La peur est le poison le plus répandu dans le pays de la Dorgne.
La proie a peur du prédateur, le prédateur a peur de la faim et de la mort.
C’est ainsi qu’un p’tio mêle se garda en vie quand, errant dans les champs, il se retrouva fort loin de sa communauté et qu’un miaule affamé croisa son chemin.
« Si me mangez, seur miaule, dit le mêlot, devrez chasser encore demain.
— Si je te ripaille, j’aurai déjà gagné un jour, dit le miaule.
— Peu’j vous dire asteur comment gagner plein d’autres jours… »
Le miaule rentre ses griffes, s’assoit et écoute le mêlot.
« Regardez autour de vous, seur miaule : l’herbe est abondante, les arbres donnent des fruits à foison, arrêtez donc de manger de la viande et vous ne connaîtrez plus jamais la disette.
— Suis un viandard, dit le miaule.
Ai des griffes et des crocs. À qui me serviraient ceux ?
— À vous défendre, à défendre ceux qui vous sont chers.
— Suis seul, n’ai point de famille ni d’amis.
— Si vous m’épargnez, seur, aurez gagné un ami. »
Le miaule pense en lui-même et dit :
« Goûterai l’herbe et les fruits pour t’agréer. »
Il épargna le mêlot et connut la joie de partager un repas.
L’instinct cruel est une prison, dont les plus féroces attendent d’être délivrés.
Les Fabliaux de l’Humpur
Cela se manifesta d’abord par des rumeurs sourdes, puis par des vibrations cadencées, des battements semblables aux martèlements d’une horde de grands animaux lancés au grand galop, des craquements d’arbres arrachés, des cris à glacer le sang. Véhir jeta son pardessus dans l’herbe haute, jaune et coiffée de panaches spumescents qui ondulait sous les caresses d’une brise molle et chaude. Le soleil amorçait sa descente au-dessus du puits, le bleu du ciel virait doucement au mauve, les ombres s’allongeaient, devenaient tentaculaires, installaient déjà les premiers nids d’obscurité dans lesquels viendrait se blottir la nuit. Ruogno et Ssassi se débarrassèrent à leur tour l’un de sa pèlerine et l’autre de son manteau de fourrure. L’imminence du danger restituait son énergie à la siffle, le venin affluait dans ses crochets. Les oiseaux colorés qui voletaient d’un arbre à l’autre avaient cessé de jacasser.
Pour atteindre le sommet, ils n’avaient pas d’autre choix que de traverser l’océan d’herbes, une zone qui s’étendait sur quatre ou cinq lieues, qui n’offrait aucune possibilité de refuge en dehors des bosquets épars aux ramures sombres et squelettiques.
Cela se poursuivit par un grondement effroyable, par une succession de tremblements prolongés qui leur donna à penser que la terre allait s’ouvrir sous leurs pieds, par une gerbe enflammée, immense, rougeoyante, qui jaillit en force des rochers couronnant la cime du puits, qui s’affaissa sur elle-même, qui s’écoula avec une lenteur majestueuse sur le versant, traça un sillage rutilant entre les reliefs, emporta les rochers, les plantes, les buissons, les arbustes, exhala son haleine incendiaire des lieues à la ronde, teinta le ciel de vert, prit de la vitesse, piqua en sinuant sur l’océan d’herbes.
« Ça dégobille le feu là-haut ! hurla Ruogno. Allons roustir comme d’la volaille sur une broche ! »
Cela reprit une nouvelle série de secousses, par un épouvantable fracas retentissant cette fois derrière eux, en dessous d’eux, par la course folle et zigzagante d’une lézarde qui séparait le sol en deux, qui s’allongeait, s’élargissait, avalait la terre, les rochers, les arbres, tendait un gouffre béant, insondable, gagnait du terrain, s’avançait comme une gueule affamée vers le grogne, la siffle et le ronge pétrifiés.
« Pouvons plus… pouvons plus r’venir en arrière, asteur », gémit Ruogno.
Il n’avait pas d’autre ressource que de brandir son espadon, une arme dérisoire face à de tels adversaires. Le fleuve de feu, là-haut, s’étirait dans leur direction comme un serpent furieux, la faille, en bas, rongeait le sol avec un voracité effarante, rétrécissait le versant, essartait la forêt qui s’affaissait en craquant dans le vide.
« T’as une idée, asteur ? » gronda Ruogno en décochant un regard furibond à Véhir.
Le grogne s’efforça d’ordonner les pensées qui s’entrechoquaient dans sa tête. Il capta dans son champ de vision les taches vives des oiseaux entre les feuilles des branches proches. Ils ne chantaient plus mais ils restaient immobiles, comme s’ils n’avaient rien à craindre des éléments déchaînés. Certes, ils avaient moins de raison de s’affoler que les créatures terrestres coincées entre le feu et le vide, il leur suffisait de battre des ailes pour échapper au chaos qui s’abattait sur le puits et s’envoler vers des contrées un peu moins agitées, mais leur tranquillité cadrait mal avec leur nature craintive.
« Ça va bientôt s’arrêter, affirma le grogne.
