ronge attendait. Lui qui avait toujours hésité à s’éloigner de plus d’une lieue des rives rassurantes de la Dorgne, il serait allé au bout du monde pour Ssassi, dans l’antre du Grand Mesle s’il l’avait fallu. L’écailleuse à la peau douce et aux crochets envenimés l’avait bel et bien enjominé.
Ils se mirent en route au moment où les premiers flocons s’échappaient en folâtrant du couvercle nuageux. Le chevac essaya de les embrocher à coups de corne lorsqu’ils entreprirent de le faire sortir de la grotte, mais les paroles et le regard envoûtant de Ssassi finirent par l’apaiser. Il s’était blessé assez sérieusement au flanc sur les arêtes rocheuses de la galerie et avait perdu beaucoup de sang.
Au milieu du jour, alors qu’ils avançaient avec une lenteur inquiétante entre les averses de flocons plus gros que le poing, l’animal s’arrêta, vacilla un moment sur ses membres fuyants puis s’effondra. Sa blessure s’était rouverte, ses côtes saillaient sous les poils de sa laine noire agglutinés par le sang.
« L’aura plus la force de r’partir, asteur », soupira Ruogno.
Le batelier se pencha sur la masse inerte de l’animal et, à l’aide de ses incisives, trancha les lanières qui attachaient le sac de vivres au pommeau de la selle.
« On n’peut pas le laisser agonier dans ct’e gelure », reprit-il après avoir chargé le sac sur l’épaule.
Véhir dégagea la dague de la poche de son pardessus mais Ssassi l’arrêta d’un geste du bras. Elle dénoua son fichu, se pencha à son tour sur la monture, ouvrit la gueule et lui enfonça ses crochets dans l’encolure. Lorsqu’elle rejeta la tête en arrière, des gouttes de sang et de venin perlaient sur sa lèvre inférieure. Le chevac n’eut d’abord aucune réaction, puis de longs frissons parcoururent sa robe grise, des convulsions secouèrent sa grande carcasse, il souffla, s’ébroua pour expulser le feu dévorant qui se propageait en lui, puis, les centres nerveux paralysés par le poison, il eut une dernière expiration, longue, plaintive, et retomba inerte dans la neige, la langue pendante, les yeux vitreux. Le venin de la siffle l’avait tué en moins d’un huant de hibou. Ruogno douta d’avoir un jour le courage de plaquer sa gueule contre celle de l’écailleuse, comme il l’avait vu faire à Véhir et Tia dans le nid de Ssofal.
Ils ne trouvèrent aucun refuge à la tombée de la nuit et ils durent monter, au beau milieu de la plaine, un abri avec des blocs de neige tassée, une sorte de cabane basse pour ne pas offrir de prises au vent. Ils s’y entassèrent, mangèrent des mouchalots et des insectes presque aussi durs que du bois vert, s’allongèrent serrés les uns contre les autres, Ssassi entre Véhir et Ruogno. Leurs odeurs mêlées surchargèrent rapidement un air que ne suffisait pas à renouveler l’étroite ouverture. Avant de s’endormir, la siffle interrogea le grogne sur le monde des bhoms, sur les dieux humains coulés dans le pilier de glace. Comment était la déesse ? Était-elle aussi belle que le prétendaient les fables de l’Humpur ? Avait-elle des poils ou des écailles ? Des mamelles ? Une porte par laquelle pouvait sss’introduire le mâle ? Et le mâle était-il outillé pour pousser cette porte ? Il lui répondit d’une voix monocorde, sans omettre aucun détail, mais s’abstint de lui avouer qu’il ne croyait plus aux dieux humains. Il ne cherchait pas à bercer d’illusions ses deux compagnons, mais sa vérité n’était pas la leur, il ne s’estimait pas le droit de tailler leurs chimères en pièces comme les troïas et les vaïrats avaient piétiné les siennes dans l’enclos de fécondité. Et puis le ronge et la siffle éprouvaient l’un pour l’autre une attirance de la même nature que celle qui les rapprochait, Tia et lui, et ils avaient encore besoin du prétexte des dieux humains pour se connaître, pour s’apprivoiser. D’ailleurs, comme elle en avait pris l’habitude les nuits précédentes, Ssassi entrouvrit son manteau de fourrure, dégrafa la pèlerine et la tunique de Ruogno, lui glissa les bras autour de la taille et posa la tête sur son épaule. Malgré l’inconfort de sa position, le ronge n’osa pas bouger, de peur de déranger l’écailleuse, de peur qu’elle ne morde involontairement, de peur, surtout, que ne s’estompent le contact de sa peau froide sur son poil et la caresse douce et régulière de son souffle sur sa joue.
