Chapitre 9

Ruogno

 

Célèbre est la ruse du cousin roux, moins connue mais tout aussi redoutable est la fourberie du ronge.

Une femelle gronde en fit un jour l’amère expérience.

Tandis qu’elle s’embarquait sur un radeau de la Dorgne, le batelier, un ronge aquatique, lui proposa de porter son sac, qui contenait force vivres et pièces de bronze, « afin, dit le batelier, que vous puissiez franchir la passerelle sans transpirer, ma leude ».

Mais, sitôt le sac confié, le ronge tranche l’amarre d’un coup d’espadon, et voici que le radeau file dans le courant, laissant la femelle gronde sur le pont.

Elle eut beau crier, injurier, menacer, le radeau ne revint jamais la chercher.

 

Elle se trouva stupide et se traita de tous les noms, mais à qui servent les remords quand le mal est fait ?

Comme elle était assez sage, elle prit le parti d’en rire.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

La température avait considérablement fraîchi au cours de la journée. Le vent charriait des nuages lourds qui se crevaient de temps à autre sur les pics effilés et libéraient une pluie glaciale. Aux courbes douces et riantes des collines avaient succédé les pentes abruptes et les formes torturées des contreforts rocheux.

D’une longueur de trente pas pour une largeur de dix, le radeau luttait contre un courant de plus en plus violent, et le batelier tirait sans cesse des bords d’une rive à l’autre de la rivière pour remonter au vent. À chaque virement, les vergues balayaient le pont et menaçaient de décapiter les passagers agrippés au bastingage.

Déjà peu rassuré au moment d’embarquer, Véhir avait été pris de panique la première fois que l’embarcation avait été secouée par les remous, et il avait fallu que Tia le happe par le poignet pour l’empêcher de sauter par-dessus bord. La hurle elle-même n’appréciait guère ce mode de transport, car, comme la plupart des habitants du pays de la Dorgne, elle aimait sentir un sol ferme sous ses pieds. Cependant, lorsque, traversant un village sur les bords de la Dorgne, elle avait aperçu le radeau amarré contre le ponton, elle s’était immédiatement dirigée vers le batelier pour lui demander où il se rendait et s’il acceptait d’embarquer des passagers. Le grogne et elle avaient marché pratiquement sans trêve depuis Luprat, et comme, au dire de bêles laineux et craintifs, ils étaient entrés depuis quelques lieues dans le duché de Muryd, elle avait vu dans cette embarcation la possibilité de poursuivre leur voyage tout en goûtant enfin un peu de repos.

Le batelier, un ronge aquatique, avait fixé Tia de ses petits yeux ronds en lustrant d’un geste machinal le pelage rêche et rayé de sa face. Puis il avait levé la tête, retroussé sa lèvre supérieure et dévoilé deux énormes incisives. Sa veste, sa brague et ses bottes de cuir retourné – peau de mêle, avait estimé Véhir – gémissaient à chacun de ses mouvements et répandaient une forte odeur de tan.

« À Muryd, avait-il répondu. Z’êtes hurle, pas vrai ? Et çui – il avait désigné Véhir, légèrement en retrait sur le ponton, la face dissimulée sous son passe-montagne –, il vous accompagne ? »

Tia avait acquiescé d’un mouvement de tête.

« Alors, ça vous coûtera quatre pièces, grrii. De fer ou de bronze, frappées du sceau du comte ou de çui du duc, ou même de çui du roi d’Ophü, m’est égal. »

Bien qu’elle jugeât la somme exorbitante, la leude avait sorti sans barguigner – c’était le cousin roux qui régalait après tout – quatre pièces d’un bronze grossièrement martelé et dont l’unique motif en relief était censé représenter le roi siffle d’Ophü. Le batelier s’en était emparé avec une vivacité que ne laissait pas soupçonner son allure pataude. Son équipage se composait de deux autres ronges, aquatiques également comme l’indiquaient leur pelage rayé et leurs doigts palmés. Empruntés au sol, ils témoignaient d’une adresse phénoménale sur le radeau. Ni la violence des remous ni les caprices du vent ne les empêchaient de se jucher dans la voilure, de courir sur les espars, de se suspendre par un seul bras au bastingage, de se maintenir en équilibre sur le beaupré pour écarter, à l’aide d’une pigouille, les branches d’arbre qui dérivaient sur la Dorgne. Le plus jeune des deux s’appelait Ruogno. Petit, râblé, l’œil vif, la langue bien pendue, il proférait sans cesse des cris suraigus et profitait de ses rares temps libres pour tailler un brin de causette avec ses passagers.

Véhir et Tia se tenaient à l’écart des autres, surtout des trois miaules efflanqués et vêtus de hardes qui s’étaient embarqués au ponton de Cinflon et qui, allongés sur les balles de laine arrimées au grand mât, passaient leur temps à dormir. La sensation d’être observé ne quitta pas Véhir de la journée. Les voyageurs ne semblaient pourtant pas lui prêter la moindre attention, ni les trois miaules assoupis, ni les cousins roux équipés de leur traditionnelle sarbacane, ni les ronges massés par petits groupes entre les caisses de marchandises, ni même les deux femelles grondes engoncées dans des robes rigides et nettement trop petites pour elles – il craignait que ses propres vêtements grondes n’entraînent ces dernières à vouloir lier connaissance au nom de cette complicité instantanée qu’on prête aux membres d’un même clan.