— Sûr, ça s’arrêtera quand on aura chu dans le bas ou qu’on s’ra roustis par le haut ! grinça le batelier.
— C’est moins grave de mourir que de vivre comme des cloportes, dit Ssassi. Je peux partir, asteur, je vis à travers Ssimel et je sssuis aise de t’avoir connu, Ruogno.
— Mais moi, j’ai s’rai le dernier de ma lignée, j’vivrai à travers personne, comme si Ruogno le dorgnot n’avait jamais existé. »
Les trépidations du sol se propageaient dans leur corps et hachaient leur voix. Ssassi posa l’espadon contre sa hanche, tendit le bras et caressa la joue du ronge avec une douceur infinie.
« La terre et le ciel garderont ton sssouvenir…
— Là-haut, regardez ! » s’exclama Véhir.
Le fleuve de feu continuait de couler, ainsi qu’en témoignaient ses ondulations rougeoyantes, tumultueuses, mais il disparaissait subitement au beau milieu de la pente, quelques centaines de pas au-dessus de l’océan d’herbes, donnant l’impression de s’engouffrer dans un invisible précipice. De même, la faille avait cessé de grandir, des arbres couchés se maintenaient en équilibre au-dessus de la cavité. Curieusement, la forêt tout juste détruite semblait se reconstituer, se déployer sur le vide, comme si le temps s’emmêlait, comme si le passé refusait de mourir et se superposait au présent.
« C’est le moment », dit le grogne en fendant les premières vagues de l’océan d’herbes.
Cela recommença avec des vibrations, des martèlements, des cris, des ombres furtives qui ployaient les hautes herbes, des déplacements si soudains, si rapides que l’œil n’avait pas le temps de les capter, des grattements, des souffles, des grincements. Ils se savaient environnés de créatures vivantes, et sans doute féroces à en croire les apparitions humaines, mais ils ne les voyaient pas, et ce décalage entre les impressions et les sens les emplissait d’une tension douloureuse, leur incisait les nerfs, leur asséchait la gorge, leur nouait les muscles.
Et puis, soudain, alors qu’ils avaient accompli la moitié du parcours, un monstre surgit devant eux, ruisselant de lumière. Une face de reptile, des yeux verts, fendus d’un pupille verticale, une gueule débordante de crocs acérés, un corps écailleux, brun-rouge, des pattes antérieures courtes, collées au torse et armées de griffes recourbées en comparaison desquelles les griffes des miaules paraissaient inoffensives, un abdomen blanchâtre, des cuisses énormes, une longue queue qui giflait les herbes et fouettait le sol. Haut comme deux grognes, dressé sur des pieds aussi larges que longs et pourvus, eux aussi, d’énormes griffes plantées dans la terre, il donnait des petits coups de tête vers l’avant, comme s’il voulait sonder les intentions de ses proies, ou s’assurer de leur qualité, avant de se jeter sur elles. Il ressemblait à un grand lézard, comme l’avait spécifié l’apparition humaine.
Une sensation presque palpable de présence entraîna Véhir à tourner la tête. Deux autres monstres s’étaient approchés en silence dans leur dos. Même taille, mêmes écailles brunes, mêmes griffes, même rictus de férocité, même attention silencieuse, menaçante.
« J’comprends pourquoi Tahang n’a pas voulu s’aruer avec nous, murmura Ruogno, les yeux exorbités.
— C’est pas une poignée de faillis monstres qui vont nous fiche la trouille ! lâcha Ssassi en imitant la voix rauque du ronge.
— J’gageais pas qu’les monstres s’raient autant monstrueux, se défendit Ruogno.
— Peut-être qu’iceux ne ripaillent que du fourrage, comme les vaches, avança Véhir.
— T’as entendu comme moi c’qu’a dit Tahang, c’qu’ont dit les humaines. »
Peut-être Véhir était-il soulagé de voir enfin les monstres qui n’avaient jusqu’alors galopé que dans son imagination, ou bien pressentait-il qu’il ne courait pas vraiment de danger face à ces grands lézards d’apparence terrifiante, toujours est-il que sa tension intérieure était soudain retombée. Pourtant, lorsqu’ils se mirent en mouvement et convergèrent dans sa direction, il réagit comme ses deux compagnons, il cessa de penser, prit ses jambes à son cou, détala dans les herbes sèches comme un bouquin débusqué par un fauve. Un coup d’œil par-dessus son épaule lui apprit que les prédateurs écailleux s’étaient lancés à leur poursuite. Ils couraient vite malgré leur poids, la tête penchée, la queue en l’air, basculant parfois vers l’avant et appuyant leurs pattes antérieures sur le sol pour se rééquilibrer, pour rebondir. Chacun de leurs pas ébranlait la terre, chacun de leurs cris déchirait l’air avec la force d’un coup de tonnerre. Les herbes cinglaient la face, les épaules et le bras du grogne, ses pieds se recroquevillaient dans ses bottes, la sueur lui irritait les yeux, la dague glissait dans sa main. Il ralentit, chercha des yeux la siffle et le ronge, plus rapides que lui. Les herbes frissonnantes s’étaient refermées sur leur passage. Il était seul désormais, seul avec sa peur, seul avec la fatigue qui lui alourdissait les membres, lui affolait le cœur, lui brûlait les poumons. Aveuglé par le soleil couchant, incapable de s’orienter, la bouche entrouverte, il ne contrôlait ni sa respiration ni ses gestes, il éparpillait ses forces dans son halètement, dans les moulinets de ses bras, dans la poussée désordonnée de ses jambes.