La vision de Tia suspendue aux serres des kroaz empêcha Véhir de trouver le sommeil. Ces mêmes kroaz dont elle avait rêvé sur le radeau et qui avaient, selon elle, précipité sa servante sur les arbres de la forêt qui entourait Luprat. Les rêves étaient des signes du ciel d’après Ssofal. N’était-ce pas le rêve prémonitoire de la vieille siffle qui avait sauvé le grogne lorsqu’ils s’était offert aux crocs des trois prédateurs sur le chemin des crêtes ? Les monstres ailés n’avaient pas fondu sur Tia par hasard – le comportement des grolles et l’attitude résignée de la hurle le confortaient dans cette impression –, ils avaient préparé leur coup, ils avaient conçu un projet dans laquelle elle tenait un grand rôle. Quel projet ? Quel rapport entre ces suppôts du Grand Mesle et la fille septième du comte de Luprat ? Il ne trouvait aucune réponse satisfaisante aux questions qui tournaient et retournaient dans sa tête, mais une petite voix lui disait que leur dessein avait quelque chose à voir avec l’avènement du règne animal. Et aussi avec les lais de l’Humpur aux robes et aux pensées aussi noires que leur plumage. Absurde ! Comment penser que Tia, la leude bouleversée par les chants d’Avile le trouvre, fût engagée d’une manière ou d’une autre dans les rangs de la régression animale ? Comment imaginer que les serviteurs de l’Humpur fussent les complices de ceux qu’ils présentaient comme leurs pires adversaires ? Non, les kroaz avaient plus sûrement l’intention d’emporter Tia dans leur repaire pour la dépecer, pour la ripailler, pour user sur elle de cette cruauté diabolique que leur prêtaient les légendes. Et l’espoir s’éteignit en Véhir comme la flamme d’une torche soufflée par une giboulée.
Des grattements retentissaient autour de la précaire construction de neige battue par les vents hurlants. Des bêtes couraient sur la neige, légères sans doute, car leurs foulées courtes, nerveuses, ne déclenchaient ni les vibrations ni les sifflements qui caractérisent le déplacement d’une horde de grands fauves.
De fait, il y avait bien des traces à demi effacées sur la neige lorsque, après une nuit entrecoupée par les réveils en sursaut, une impatience rageuse jeta Véhir hors de l’abri. Après avoir bâillé à s’en décrocher la mâchoire puis étiré ses membres, il s’accroupit et les observa : elles avaient la forme de… mains, avec quatre doigts et un pouce écarté. De mains humaines, comme si des dizaines d’êtres humains avaient traversé la plaine sans se servir de leurs pieds. Il ne connaissait pas un membre des clans prédateurs ou des communautés capables de marcher sur les mains, à l’exception des miaules peut-être, parce qu’ils avaient un sens de l’équilibre un peu plus développé que les autres.
« On a eu d’la visite, ct’e nuit, hein ? »
Debout devant la construction, Ruogno s’appliquait à glisser les attaches de bois de sa pèlerine dans leurs boutonnières. Il mâchait un os de mouchalot du bout des incisives, une besogne qui lui allongeait la gueule, creusait des plis dans le pelage rayé de sa face et lui donnait l’air d’un nourrisson ridé en train de sucer une mamelle.
« Eh, mais on dirait qu’iceux ont des mains à la place des pieds ! s’exclama le batelier après s’être accroupi à côté de Véhir.