Des grolles noires survolaient le radeau, piquaient parfois à la surface des flots pour coincer un poisson dans l’étau de leur bec ou happer les restes de nourriture jetés par un membre de l’équipage. Des pluies cinglantes hérissaient la surface de la rivière et noyaient les reliefs. Comme l’embarcation ne disposait d’aucun abri, Tia et Véhir restaient blottis l’un contre l’autre jusqu’à la fin des averses. L’odeur du grogne avivait l’appétit de la hurle qui ne mangeait plus à sa faim depuis qu’elle avait quitté l’enceinte de Luprat ; l’odeur de la hurle exhumait les terreurs profondes du grogne qui voyait avec inquiétude les crocs acérés de la prédatrice se promener à moins d’un pouce de sa couenne. Mais ils avaient froid tous les deux, Tia parce qu’elle découvrait l’existence incertaine et inconfortable des errants, Véhir parce qu’il déambulait au milieu de prédateurs de tous poils, et aucun d’eux n’aurait songé à fuir la bulle de tiédeur qui naissait de leur étreinte et les aidait à endurer l’humidité de leurs vêtements.

 

Au crépuscule, le radeau fit escale dans le village de Kurdou, situé selon Ruogno à un jour de navigation de Muryd.

« Pourrez ripailler et roupir dans une maison d’hôte, avait crié le batelier. Repartirons demain matin, au premier chant de la louette, grrii. N’attendrons pas les retardataires. »

Un crachin tenace abolissait les frontières entre le ciel, la rivière, les berges, le jour et la nuit. Seules émergeaient de la grisaille les ombres pétrifiées des pics environnants et les silhouettes d’une poignée de villageois sur le ponton.

Tia et Véhir attendirent que les autres voyageurs eussent débarqué et se fussent éloignés avec les hôtes de leur choix pour dévaler à leur tour la passerelle glissante. Une dizaine de villageois braillards et gesticulants leur proposèrent de les héberger pour la nuit, « une pièce seulement pour le gîte, l’eau tiède et le couvert, crroo, crroo ». C’étaient des glousses à la tête partiellement emplumée, à la face ronde, aux yeux mobiles mais dénués d’expression. Un appendice corné court et droit leur servait à la fois de bouche et de museau. S’ils portaient les mêmes vêtements amples et informes, les mâles se différenciaient des femelles par leur taille et par la crête rougeâtre qui émergeait du fouillis de leurs plumes au sommet de leur crâne. Ils se bousculaient, s’invectivaient, se battaient presque pour entraîner les deux voyageurs vers leur maison.

Véhir comprit que les terres alentour étaient trop pauvres pour nourrir la communauté et que les glousses pourvoyaient à leurs besoins en logeant les passagers des radeaux. Contrairement aux grognes de Manac et aux autres communautés agricoles de Luprat, l’argent leur était indispensable pour assurer leur subsistance. Ils concluaient des accords avec les bateliers de la Dorgne, ces derniers leur fournissant à la fois la clientèle et les produits de première nécessité. Les deux ronges de l’équipage s’affairaient d’ailleurs à décharger des caisses et des ballots sur le ponton.

Exaspérée par le tapage et le tourbillon de plumes, Tia désigna au hasard une glousse à la peau grasse et tremblante. Les autres s’écartèrent en ronchonnant. Les mâles se dirigèrent vers l’extrémité du ponton, les femelles s’égaillèrent de leur démarche dandinante entre les masures de pierre regroupées autour d’une construction élancée, le temple de l’Humpur sans doute.

 

Le feu qui crépitait dans l’âtre central répandait une chaleur douce et revigorante. La lumière des torches suspendues soulignait les arêtes des pierres, les nœuds des poutres et les boursouflures de la terre battue. Les bouquets d’herbes aromatiques disséminés sur les murs de torchis ne parvenaient pas à masquer la puanteur.

La glousse vivait en compagnie d’un jeune mâle et de huit ou neuf gloussons caquetants qui déambulaient tout nus et dont certains n’avaient pas encore fait leurs premières plumes. Une lueur d’étonnement s’était allumée dans les yeux de l’hôtesse lorsque Véhir avait retiré son passe-montagne et son pardessus, mais un geste péremptoire de Tia lui avait rentré ses questions dans la gorge.

Le mâle saisit l’un des récipients métalliques posés sur des trépieds dans l’âtre et en versa le contenu dans un bac de bois séparé de la pièce principale par un paravent de tissu.

« Eau chaude, crroo, bain. »

Il désignait le bac d’un air stupide tout en secouant vigoureusement sa crête. Des plumes aux barbes détrempées s’échappaient des multiples déchirures de sa robe grise. Véhir et Tia se dévêtirent mais prirent la précaution de garder avec eux l’épée, la dague et la bourse. Le glousse ramassa leurs vêtements humides pour les étaler devant le feu.