Il n’eut pas besoin de se retourner pour se rendre compte qu’un des monstres l’avait pris en chasse. Les secousses de la terre se répercutaient dans sa colonne vertébrale, dans son crâne, le faisaient tressauter comme des miettes sur une table frappée en cadence par des vaïrats avinés. Il aurait dû appliquer les conseils de Jarit, il aurait dû réfléchir, chercher un autre moyen d’échapper à son prédateur, combattre cet instinct de pue-la-merde qui le poussait à enchaîner les erreurs, il aurait dû, il aurait dû… L’haleine chaude du monstre lui léchait la nuque. Il n’osait plus se retourner, regarder le danger en face, il fuyait comme toutes les proies de la terre, piétinant les herbes avec une rage proportionnelle à sa panique, martelant le sol, cherchant désespérément de l’air, le groin levé vers le soleil qui le narguait de son œil sanguin. Puis, tandis qu’il chancelait, qu’il attendait le coup de grâce, l’image de Tia lui effleura l’esprit. L’image d’une Tia vivante, respirante, espérante… aimante.
Ce fut le déclic qui déclencha sa prise de conscience, sa colère. Il avait déjà trop couru. Fuir n’était qu’une façon d’entrer dans le jeu du monstre, fuir le séparait de lui-même, fuir l’éloignait de la hurle. Il assura sa prise sur le manche de la dague et se retourna en poussant un grognement de défi.
Le grand lézard n’était pas aussi près qu’il l’avait cru. Immobile, il se dressait dans un balancement qui traduisait son hésitation, sa perplexité. La moitié de son grand corps dépassait des herbes, des grondements sourds s’échappaient de sa gueule fermée, ses écailles brillaient comme des feuilles humides et arrosées par un soleil rasant. Hors d’haleine, le cœur brinquebalant, Véhir fit un pas dans sa direction. Le monstre recula aussitôt sans esquisser le moindre mouvement ni même ouvrir la gueule. Étrange pour un prédateur qui avait consacré une telle énergie à courser sa proie. Enhardi, Véhir avança cette fois de deux pas. Le grand lézard se replia pour maintenir une distance constante entre le grogne et lui. Ou bien la réaction de sa proie le surprenait, l’intimidait, ou bien ils étaient unis l’un à l’autre par des liens secrets qui outrepassaient les règles habituelles entre les prédateurs et leur gibier. Véhir se rappela que la deuxième apparition leur avait souhaité la bienvenue dans le parc du puits sancy, « dans le monde de la peur ». On ne prononçait pas des paroles de bienvenue à ceux qu’on envoyait à la mort. « N’oubliez pas de rendre visite au dernier des grands… Ta… », avait ajouté l’humaine. Ta pour Tahang sans doute. Ne s’était-il pas lui-même présenté comme le dernier de sa race ? N’avait-il pas joué avec les enfants des hommes ? Un endroit où on se faisait peur, un parc pour les jeux des enfants humains, voilà ce qu’était le puits sancy. Les grognelets imitaient de la même manière les mines furieuses des hurles ou des miaules pour exorciser les terreurs qui hantaient leurs nuits.
Le grand lézard brillait de mille feux sous les ors déclinants du soleil. Des flèches de lumière saillaient de ses écailles et le nimbaient d’une auréole comparable au halo de l’apparition sur la plaine enneigée. Pour la première fois, le grogne se rendit compte que le prédateur écailleux ne répandait aucune odeur. Lui aussi était une apparition, le vestige d’un passé oublié, il n’évoluait pas sur le même plan d’existence que les êtres de chair et de sang. Véhir marcha sur lui sans hâte mais avec détermination. Le monstre resta sur place, tenta de l’impressionner d’un coup de tête, d’un coup de patte, mais le grogne ne s’écarta pas ni ne baissa les yeux. Il s’approcha du grand lézard jusqu’à le frôler, ignora les griffes qui dansaient quelques pouces au-dessus de sa tête, tendit le bras et enfonça la pointe de sa dague dans l’abdomen écailleux. Le fer le transperça sans rencontrer de résistance, comme si l’intérieur en était vide. Véhir enfonça ensuite la main, le bras tout entier. Il eut la sensation de ne fendre que de l’air, même si des fourmillements inhabituels, agaçants, lui couraient sur la couenne. Alors il décida de traverser tout entier le monstre. Un premier pas l’entraîna à franchir le rideau d’écailles, aussi impalpable, aussi volatil, qu’un courant de brise, les trois suivants le propulsèrent dans une ruche de lumière, où des points scintillants, vibrionnants, fusaient dans tous les sens comme des insectes effarés, le cinquième l’amena à nouveau dans les herbes. Il se rendit compte qu’il marchait sur la queue du grand lézard, ou plutôt que ses bottes étaient encore immergées dans sa queue comme dans l’eau d’une flaque. Le monstre pivota sur lui-même avec vivacité et se pencha sur le grogne, la gueule béante, les crocs dégagés, les yeux flamboyants. Véhir ne put s’empêcher de sourire : l’illusion continuait de faire son travail comme si de rien n’était. Les humains avaient puisé dans un savoir phénoménal pour la concevoir – n’avaient-ils pas réussi à effrayer Tahang pendant des siècles ? – mais, si elle trompait les deux sens les plus exposés, la vue et l’ouïe, elle ne résistait ni au toucher ni à l’odorat.