— Les sssimiens ont quatre mains… »
Le grogne et le ronge se retournèrent dans le même mouvement vers Ssassi. Elle bouclait son ceinturon sur son ventre lisse tout en maintenant du coude les pans de son manteau écartés. La gaine de l’espadon lui épousait la jambe jusqu’en bas de sa botte. Ruogno fut incendié par un désir aussi soudain, aussi ravageur que celui qui l’avait lancé, la brague baissée, sur les drôlesses ronges dans les cours de Muryd. Si Véhir n’avait pas été là, si Ssassi n’avait pas bâillé et dégagé ses crochets envenimés – un huant de hibou pour raidir un chevac qui avoisinait la tonne… –, il se serait rué sur elle dans la ferme intention d’œuvrer à sa manière pour le rapprochement des clans ronge et siffle. D’enfoncer le tabou majeur de l’Humpur, cette barrière fantomatique dressée par les lais qui ne résistait pas davantage au bouillonnement intérieur que les pontons de la Dorgne aux tempêtes de la lunaison des arbres défeuillés. Les yeux de la siffle flamboyèrent. La tension soudaine du ronge ne lui avait pas échappé. La fourche de sa langue s’insinua avec une lenteur inhabituelle, langoureuse, sur sa lèvre supérieure et sur son museau.
« Les… ss… simiens ? releva Véhir.
— Les ssserviteurs des dieux humains, répondit-elle sans cesser de fixer Ruogno.
— Encore une faillie légende siffle ? » gronda le ronge.
Il n’avait pas trouvé d’autre solution qu’un ton agressif pour détendre la corde noueuse qui partait de son bas-ventre, lui fendait la poitrine et lui obstruait la gorge.
« Sssont dans les fables de chez nous », concéda-t-elle. Et sa langue maintenant se trémoussait entre ses narines comme un brin d’herbe chahuté par les rafales. « Sssont un peu farceurs, mais pas méchants. N’avons rien à craindre d’iceux. Possible que leurs traces nous mènent tout droit jusqu’aux dieux humains.
— Ss… si tu l’dis ! » bougonna Ruogno.
Elle referma son manteau, s’enveloppa la tête dans son fichu et, sans les attendre ni même leur jeter un regard, elle s’élança sur la plaine enneigée que coupait en deux le sillage abandonné par la horde de simiens.
Les nuages restèrent accrochés tout le jour au-dessus de leur tête mais aucun flocon ne tomba, et la neige tassée, durcie par le froid, cessa de s’enfoncer sous leurs bottes. Il portaient le sac de vivres à tour de rôle, Véhir un peu plus longtemps que les autres, habitué au dur labeur de Manac et plus endurant que les deux prédateurs. Une imposante muraille montagneuse barrait l’horizon sur toute sa largeur. Pas un ne l’aurait avoué, mais chacun présumait qu’ils avaient sous les yeux le massif du Grand Centre, chacun se rendait compte que la route était encore longue, peut-être trois jours de marche, voire plus, chacun savait que les vivres ne suffiraient pas, chacun guettait chez l’autre le premier signe de renoncement pour cesser enfin de marcher.
Alors que l’obscurité approchait à grands pas, d’autres traces, venant de la droite et de la gauche, se jetèrent dans le chemin tracé par les simiens. Plusieurs hordes semblaient marcher dans la même direction. Un rassemblement étonnant : l’énormité des distances sur cette plaine interminable interdisait aux groupes de communiquer par le cri, par l’odeur, et il fallait qu’un instinct immémorial les pousse à emprunter la même draille, à se lancer dans la même migration, un peu comme les anguilles, ces serpents d’eau qui dévalaient toutes en même temps les ruisseaux et les rivières pour aller frayer dans ces mers lointaines et mugissantes où nul batelier n’avait osé aventurer son radeau.
Ils décidèrent de s’arrêter et, à nouveau, de construire un abri de fortune pour la nuit quand Véhir, se penchant pour découper un bloc de neige tassée avec sa dague, aperçut une lueur dans le lointain. Une lueur fixe, qui n’avait pas l’éclat instable d’une flamme mais brillait comme un fragment de soleil échoué dans la nuit. Il lui sembla également discerner, autour d’elle, des formes innombrables et tressautantes. Cela tenait du rassemblement de sorciers, du sabbat, d’une diablerie en tout cas, mais, au lieu de prendre ses jambes à son cou, comme auraient dû l’y inciter les croyances superstitieuses du pays de la Dorgne, le grogne décida d’aller y regarder de plus près. Ssassi et Ruogno le virent tout à coup s’éloigner, remarquèrent à leur tour, dans le prolongement des traces des simiens, le halo de lumière qui semblait découper à l’horizon une porte sur un autre monde, qui révélait un pullulement semblable au fourmillement d’une colonie d’insectes.