Tia fut la première à se glisser dans l’eau fumante. Véhir la regarda se frotter le corps avec une pierre ponce. Elle ne suscitait plus en lui cette répulsion viscérale qu’éveillaient les prédateurs chez les membres des communautés agricoles. Il ne la trouvait pas spécialement jolie avec son pelage roux, son museau pointu, ses membres interminables, ses mamelles menues, sa peau blême, mais elle avait cessé d’être hideuse à ses yeux. Peut-être parce qu’il commençait à s’habituer à elle, à son odeur, à ses sautes d’humeur, aux braises parfois inquiétantes qui assombrissaient ses yeux clairs et fendus. À deux reprises, il l’avait vue rattraper un lièvre à la course, le coucher d’un coup de griffe fulgurant, le vider de son sang en grognant de plaisir, lui déchirer l’abdomen, le vider de ses viscères et de sa chair en quelques claquements et lapements. Il s’était surpris à admirer sa vélocité, l’harmonie et la vivacité de ses gestes. Conçue pour courir, chasser, déchiqueter ses proies, elle ne faisait qu’exprimer sa nature de prédatrice. Ceux qui, comme lui, n’avaient pas besoin de ripailler la chair fraîche, avaient l’allure pesante de forçats de la terre, des membres épais et courts, des ongles mous, des dents larges et carrées. Longtemps il avait trouvé injuste l’ordre qui répartissait les prédateurs d’un côté et les proies de l’autre, mais, dans l’intimité de Tia, il prenait conscience qu’elle ne maîtrisait pas davantage son existence que lui, qu’elle était prisonnière de ses instincts autant, et peut-être même davantage que lui.

« À toi. »

La voix de la hurle le tira de ses rêveries. Debout au milieu du bac, voilée de vapeur, elle l’enveloppait d’un regard trouble où désir et souffrance se mêlaient de façon inextricable. La touffe de fourrure qui lui habillait le bas-ventre évoqua dans l’esprit de Véhir un champ de blaïs caressé par le soleil couchant. La terre intime de Tia se cachait sous ce chaume soyeux, une terre aussi odorante, aussi attirante que celle de troïa Orn. Une contraction de désir secoua le grogne, accompagné, presque en même temps, d’une sensation d’abjection et d’un début de nausée. De tous les tabous de l’Humpur, l’union entre deux membres de clans différents, a fortiori entre une prédatrice et un pue-la-merde, était sans doute le moins franchissable. Et le simple fait d’avoir envisagé le grut avec une femelle d’un clan dont le mets favori était la viande de grogne soulevait en Véhir une violente tempête de rejet, une protestation de tout son corps. Comment Jarit aurait-il réagi dans de telles circonstances ? L’ermite avait consacré une grande partie de sa vie à déjouer les ruses des prédateurs, jamais il n’avait été confronté à une promiscuité qui modifiait l’habituel rapport de forces.

Tia enjamba le rebord du bac, se dirigea vers Véhir, le frôla de manière insistante avant de se draper dans le pan d’étoffe que le glousse avait déposé sur le paravent.

« Qu’est-ce que tu attends, hoorrll ? »

Le grogne sortit de sa torpeur et s’installa à son tour dans le bac. La chaleur de l’eau le surprit. Il eut l’impression d’être un gavard entrant de son plein gré dans un chaudron pour s’y faire bouillir, puis il s’habitua peu à peu à la température du bain et ses muscles commencèrent à se détendre. Des croûtes brunâtres s’étaient formées sur les plaies profondes ouvertes par les crocs de Tia trois jours plus tôt. Des poils roux flottaient à la surface de l’eau. L’odeur de la hurle, non, son essence davantage que son odeur, s’infiltra en lui par tous les pores de sa couenne.

 

« De la bonne ripaille pour vous autres, crroo. »

Véhir fit instantanément le rapprochement entre les morceaux de viande rissolée qui garnissaient le plat en terre cuite et les gloussons serrés l’un contre l’autre dans un coin de la pièce. Leur hôtesse leur avait tout simplement servi à manger l’un de ses p’tios dont elle avait au préalable coupé la tête, les mains et les pieds. Véhir resta suspendu pendant quelques instants entre des sensations contradictoires. Cependant, son dégoût, bien que viscéral, ne réussit pas à lui couper l’appétit. L’odeur et l’aspect ragoûtants du plat servi par leur hôtesse réduisaient au silence cet autre tabou de l’Humpur qui interdisait aux membres des communautés agricoles de ripailler de la chair. Ce qui l’écœurait le plus, finalement, c’était que la glousse n’avait pas hésité à égorger et cuisiner l’un de ses rejetons pour une misérable pièce de bronze. Certes, les exemples abondaient de ces sacrifices dans le pays de la Dorgne, où l’équilibre reposait sur la régularité de l’approvisionnement des clans protecteurs, mais les communautés s’arrangeaient pour qu’au moins les mères n’aient jamais à poser le couteau sur le cou de leur progéniture.