« Tu peux retourner d’où tu viens », murmura le grogne en s’épongeant le front.
Le grand lézard persista à le suivre tandis qu’il partait à la recherche de Ssassi et de Ruogno. Cris et craquements résonnaient dans la moiteur du crépuscule, des secousses sèches, rageuses, agitaient la terre. Plus haut, le fleuve de feu continuait de se perdre dans un invisible abîme, plus bas, la forêt repeuplait peu à peu la faille. Véhir savait maintenant qu’il ne se brûlerait pas à cette matière en fusion, qu’il ne tomberait pas dans ce gouffre. Feu, faille, cris, craquements, tremblements, mouvements des herbes appartenaient eux aussi au monde illusoire dont les grands lézards étaient issus.
Il dut grimper dans un arbre pour repérer les traces du ronge et de la siffle dans l’océan d’herbes. Il remonta un sillon qui coupait tout droit dans l’écume des panaches et retrouva Ssassi, recroquevillée sur le sol, l’espadon posé en travers de son corps comme un bouclier inutile. Elle avait perdu ses bottes et son ceinturon. De son ancienne peau ne subsistaient que quelques lambeaux desséchés, brunâtres. Les tiges avaient criblé son nouvel épiderme d’écorchures sanguinolentes. Comme bon nombre de siffles exposés au froid ou à un danger pressant, elle s’était réfugiée dans la dormance, dans le monde des spirales fascinantes. Véhir lui secoua vigoureusement l’épaule, la pinça sur les bras, sur les cuisses, sur les hanches, lui piqua le ventre et la poitrine de la pointe de la dague, mais, pas davantage que ses cris, ses stimuli ne suffirent à la ranimer. Il eut alors l’idée de lui retrousser les lèvres et de tirer sur l’un de ses crochets. Le venin, froid, visqueux, lui dégoutta aussitôt sur les doigts. Elle essaya de mordre le corps étranger qui fouissait dans sa gueule, mais Véhir continua de lui maintenir les mâchoires écartées jusqu’à ce que des convulsions de colère secouent sa poitrine, son bassin, ses membres, et l’obligent à rouvrir les yeux. Elle ne prit pas conscience de la situation tout de suite, elle siffla, cracha, se débattit, enroula ses jambes comme du lierre autour du cou de Véhir.
« C’est moi, Véhir », cria le grogne.
Il peinait à contenir les contorsions puissantes de Ssassi et, en même temps, à l’empêcher de lui planter ses crochets dans la couenne. Ils roulèrent enchevêtrés dans les herbes. L’odeur de la siffle frappa Véhir de plein fouet, la même, en plus âcre, que celle du nid de Ssofal.
« C’est moi, Véhir ! »
Elle cessa enfin de s’agiter. Il crut qu’elle l’avait reconnu puis il s’aperçut que, les yeux agrandis par la terreur, elle observait le grand lézard qui dominait la ligne frémissante et blanche des panaches une dizaine de pas plus loin. Véhir retira les doigts de la gueule de la siffle, se dégagea de ses jambes, se releva et courut vers le monstre.
« Il n’est pas dangereux ! Regarde, Ssassi, regarde ! »
Il traversa et retraversa l’illusion comme il l’avait fait quelques instants plus tôt.
« C’est pas une vraie bête ! Juste un jeu pour les enfants humains, juste une menterie de lumière ! »
Ssassi se leva à son tour et s’approcha d’une allure circonspecte, chancelante, de l’étrange couple formé par le grogne et le grand lézard.
« Viens le toucher, Ssassi, il ne te fera aucun mal ! »
Elle enveloppa le monstre d’un regard apeuré, tendit un bras tremblant vers son abdomen blanchâtre puis, après une longue hésitation, plongea la main dans les écailles. Elle la retira, l’enfonça de nouveau, recommença son manège à plusieurs reprises.
« Tu n’as plus de raison d’avoir peur », ajouta le grogne.
Alors seulement elle parut remarquer sa présence.
« C’est toi qui m’as réveillée ? »
Véhir acquiesça d’un hochement de tête.
« Je ne t’ai pas envenimé ? »
Il montra les sillons noirâtres tracées par les gouttes de venin sur ses doigts.
« Malheur à qui sssort un sssiffle de sa dormance, murmura-t-elle. J’aurais pu te tuer.