Le museau du ronge s’allongea de terreur.
« Ct’e guingrelin a vraiment la manie de fourrer son groin dans les pires tracas ! gronda-t-il d’une voix enrouée. Ferait mieux de descampir au lieu de s’aruer dans ct’e diablerie. »
Ssassi lui jeta un regard mi-méprisant mi-narquois avant de rengainer son espadon, de fermer son manteau et de s’élancer à la poursuite de Véhir, que l’obscurité absorbait déjà une centaine de pas plus loin. Ruogno soupira, lâcha le bloc de neige qu’il venait de découper, ramassa le sac de vivres et, se traitant de tous les noms d’oiseaux du répertoire ronge, allongea la foulée pour rejoindre la siffle.
« Tu as eu peur de rester ssseul ? »
Il ne répondit pas, non que le persiflage de Ssassi l’indifférât, mais la lumière, dont le rayonnement semblait s’accroître dans une nuit désormais plus noire que le charbon, requérait toute son attention.
« On dirait que… qu’ça bouge en dedans ! »
Ils rattrapèrent Véhir, qui, ayant également discerné une silhouette à l’intérieur du halo de lumière, s’était arrêté et avait empoigné sa dague. Un froid pénétrant les pinçait sous leurs vêtements et dans leurs bottes. Ils s’étaient suffisamment rapprochés pour s’apercevoir que les formes tressautantes étaient celles de petits animaux à fourrure blanche qui marchaient tantôt à quatre pattes tantôt sur les membres inférieurs. Leur incapacité à rester en place, leurs bonds incessants sur la neige donnaient à leur rassemblement cette allure de ruche surexcitée qu’accentuaient les ondoiements de lumière sur la collerette de poils épais, dressés et verdâtres qui leur entourait la tête et le cou. Leur corps voûté aux longs membres et leur pelage ras les apparentaient à des animaux purs, mais leur face glabre et ridée, leur museau court, leurs fesses pelées, leurs lèvres minces et leurs petits yeux renfoncés avaient quelque chose d’humain. Ils libéraient de temps à autre des cascades de hurlements aigus qui oscillaient entre ricanements et rires.
« Vous v’là asteur d’venus raisonnables ! maugréa Ruogno à voix basse. Nous reste plus qu’à nous ensauver et à nous abriter dans une solide cabane de neige en attendant l’aube. »
Il constata que sa suggestion ne rencontrait aucun écho chez ses deux compagnons, maudit le jour où la hurle et le grogne s’étaient embarqués sur son… enfin, sur le radeau de son maître batelier et l’avaient entraîné dans une succession d’aventures qui avait toutes les chances de s’achever dans cette nuit hantée par les mille démons du Grand Mesle. Des éclairs étincelants parcouraient le halo lumineux, déformaient ou effaçaient les contours de la silhouette, zébraient les ténèbres d’éclats menaçants. Ruogno chercha instinctivement des yeux une cachette où se musser, un trou dans la neige, une congère, mais la plaine ne proposait rien d’autre que sa platitude à demi occultée par la nuit.
D’un geste du bras, Véhir désigna les simiens les plus proches.
« On ne risque pas pire qu’iceux. »
Contrairement à Ruogno, il ne voyait pas la marque du Grand Mesle dans ce phénomène. Il supposait qu’il se reproduisait à intervalles réguliers et agissait à la manière d’un signal pour les hordes établies dans les environs. Il y décelait une relation secrète avec les kroaz, avec Tia, avec les humains figés dans le pilier de glace, avec un ordre invisible, magique, auquel il restait étranger pour l’instant mais dont l’accès se trouvait quelque part dans le Grand Centre. Le vent, la pluie, le soleil, la nuit, le gel, semblaient eux aussi des éléments séparés, incohérents, parfois amicaux et parfois hostiles, et pourtant ils appartenaient à un ordre naturel qui permettait à la vie de se déployer, aux plantes de pousser, aux animaux de se nourrir, aux clans et aux communautés de subvenir à leurs besoins. Il se pouvait également qu’il fût leurré par son désir obsédant de retrouver la hurle, mais, quoi qu’il en fût, il lui fallait affronter cette source lumineuse, recueillir le moindre indice susceptible de l’orienter dans ses recherches.