« Si tu refuses de manger autre chose que des champignons, du blaïs et des truffes, tu n’auras pas assez de forces pour t’aruer dans le Grand Centre », dit Tia.

Assise en face du grogne, elle essuya à l’aide d’un pan de tissu ses lèvres luisantes de graisse. Les trois morceaux qu’elle avait déjà engloutis n’avaient pas assouvi sa faim. Elle plongea la main dans le plat, en sortit une cuisse qu’elle glissa entre ses mâchoires entrouvertes, puis, au dernier moment, elle se ravisa et se pencha par-dessus la table pour la tendre à Véhir. Il examina sans bouger la peau dorée et suintante du glousson – il avait aperçu, nageant dans la graisse, de minuscules abats qu’il avait identifiés comme des testicules. Debout devant l’âtre, la glousse et son mâle observaient leurs deux hôtes en silence. Leurs yeux ronds n’exprimaient aucun remords, aucune détresse, comme s’ils avaient définitivement renoncé aux sentiments. Il en allait de même pour Difar le mêle, pour Graüm le vaïrat, pour troïa Orn la grognesse, pour les anciens de Manac, pour les lais de l’Humpur, pour Arbouett le Blanc, pour les hurles de Luprat, pour tous ceux qui acceptaient la fatalité du Grand Mesle et hâtaient sans s’en rendre compte l’avènement de l’animalité.

« Ouvre la gueule ! » ordonna Tia.

Véhir eut un mouvement de recul lorsqu’elle lui enfourna la cuisse du glousson entre les lèvres. Puis ses dents se plantèrent dans la chair tendre autant par fatigue que par envie. La peau croquante se déchira, un jus tiède et parfumé affola ses papilles et balaya ses dernières réticences. Dès lors, il se mit à manger avec frénésie, incapable de s’arrêter, enivré par la saveur à la fois délicate et amère du glousson, avalant des morceaux entiers et des abats qu’il ne prenait pas le temps de mâcher. La graisse lui dégoulina sur le menton, sur le torse, imbiba le tissu enroulé autour de son corps. De la même manière qu’il avait aimé la sauvagerie des combats contre le seur H’Gal et les prévôts, il découvrit le plaisir de ripailler de la viande. Sans doute faisait-il preuve d’une telle gloutonnerie pour oublier l’horreur persistante qui accompagnait ses déglutitions : il se comportait en prédateur, en commis de l’injustice, pire, il dévorait quelqu’un qui lui ressemblait, il devenait un cannibale, l’un de ces êtres maudits qui, selon les légendes, avaient voulu conquérir le pays pergordin et avaient été vaincus par les armées alliées des clans dominants.

Le regard de Tia, d’abord amusé, se teinta d’inquiétude.

Il en comprit la raison au cours de la nuit, lorsque, pris d’une soudaine envie de vomir, il eut à peine le temps de pencher la tête sur le côté pour rendre tout ce qu’il avait ingurgité.

« Tu as ripaillé comme un pichtre, te voilà malade asteur. »

Tia s’était redressée sur sa litière de paille. Sa couverture de laine avait glissé sur son épaule et dégagé l’une de ses mamelles. Ses yeux et sa peau clairs tranchaient sur l’obscurité fuligineuse qui emplissait le réduit dans lequel les avait confinés leur hôtesse. Pantelant, Véhir eut tout juste la force de se reculer sur sa propre litière pour éviter de se rouler dans ses vomissures. Enfouie dans les brins, la dague lui agaçait la cuisse. L’odeur de vomi domina les relents de graisse froide et les senteurs de paille fraîche.

La hurle et le grogne avaient rangé leurs vêtements secs et pliés de chaque côté de la porte puis, sans dire un mot, s’étaient couchés avant l’extinction de la torche. Malgré le poids qui lui comprimait le ventre, Véhir avait été visité par un désir virulent, tyrannique, comme dans la maison d’Ombe. Torturé par la tension douloureuse de son vit, il avait failli à plusieurs reprises se rapprocher de Tia, mais la répulsion dressée en lui par le tabou majeur de l’Humpur l’avait maintenu cloué sur sa litière. Il avait fini par se couler dans un sommeil tourmenté, peuplé de pelages luisants et de failles humides.

Une autre envie l’avait réveillé. Un besoin pressant d’évacuer une nourriture qui offensait son corps. D’expulser les morceaux du glousson en même temps que les remords. Vidé de ses forces, il flottait désormais dans une nuit nauséeuse où les seules étoiles étaient les yeux et les crocs de Tia. Avant de les conduire dans le réduit, l’hôtesse leur avait confié, avec une fierté déplacée, que son mâle était à la fois son fils et le géniteur des autres p’tios. De la même manière que Difar le mêle projetait de féconder sa progéniture pour reformer sa communauté, la glousse copulait avec son propre rejeton pour reconstituer ses réserves de chair fraîche. Véhir avait entendu dire que les femelles glousses pouvaient mettre bas deux portées de cinq p’tios en un seul cycle saisonnier. Combien celle-ci avait-elle sacrifié de fruits de son ventre depuis qu’elle hébergeait les passagers des radeaux ?