— Tu es revenue de la dormance et je suis vivant, c’est tout ce qui compte. »
Elle contempla de nouveau le grand lézard avec l’air d’un p’tio qui se rassure après un cauchemar.
« Comment as-tu sssu qu’ils n’étaient que des menteries ?
— Je m’en suis douté en me rappelant les paroles des apparitions humaines.
— Où est Ruogno ?
— L’ai pas encore cherché… »
Ils trouvèrent le ronge à la lisière de l’océan d’herbes. Le grand lézard qui l’avait pris en chasse se balançait d’une patte sur l’autre en attendant que le jeu reprenne. Prostré, la tête enfouie sur ses bras croisés, secoué par des sanglots, par des spasmes de terreur, le ronge aurait sans doute attendu la mort dans cette position si la siffle et le grogne n’étaient pas venus le tirer de là. Il fallut toute la douceur persuasive de Ssassi pour qu’il accepte de se redresser et de jeter un coup d’œil à la bestiole qui lui avait flanqué la frousse de sa vie. Il y avait de la honte dans ses atermoiements. Il avait été pris en flagrant délit de peur par le grogne et surtout par Ssassi, lui qui avait affirmé, dans un de ces accès de forfanterie qui caractérisaient les bateliers de la Dorgne, qu’il ne craindrait pas d’affronter les faillis monstres du puits sancy. Les monstres en question avaient sérieusement ébréché son orgueil de mâle et de ronge. Il avait pissé sur lui et il craignait, en se relevant, d’être dénoncé par les taches sur sa brague et par l’odeur poisseuse de son urine.
Émue par son désarroi, Ssassi vint à son secours.
« J’ai eu tellement peur que je me sssuis réfugiée dans la dormance. Sssi Véhir ne m’avait pas regrappie, je ssserais restée dans le monde des spirales fascinantes jusqu’à ce que la mort m’agrappe.
— Et moi, si je n’avais pas senti Tia reprendre vie en moi, je crois bien que je serais encore en train de cavaler comme un failli bouquin ! » renchérit Véhir.
Ruogno bondit soudain sur son espadon, couché dans les herbes un peu plus loin, et se rua en hurlant vers les deux monstres qui se tenaient l’un à côté de l’autre. L’un dans l’autre plus exactement, les contours déformés de leurs pattes postérieures et de leurs flancs s’entremêlant dans un fatras d’écailles et de lumière.
Fou de rage, Ruogno tailla de taille et d’estoc dans les illusions sans même s’apercevoir qu’elles s’effaçaient peu à peu, qu’elles s’emplissaient de panaches ployés par la brise et inondés de pourpre par le soleil couchant.
La tombée de la nuit les contraignit à faire halte au bord d’un ruisseau, à une demi-lieue environ du sommet. L’océan d’herbes n’était plus qu’une tache grise et ondulante en contrebas. Le Grand Centre se déployait autour du puits sancy, les dents sombres de ses pics, les pans ténébreux de ses versants, les profondeurs secrètes de ses gorges, les miroirs occultes de ses lacs. À cette hauteur, Véhir avait l’impression de voguer au milieu des étoiles qui éclairaient la voûte céleste comme d’innombrables torches. Les grognes de Manac ne contemplaient jamais le ciel, le groin toujours penché sur la terre, sur le blaïs, sur les vignes, sur les légumes. Ils baissaient la tête devant le labeur, devant les lais, devant les prévôts, devant les prédateurs. S’ils levaient les yeux sur le ciel, ce n’était pas pour contempler ses merveilles, mais pour guetter l’apparition des nuages aux lunaisons sèches et le retour du soleil aux lunaisons humides. Quand il reviendrait à Manac – s’il revenait à Manac –, il leur apprendrait à s’abandonner à ce vertige cosmique qui ravissait l’âme.
« J’ripaillerais bien quelqu’chose, marmonna Ruogno. Toutes ces émotions m’ont fait un trou dans l’ventre. »
Il n’y avait pas d’arbres fruitiers sur les hauteurs, seulement une herbe rase, sèche et émaillée de fleurs blanches qui courait entre les saillies rocheuses. Pas un bruit ne troublait la paix nocturne, hormis le bruissement du ruisseau. La tiédeur de l’air agissait comme un baume sur leurs blessures physiques et morales. Difficile d’imaginer que l’hiver soufflait sur le plateau des Millevents, difficile de se souvenir que la journée avait été pleine de fureur et de bruit. Ruogno avait lavé ses vêtements et les avait étalés sur un rocher. Secouée par sa mue et son retour brutal de dormance, pelotonnée contre le ronge, Ssassi semblait plongée dans un rêve éveillé.
« J’aspère que trouverons de quoi manger là-haut », dit Véhir.