« Moi j’dis qu’on… »
Ruogno s’interrompit : le grogne s’avançait d’une allure tranquille mais déterminée vers les simiens qui grouillaient autour du halo lumineux comme des essaims de mouches autour d’une torche. Le temps d’un reptir de vipère, le ronge espéra que Ssassi aurait la sagesse de rester avec lui en arrière mais son regard implorant ne suffit pas à dissuader la siffle de se remettre en marche, et, la mort dans l’âme, il n’eut pas d’autre choix que lui emboîter le pas.
Ils atteignirent bientôt la circonférence de l’immense cercle formé par les rangs serrés des simiens. La lumière, désormais stabilisée, en éclairait le centre avec une intensité aveuglante avant de s’atténuer et de mourir en vagues concentriques et décroissantes sur les pourtours. La silhouette se précisait à l’intérieur de sa prison éblouissante, les couleurs s’organisaient en taches vives et persistantes, une tête, des bras, des jambes se dessinaient. Les simiens retroussaient les lèvres sur leurs dents carrées et courtes, bondissaient sur leurs quatre membres, se jetaient les uns contre les autres en hurlant, roulaient sur le sol, se relevaient avec agilité d’enchevêtrements inextricables, projetaient des boules de neige qui se pulvérisaient en vol et criblaient les ténèbres de scintillements éphémères. Ils n’avaient pas de pieds mais quatre mains, ainsi que Ssassi l’avait affirmé à l’aube, et leur invraisemblable souplesse leur permettait de se servir à leur convenance des unes ou des autres. Ils parurent d’abord ne prêter aucune attention aux trois intrus, puis, comme Véhir, Ssassi et Ruogno – ce dernier plus mort que vif avait coincé le sac sur son épaule et dégainé son espadon – commençaient à se frayer un passage au milieu d’eux, ils se reculèrent en glapissant, les membres inférieurs repliés, le museau en avant, les dents dégagées, la collerette ébouriffée.
Ruogno décocha un regard noir à Ssassi.
« Juste un peu farceurs, hein ? »
Le vent propageait les cris, les odeurs, et l’agressivité gagnait comme un incendie l’ensemble de la gigantesque horde. Les simiens n’étaient plus désormais que hurlements hystériques, gesticulations forcenées, poils dressés, yeux étincelants. Ni grands ni puissants, ils n’osaient pas encore passer à l’attaque mais il suffisait que l’un d’entre eux brise la digue de sa peur pour entraîner les autres dans une fureur collective qui ne laisserait pas l’ombre d’une chance au grogne, à la siffle et au ronge. C’était la même chose sur un radeau ballotté par les courants de la Dorgne : qu’une seule vague vînt à briser une latte, un rondin, une poutre traversière, et l’eau s’engouffrait avec voracité dans la voie, submergeait le pont, démantelait la structure, les garde-corps, les mâts, happait les passagers et les membres de l’équipage. Même s’il n’y avait pratiquement jamais de survivants après un naufrage, Ruogno aurait mille fois préféré braver la Dorgne vindicative de la lunaison des tourmentes plutôt que de subir les assauts de cette multitude de créatures à quatre mains et au cul pelé.
Suivi de près par la siffle et le ronge, Véhir continua d’avancer, les yeux rivés sur le halo de lumière, la dague plaquée contre la cuisse. Les simiens essayaient de l’intimider à coups de cris perçants et de gestes menaçants, mais ils finissaient par s’écarter après lui avoir lancé une boule de neige ou esquissé une fausse attaque.
La silhouette était celle d’une humaine aux cheveux bruns et courts. Elle portait un vêtement aux couleurs vives, irréelles. Le haut, une sorte de manteau court, était du même rouge que les cerises burlat, le bas, une robe courte, d’un bleu plus éclatant qu’un ciel d’été. Ses lèvres remuaient mais aucun son ne franchissait les limites de sa prison de lumière.
« Une déess… sssse, s’extasia Ssassi. Elle est… ss… ssssi belle… »
Le temps d’un battement d’ailes de papillon, Ruogno oublia sa peur, subjugué à son tour par la beauté de l’apparition. Puis un fracas éclata dans la nuit, un coup de tonnerre, la voix d’un dieu tombée des nues, et le batelier vit avec inquiétude la multitude des simiens se refermer sur eux comme l’eau de la Dorgne sur un radeau en perdition.