Il vomit une deuxième fois : il se sentait monstrueux d’avoir mangé le fruit de la monstruosité, et rien ni personne ne pourrait un jour le laver de cette souillure.

 

« Grrii, grrii. »

Véhir ouvrit les yeux. Il reconnut, sous le capuchon de sa pèlerine de laine, la face poilue et rayée de Ruogno, le ronge aquatique de l’équipage du radeau. Debout dans l’entrebâillement de la porte, hors d’haleine, il brandissait une petite torche dont la flamme jaunissait les quatre murs et le plafond bas du réduit. Le poil hérissé, toutes griffes dehors, Tia avait déjà repoussé sa couverture et dégainé son épée. Véhir songea alors à fouiller la paille pour se munir de la dague. Jarit lui avait pourtant recommandé d’être plus vif s’il ne voulait pas finir dans l’estomac d’un prédateur. Bien que d’apparence inoffensive, les ronges appartenaient à la catégorie des viandards. Ils compensaient simplement leur défaut de puissance par la hargne, la fourberie, le nombre et l’opiniâtreté.

Le regard affolé de Ruogno volait sans cesse de la hurle au grogne.

« Faut pas rester là, haleta-t-il. Les trois miaules du radeau sont en marche vers ct’e maison. » Il désigna Véhir d’un mouvement de menton. « Veulent capturer çui pour le revendre aux aristocrates de Muryd. Un grogne de son acabit s’monnaye bien ses cinquante pièces dans le duché. »

Tia bondit vers ses vêtements. La gorge sèche, la bouche pâteuse, Véhir la regarda passer ses bottes et sa robe, puis il se leva à son tour et commença à s’habiller. Sa nausée latente l’empêchait de se concentrer sur ses gestes.

« Comment as-tu appris ça ? demanda Tia.

— J’passais devant la chambre de ces trois guingrelins. Avaient oublié de tirer les volets, j’les ai entendus causer entre eux.

— Pourquoi nous as-tu prévenus ? »

Ruogno eut une mimique qui découvrit ses larges incisives.

« J’aime pas qu’on s’attaque la nuit aux passagers de mon radeau. Et j’aime pas les miaules, grrii. Iceux se figurent être les maîtres partout où s’installent. Empressez, vont pas tarder à s’aruer ici.

— Le radeau ne t’appartient pas.

— Sera à moi ct’e nuit, grrii. Mon maître a tellement bu qu’il ronfle comme une cataracte. »

Véhir parvint enfin à enfiler la brague et les bottes. Bien que bavard, Ruogno ne leur avait pratiquement pas adressé la parole sur le radeau, et son intrusion nocturne semblait être le prolongement d’un cauchemar. Le grogne remonta le col de son pardessus, rabattit son passe-montagne sur sa face, glissa la dague dans une poche et garda les doigts serrés sur le manche.

Ils traversèrent la pièce principale, éclairée par la torche du ronge et les lueurs mourantes du feu. Les p’tios dormaient à même le sol de terre battue, blottis les uns contre les autres. Le couple de glousses surgit d’une chambre sans avoir pris le temps de se rhabiller. Des poignées de duvets noirâtres ornaient la peau grasse et les mamelles pleines de la femelle, des plumes brunes et rouges recouvraient presque entièrement le corps du mâle.

« Qu’est-ce que qui se passe, crroo ?

— Devons partir, répondit Tia sans s’arrêter.

— N’êtes pas à votre aise dans la chambre ? Devons changer la litière ? »

L’inquiétude tendait les traits et assombrissait les yeux de la glousse : si le bruit se répandait que ses hôtes s’ensauvaient de sa maison en pleine nuit, plus personne n’accepterait d’être hébergé chez elle, elle n’aurait plus de quoi payer sa nourriture, elle deviendrait une bouche inutile, les autres villageois s’empareraient de ses p’tios pour les servir à leurs propres clients. Le mâle, lui, arborait toujours cette bouille stupide qui lui donnait un air perpétuellement assoupi.

Ruogno ouvrit la porte et inspecta du regard les ténèbres repoussées par le halo de sa torche.

« Personne, grrii. »

Tia et Véhir s’avancèrent à leur tour dans la nuit froide et humide. Le vent dispersait le murmure de la rivière et les cris lointains des rapaces nocturnes. Les miroirs ténébreux des flaques jonchaient la boue comme des bouches de vide.

« Au radeau, vite, chuchota le ronge.

— Éteins d’abord ct’e torche », ordonna Tia.