Il espérait surtout retrouver Tia. La leude la hantait à nouveau, aussi présente, aussi palpable, que si elle avait été assise à son côté. Si l’obscurité n’avait pas rendu l’ascension périlleuse, il se serait rué vers le sommet pour vérifier que la réalité correspondait à son désir, qu’il n’était pas abusé par son esprit de la même manière que Tahang avait été trompé par les illusions du parc prétorique. Les doutes le harcelaient, le dépeçaient comme une nuée de rapaces. Pour quelle raison les kroaz se seraient-ils installés au puits sancy ? Leur repaire pouvait aussi bien se nicher sur n’importe quel sommet du Grand Centre, ou même dans une autre contrée. Pourquoi auraient-ils gardé Tia en vie ? Qu’avaient-ils à faire d’une hurle sinon pour la ripailler ? Après tout, si les pue-la-merde des communautés agricoles servaient de pitance aux clans prédateurs, ces mêmes prédateurs pouvaient aussi bien servir de pitance aux kroaz. La vie se maillait ainsi que les uns mangeaient les autres, du plus démuni au plus aguerrié. Plus Véhir approchait du but, plus il redoutait la cruauté de la désillusion, de la déception. Il s’allongea dans l’herbe mais, les nerfs à fleur de couenne, il lui fut impossible d’oublier l’angoisse qui le rongeait, d’endurer l’attente, insupportable, qui remuait une brassée de questions auxquelles répondaient, en une chaîne interminable, d’autres questions. La lassitude l’entraîna peu à peu dans un état second qui oscillait entre éveil et sommeil, entre rêve et réalité.
La voix de Ruogno lui fit l’effet d’un coup d’espadon dans la poitrine.
« Des torches en bas ! »
Le grogne tressaillit, se redressa, chercha la dague posée dans l’herbe. Son cœur lui martelait la cage thoracique avec la même frénésie que le bec d’un pic-vert. Suivant la direction indiquée par le bras de Ruogno, il remarqua, une lieue plus bas, les lueurs caractéristiques de torches qui dansaient sur les rochers, sur les arbres, sur les buissons, qui découpaient les silhouettes de grands animaux, des chevaux ou des chevacs, qui luisaient sur les casques et les armures des cavaliers.
« Z’ont l’air bien vrais, ceux-là, ajouta Ruogno. Y a toute une troupe qui s’arue dans l’coin. »
La brise colportait des éclats de voix, des crépitements, des hennissements, des craillements, des odeurs de crottin frais. Pour autant que Véhir pût en juger, ils n’avaient pas encore atteint l’océan d’herbes.
« On dirait qu’ils arrangent leur campement, reprit le ronge. Vont avoir une faillie surprise, demain matin, quand tomberont museau à museau avec les grands lézards… »
Les cavaliers semblaient en effet avoir mis pied à terre pour installer leur bivouac. Ils s’agitaient autour des feux qui brillaient déjà dans la nuit. Des brandons fusaient comme des étoiles filantes avant d’être soufflés par les ténèbres. Des odeurs alléchantes de viande grillée se diffusèrent dans l’air doux.
« Qui peuvent bien être ces guingrelins ? demanda Ruogno.
— Amis ou ennemis, il faut le sssavoir », intervint Ssassi.
L’intensité des yeux jaunes de la siffle, accroupie sur le rocher, montrait qu’elle était sortie de sa torpeur. Ses longs doigts avaient enserré la poignée de l’espadon, sa langue frétillait entre ses crochets.
« Comment, grrii ? maugréa Ruogno avec l’air de celui qui pressent le retour des ennuis.
— Allons retraverser les herbes pour les observer, répondit Ssassi. C’est maintenant qu’ils ne connaissent pas encore que sssommes là que devons agir, ssss.
— Agir ? Sont beaucoup trop nombreux pour nous trois !
— Pas trois, Ruogno, deux. Toi et moi. Sssi sssont des ennemis, les attarderons pour laisser à Véhir le temps de chercher Tia.
— Et si elle n’est pas là ?
— Au moins, il sssaura.
— C’est que… j’suis saoulé d’fatigue, grrii. Si j’roupis pas un brin, j’s’rai guère plus vaillant qu’un rongeon de deux jours. »
Ssassi s’agenouilla et posa les mains sur les épaules du ronge. La pression de son regard se fit plus forte, plus dense. Les nouvelles écailles de son crâne luisaient à la clarté diffuse des étoiles et de la lune.
« Le moment est venu de payer ta dette, ronge », dit-elle en détachant chacune de ses syllabes.
Bien que conscient d’être enjominé, Ruogno ne chercha pas à se soustraire à l’emprise de la siffle, à sa voix envoûtante. Elle, l’écailleuse, savait tirer le meilleur de lui, à l’inverse de ses congénères ronges qui l’avaient poussé au pire depuis qu’il était né.
« Et si ce sont des amis ? souffla-t-il.
— Les inviterons à monter avec nous. Mais ça m’étonnerait : le venin monte dans mes crochets.
— Comment est-ce qu’on s’y prendra ?
— On verra sssur place.
— Et lui – Ruogno désigna Véhir d’un signe de tête –, il en pense quoi ? »
Le grogne s’accroupit au bord du ruisseau, plongea les mains dans l’eau tiède et s’aspergea le visage.
« Je m’en viens avec vous », dit-il en se relevant.