Ruogno prit conscience qu’une flamme, même ténue, se repérait de loin dans une telle noirceur et jeta la torche dans une flaque. Véhir entendit le cri de dépit de leur hôtesse lorsqu’ils s’éloignèrent de sa maison et se faufilèrent entre les murs gris du village. Affaibli, le grogne serra les dents pour se caler sur l’allure des deux autres. Par bonheur, ils n’eurent pas à courir très longtemps. Ils foulèrent bientôt les planches vermoulues et glissantes du ponton et, sur un signe de Ruogno, sautèrent dans le radeau. En posant le pied sur le pont instable de l’embarcation, Véhir fut à nouveau la proie d’une panique accentuée par sa fatigue et sa nausée, mais la peur de tomber dans les griffes des miaules le dissuada de remonter sur la terre ferme. Il agrippa le garde-corps et scruta la nuit. Des grappes d’étoiles s’épanouissaient entre les nuages déchirés. Il crut discerner des mouvements confus dans les ruelles du village.

Ruogno poussa un juron de dépit : accroupi sur le ponton, il s’énervait sur l’amarre comme une mouche engluée sur une toile d’araignée. Le nœud de la corde de la grosseur d’un bras refusait de se défaire. De temps à autre, le ronge relevait la tête et se figeait à l’écoute des bruits. Des éclats de voix et des claquements de bottes se devinaient entre les sifflements du vent et les craquements du radeau. Les griffes de Tia labourèrent la barre supérieure du bastingage.

« Dégrouille ! lança-t-elle au ronge.

— J’fais ce que j’peux, geignit Ruogno. L’humidité a gonflé ct’e fichue corde. »

La hurle tira son épée.

« Plus le temps d’attendre. »

Un voile de terreur glissa sur la face de Ruogno : les colères des hurles étaient réputées dans tout le pays de la Dorgne. Même s’il avait affaire à une femelle, en principe moins puissante et moins irascible qu’un mâle, il n’aurait aucune chance de s’en tirer au cas où elle tournerait son épée contre lui. Il se demanda s’il n’avait pas agi avec un peu trop de précipitation. Certes, il n’avait pas voulu manquer cette double opportunité de devenir le maître du radeau et de s’assurer un joli pactole, mais, après le batelier et le deuxième ronge de l’équipage, il lui faudrait tôt ou tard éliminer la hurle. Il lança un regard par-dessus son épaule, vit, à la lueur chétive des étoiles, des silhouettes bruissantes se répandre par dizaines dans le village et s’introduire dans les maisons. Quels qu’ils fussent – une bande de prédateurs errants, peut-être –, l’irruption de ces intrus n’était pas non plus prévue au programme. Déjà les cris d’effroi des glousses se mêlaient aux vociférations et au fracas des portes brisées.

Tia grimpa sur la barre intermédiaire du bastingage et commença à frapper la corde avec son épée. Les fils tressés se rompirent l’un après l’autre sous les coups de la lame émoussée. Ruogno sauta à son tour dans le radeau et courut s’installer à la poupe près du gouvernail. Il prévoyait de se laisser d’abord dériver sur les courants, puis, une fois au milieu du cours d’eau, de hisser les voiles afin de tirer des bords et remonter au vent. L’amarre céda dans un craquement bref. Le radeau s’écarta du ponton avec une telle soudaineté que Véhir lâcha le garde-corps, perdit l’équilibre, roula sur le pont et percuta avec dureté la base du mât de misaine.

La rivière gonflée par les pluies se tordait de fureur comme une vipère réveillée en sursaut et jetait l’embarcation d’un côté sur l’autre. Une langue d’eau glaciale lécha les mains et le passe-montagne de Véhir. Les crêtes blanchâtres et rageuses des remous se déchiquetaient sur les bords anguleux de la coque basse. Toujours allongé, le grogne entrevit la silhouette de Ruogno arc-boutée sur la barre, les ailes repliées et frissonnantes des voiles, les éclats rougeoyants des flammes qui s’élevaient du village des glousses… mais pas la silhouette familière de Tia. Il se souvint qu’elle se tenait en équilibre précaire au moment où l’amarre s’était rompue et en déduisit que la secousse l’avait précipitée dans l’eau. Il scruta la surface tumultueuse des flots. Le radeau s’éloignait de la berge à une vitesse affolante. Il retira son passe-montagne et le fourra dans la poche de son pardessus.

« Hé ! Faut revenir en arrière ! »

Les sifflements du vent, le grondement de la rivière et les grincements des mâts empêchèrent sa voix de parvenir à Ruogno. Il entreprit alors de se rapprocher du ronge en s’aidant du bastingage. Il lui fallait d’abord parcourir la distance de cinq pas qui le séparait du bord de la coque. Il se releva et se lança à la faveur de ce qu’il crut être une accalmie, mais, à peine avait-il lâché le mât que le radeau donna à nouveau de la bande et qu’il fut précipité comme une balle de blaïs sur la barre inférieure du garde-corps. Une gerbe d’eau jaillit devant son groin et l’enveloppa de la tête aux pieds. Saisi, aveuglé, il chercha instinctivement une prise, agrippa la barre rugueuse, sentit quelque chose de fin et de dur sous ses doigts. Il rouvrit les yeux, aperçut des griffes plantées dans le bois, reconnut la main et la manche de Tia. Seul le bras de la hurle dépassait de l’eau. Oubliant le froid et la précarité de sa position, il se cala comme il le put contre le bastingage et saisit la main de la hurle. Elle ne réagit pas, comme si elle avait perdu connaissance, comme si elle était… morte. Cette idée lui fut intolérable, pas seulement parce qu’il craignait de perdre une protectrice dans un environnement hostile. Les griffes de Tia étaient si profondément enfoncées dans le bois qu’il n’eut pas d’autre choix que de les décoincer une à une. Les gîtes incessantes du radeau ne lui facilitaient pas la tâche. Il eut beau serrer le poignet de la leude de toutes ses forces, son corps alourdi par les vêtements et la résistance de l’eau faillit lui échapper au moment où il décrocha la dernière griffe. Les épaules plaquées contre la barre du milieu, les muscles brûlés par l’effort, il parvint à hisser la tête et le torse de Tia hors du lit de la rivière, puis à la tirer vers lui pouce après pouce. Il empoigna le tissu de sa robe pour la passer sous la barre inférieure et l’étendre sur le pont. Elle avait perdu sa mante, son épée et ses bottes. Sa face semblait sculptée dans le même bois lisse et blanc que les sarbacanes des cousins roux, sa poitrine ne se soulevait plus. Véhir se maudit de son ignorance. Jarit aurait sans doute trouvé les gestes justes pour la ramener à la vie. Lui n’avait pas d’autre ressource que de se désoler de sa mort.

Les courants avaient entraîné l’embarcation dans une zone un peu plus calme. Stabilisée, cernée par des vaguelettes clapotantes, elle dérivait désormais sur des flots qui ondulaient en souplesse.

« Qu’est arrivé ? »

Véhir tressaillit. Il n’avait pas entendu Ruogno s’approcher. Le vent avait rabattu son capuchon sur les épaules du ronge, taillé des clairières sur le pelage détrempé de sa face et couché ses oreilles pointues. Il contemplait le corps étendu de la hurle avec une expression qui oscillait entre étonnement et intérêt.

« Elle a chu dans l’eau quand la corde s’est coupée, balbutia Véhir. Elle a réussi à se retenir par les griffes à la barre, mais elle a avalé tellement d’eau qu’elle a fini par se noyer.

— Grand dommage. Mais si vraiment elle est partie rejoindre les dieux de l’Humpur, reste plus qu’à la balancer à la baille. M’est impossible de garder un cadavre sur le radeau. À cause des pidémies. »

Le ronge s’efforçait de se composer une face désolée, mais Véhir devina qu’il n’était pas mécontent de l’accident survenu à Tia. D’un geste machinal, le grogne s’assura que la dague n’était pas tombée de la poche de son pardessus.

« Qu’est-ce que vous aricotiez ensemble, toi et cette hurle ? demanda Ruogno.

— M’a… euh, emmené pour un voyage dans le Grand Centre, je ne sais pas pourquoi.

— On emporte toujours d’quoi ripailler pour les longs voyages. T’attriste pas de sa mort, elle t’aurait boulotté, tôt ou tard. Tu d’vrais plutôt te réjouir : te v’là libre comme l’air dornavant. »

Véhir s’abstint de lui parler du pacte passé entre la hurle et lui. Jarit lui avait appris à être méfiant, et la mine chafouine de Ruogno ne lui inspirait aucune confiance.

« Tu causes plutôt bien pour un pue-la-merde, reprit le ronge.

— L’est comme ça que j’ai… qu’ai’j appris dans ma communauté. »

Ruogno écarta les pans de sa pèlerine, glissa la main dans sa brague de laine et se gratta longuement l’entrejambe.

« Ça peut être utile quand on n’est plus sous la protection d’un clan, grrii. Le fondateur de ma lignée disait toujours qu’la parlure sert autant qu’la griffe ou la dent à se sortir des passes difficiles. »

Le ronge se pencha sur le corps inerte de Tia. Engourdi par l’humidité glaciale de ses vêtements, Véhir le regarda sans réagir retrousser la robe de la hurle et extirper la bourse d’une poche intérieure.

« Aide-moi à la jeter dans la Dorgne. L’a pas l’air bien grasse, mais pèse son poids. Ensuite partagerons le butin, grrii. T’en auras aussi besoin si tu veux t’aruer dans un pays où on n’prise pas la viande de grogne. »

Les solutions proposées par Ruogno étaient sans doute les meilleures, ou les mieux adaptées aux circonstances, et donc illustraient à la perfection les leçons de survie de Jarit, mais Véhir répugnait à les appliquer. Le corps de Tia n’était pas pour lui un simple quartier de viande. Un cordon invisible, éternel, l’unissait à la leude comme un fil indestructible le reliait à Jarit. Cela ne relevait ni de l’appartenance à un clan ni de la similitude des natures, mais d’une communauté de pensées. Pendant quelques jours, ils avaient partagé un rêve et vaincu leurs instincts. Elle aurait peut-être fini par le manger, comme le prétendait Ruogno, mais, pendant quelques jours au moins, ils avaient prouvé qu’il pouvait exister un ordre différent dans le pays de la Dorgne.

« Eh, qu’est-ce que t’aricotes ? » s’énerva Ruogno.