L’éclat des corps célestes accrochait des perles scintillantes sur sa face. Ssassi saisit son espadon, sauta du rocher et vint se planter devant lui, ombre blême et furieuse sur le fond d’obscurité.
« Pas question ! siffla-t-elle. C’est à Ruogno et à moi de régler cette affaire. Des fois, il faut sssavoir répartir ssses forces, compter sssur les autres. Le roi Ssenal, ce grand zirou, m’aura au moins appris ça. Toi tu t’arues asteur vers le haut, nous on ssse glisse vers le bas.
— Mais…
— Pas de mais ni de ssss… sssi ! Te rejoindrons demain au sssommet. »
Véhir resta un moment figé, étranglé d’émotion, puis il finit par hocher lentement la tête.
« Je n’aurai peut-être jamais l’occasion de vous remercier. »
Il avait l’impression que les mots étaient sortis par accident de sa gorge nouée, comme une pensée perdue qui se serait réfugiée dans sa voix.
« Allons-y, grommela Ruogno en se laissant glisser du rocher. Ou finirons par nous éplorer comme des rongeons à qui leur mère a flanqué la fessée ! »
La siffle et le ronge dévalaient avec entrain les rochers qui jonchaient la pente. Ruogno n’avait pas jugé utile de s’encombrer de son ceinturon ni de ses vêtements encore mouillés. L’air s’infiltrait entre ses poils éclaircis et lui flattait le cuir. La griserie de cette cavalcade dans la nuit reléguait sa peur et sa faim au second plan. Elle lui rappelait les temps très anciens où, rongeon, il plongeait dans la Dorgne pour remonter les pièges à poissons. Les caresses de l’eau et l’air sur le cuir engendraient un plaisir incomparable, une sensation de liberté inouïe qui faisaient paraître les saillies dans les cours intérieures ou sur les terrasses de Muryd pour ce qu’elles étaient, des actes bestiaux et vides de sens. Ssassi, elle, s’y entendait pour transformer la saillie en un rituel ensorcelant. Elle déployait toute sa langueur, toute sa sensualité de siffle, elle le roulait dans ses bras, dans ses jambes, sur son ventre, dans sa gueule, comme une vague tantôt douce tantôt violente qui se retirait pour mieux attiser son désir et revenait le reprendre dans un bouillonnement qui leur chavirait les sens.
Elle bondissait devant lui avec l’agilité et la grâce d’un chamois, elle piquait la pointe de son espadon sur les roches, s’en servant comme d’une canne. Jamais il n’avait ressenti ainsi le bonheur d’être un enfant de la nature, un enfant libre et heureux qui folâtrait sur le dos de sa mère. Sa terreur devant le grand lézard l’avait couvert de honte et de ridicule, mais elle l’avait également dépouillé de sa défroque de ronge pusillanime et calculateur.
Ssassi s’arrêta, se retourna, se figea en une pose provocante et lui adressa un sourire.
« Avons un peu de temps devant nous, ssss. »
Elle n’avait pas besoin d’exciter Ruogno, puisque son vit court et noueux était aussi roide que la lame de son espadon, puisque cette course était comme un rut géant dans le ventre fécond de la terre.
Ils traversèrent l’océan d’herbes sans croiser les grands lézards.
« Sssans doute que les illusions ont le besoin de roupir la nuit, comme nous autres », avait chuchoté Ssassi.
Une explication qui n’avait pas convaincu Ruogno, mais, comme il n’en avait pas d’autre à sa disposition, il l’avait validée d’un grognement. Les panaches translucides, teintés d’un éclat argentin, sertissaient la surface des herbes comme les pierres éclatantes d’une immense couronne. Il avait été difficile à l’écailleuse et au poilu de s’arracher de leur étreinte langoureuse. Il n’y avait pas plus doux que le puits d’une siffle, il n’y avait pas plus délicieusement blessant que le vit d’un ronge. Ils s’étaient cajolés, agueulés, léchés, chevauchés comme si c’était la dernière fois.
La dernière fois…
« J’aspère qu’ce fichu grogne réussira à… »
D’un geste de l’index, Ssassi ordonna à Ruogno de clapper son museau. Des craquements et des éclats de voix, entrecoupés de hurlements, s’élevaient un peu plus loin. Les lueurs tremblantes d’un feu grimpaient timidement à l’assaut de l’obscurité. Ils se plaquèrent au sol, rampèrent jusqu’à la lisière de l’océan d’herbes, entrevirent deux sentinelles qui bavardaient à voix basse, assises devant un foyer aux braises encore vives. Elles avaient retiré leur casque et leur cape. De temps à autre, elles remuaient les morceaux de viande qui rissolaient sur une pierre incandescente. Des hurles, aux museaux allongés, aux crocs saillants, au pelage ras et noir pour l’un, bouclé et fauve pour l’autre, le cou et les épaules recouverts d’un haubert, le torse enserré dans un plastron métallique, les jambes entourées de cuissards et de jambières, les pieds protégés par des solerets, les bras tendus, les mains croisées sur le pommeau de leur espadon dégainé.
« Le grogne avait raison, souffla Ssassi à l’oreille de Ruogno. Sssi ces hurles ssse sssont arués ici, c’est que Tia ssse trouve en haut du puits.
— Viennent peut-être la délivrer », avança le ronge.
Une moue dubitative allongea le museau de la siffle.
« J’ai entendu des craillements de grolles. M’est avis que ct’es hurles sssont maillés avec les kroaz, que les uns et les autres ssse sssont donné rendez-vous en haut du sssancy. Sssont en habits de guerre, fourrent un mauvais coup.
— Viennent de Luprat, ont sans doute traversé le pays ronge, le pays siffle…
— Sssont pas assez nombreux pour partir en conquête. Sssont venus là pour prendre Tia.
— Pourquoi ne l’ont pas engeôlée avant ?
— Elle a dû sss’ensauver avant. Occupons-nous de ces deux-là.
— Comment… »
La question de Ruogno resta en suspens. Ssassi s’était déjà faufilée entre les pierres et les buissons. Le temps d’une stridulation de criquet, la vitesse de ses reptations fascina le ronge, une coulée grise et vive sur un fond noir, puis il se rendit compte qu’elle s’en allait toute seule défier deux adversaires plus puissants qu’elle, il se secoua et s’aventura à son tour hors de l’abri des herbes.
Ssassi se glissa en silence derrière l’un des deux hurles, lâcha son espadon, se dressa d’un bond et s’abatttit sur sa nuque, le seul endroit dégagé de son corps. Il eut le réflexe de vouloir la chasser comme on chasse un moustique, puis il prit conscience que l’agresseur était plus lourd et tenace qu’un insecte, bondit de la pierre sur laquelle il était assis et leva le bras pour donner un coup d’espadon dans son dos. Son mouvement fit décoller Ssassi du sol, l’écrasa contre son plastron, mais les crochets de la siffle restèrent fermement plantés dans son cou et lui inoculèrent quelques gouttes de venin. Le hurle vacilla, son espadon lui échappa des mains.
« Hoorrll, hoorll… »
Revenu de sa surprise, le deuxième soldat s’était reculé et avait évalué la situation en moins de temps qu’il n’en faut à un boucher pour trancher le cou d’un gavard. Il avait vu que l’adversaire était une écailleuse, une siffle sauvage sans doute puisqu’elle ne portait aucune vêture. Comprenant que son compère n’avait aucune chance de s’en tirer, il attendait qu’elle eût fini de lui injecter sa venimure pour lui passer le fer au travers du cœur. Il évitait cependant de la regarder en face de peur d’être enjominé par ses yeux jaunes qui crevaient la nuit comme des éclairs démoniaques. Son honneur de soldat, son orgueil de hurle lui interdisaient d’appeler les autres à la rescousse. Dès qu’elle eut relevé la tête et se fut écartée de son congénère titubant, il leva son espadon et fonça sur elle, les yeux à demi baissés sur le sol, toute colère dehors. Il ne se laissa pas abuser par sa fragilité apparente. Qu’ils fussent mâles ou femelles, grands ou p’tios, il fallait écacher les siffles comme de la vermine, hoorrll ! Elle ne bougea pas, les jambes écartées, avec, sur les lèvres, un sourire narquois qui déclencha une alarme dans l’esprit du hurle. Il se rendit compte qu’elle l’avait attiré dans un piège lorsqu’il sentit un fer s’enfoncer sous son plastron, à l’endroit précis où son dos n’était protégé que par la fine cotte, crisser sur ses vertèbres, fouailler ses viscères, lui traverser le ventre, buter de l’autre côté contre les mailles métalliques.
« Hoorrll… »
Il avait voulu pousser un cri d’alerte, sa gorge avait lâché un misérable soupir. Il tenta de pivoter sur lui-même mais la lame coincée dans son corps l’en empêcha. Il vit, au travers du voile trouble qui se tendait sur ses yeux, son compère envenimé s’affaisser dans un éclaboussement de brandons, d’étincelles et de cendres brûlantes.
« Hoorrll… »
Il ne saurait jamais qui l’avait embroché comme un vulgaire gavard, il connaîtrait la fin la plus redoutée pour un soldat du seigneur de l’animalité : la mort des lâches.
Ruogno retira son espadon d’un coup sec, le hurle s’effondra dans l’herbe.
« Et maintenant ? » haleta le ronge.
Le combat, pourtant bref, l’avait épuisé autant qu’une journée entière de marche dans la neige et avait agrandi le creux de son ventre. Ssassi ramassa son espadon.
« On continue, dit-elle. Me reste encore du venin.
— Sont deux ou trois cents là-bas. À ce train-là, on y s’ra encore dans deux jours.
— Tu as une meilleure idée ? »
Le regard de Ruogno erra pendant quelques instants sur l’océan d’herbes.
« Peut-être bien. Une idée qui nous permettra d’roupir un peu. Mais avant de t’en causer, faut d’urgence que j’me remplisse la panse. »
Il écarta du pied le cadavre du hurle envenimé, puis, de la pointe de son arme, il dégagea les morceaux de viande qui étaient tombés dans les cendres.