Il avait saisi le corps de Tia par les aisselles mais, de faible constitution comme la plupart des ronges, il ne parvenait pas à la soulever.

« Sommes pas pressés, murmura Véhir. Pouvons attendre le matin pour…

— Sur ce radeau, c’est moi qui ordonne asteur ! glapit Ruogno en lançant un regard mauvais au grogne. Et on n’garde jamais un mort sur un radeau. Ou la rivière en réclame d’autres, le radeau finit par s’ébouiller sur un rocher et tout l’équipage y reste. »

Il ne servirait à rien d’essayer de convaincre le ronge. Au loin, le village des glousses était la proie d’un incendie qui embrasait la nuit, enflammait les nuages et transformait la rivière en une coulée de lave. La mort dans l’âme, le grogne attrapa les chevilles de Tia. Ils transportèrent le corps à la proue du radeau et lui imprimèrent un mouvement de balancier pour le lancer par-dessus bord.

Au moment de la lâcher, la hurle fut tout à coup secouée par un hoquet, expulsa de l’eau par les narines et la bouche, émit un long borborygme comme un tuyau se vidant de son air. Elle échappa des mains de Ruogno, déséquilibré par le poids de son fardeau et emporté par son élan, mais Véhir, arc-bouté sur ses jambes, la retint avec fermeté par les chevilles. Elle s’enroula autour de la barre supérieure et le haut de son corps resta suspendu au-dessus de la rivière. Véhir l’entendit prendre une inspiration bruyante, cracher, tousser, râler, puis elle se mit à gigoter, ses talons martelèrent frénétiquement la poitrine du grogne, les griffes recourbées de ses pieds s’accrochèrent dans le tissu de son pardessus. Il se laissa tomber sur les fesses et réussit, par le simple jeu de contrepoids, à la ramener sur le pont. Allongée sur les lattes, elle continua de s’agiter, haleta, vomit encore quelques tentacules d’eau, reprit progressivement conscience. Ses yeux d’abord révulsés, inexpressifs, s’emplirent à nouveau de vie. Elle voulut parler, mais sa voix s’étrangla en un gargouillis inaudible.

« Elle est vivante ! s’exclama Véhir. Vivante ! »

Il se tourna vers Ruogno pour le prendre à témoin, mais la nouvelle ne semblait pas particulièrement réjouir le ronge qui, accoudé au bastingage, contemplait la bourse de cuir d’un air désolé.

 

L’aube se levait sur les crêtes dentelées du massif montagneux. Les nuages avaient déserté le ciel, le vent était tombé. Le radeau progressait avec une lenteur désespérante d’un bord à l’autre de la rivière blêmie par les premières lueurs du jour. Recroquevillée au pied du grand mât, emmitouflée dans le pardessus du grogne, Tia récupérait, alternant les phases de sommeil, les périodes de prostration et les crises de panique. Après avoir aidé Ruogno à hisser les voiles, Véhir avait consacré la plus grande partie de sa nuit à veiller sur la hurle. Il s’était assoupi à plusieurs reprises. Chaque fois, il avait été réveillé par une sensation de mouvement, la brusque gîte du radeau engagé dans une passe difficile, le froissement des voiles en panne de vent, l’ombre sournoise du ronge qui rôdait sur le pont.

Le soleil s’épanouit comme un bouton-d’or dans le rose étincelant de la plaine céleste. Parfois, les toits d’un hameau apparaissaient entre les résineux qui coiffaient les reliefs et des arches naturelles enjambaient la gorge encaissée. Ruogno naviguait avec la plus grande prudence entre les gros rochers sur lesquels se fracassaient les courants.

Au sortir d’un méandre, le radeau frôla un ponton où se pressaient une dizaine de voyageurs, ronges pour la plupart. Un peu en retrait, les ouvertures et les escaliers d’un village troglodytique criblaient sur toute sa hauteur une paroi vertigineuse. Des cris de colère et de dépit retentirent lorsque l’embarcation vira de bord et s’éloigna vers la rive opposée. La navigation étant le mode de locomotion le plus rapide et le plus pratique dans cet environnement accidenté, la majeure partie des échanges dépendaient exclusivement du bon vouloir des bateliers.

« C’est toi qui m’as sortie de l’eau ? »

Assise contre le mât, Tia le dévisageait avec un pâle sourire. Le contraste s’était encore accentuée entre sa peau d’une blancheur de craille et son pelage roussi par les rayons rasants du soleil levant.

« T’étais agriffée au bois, j’ai eu qu’à te remonter », dit Véhir.

La hurle frissonna, resserra les pans du pardessus.

« Sans toi, je serais morte.

— Sans toi, j’aurais fini dans un chaudron d’eau bouillante sur la place de Luprat.

— J’ai eu des… visions avant de perdre connaissance. » Elle leva la tête et, du museau, désigna le nuage instable et craillant des grolles au-dessus de la gorge. « Fro, ma gouvernante, a été emportée et déchiquetée par des kroaz.

— Des kroaz ? s’étonna Véhir. Ces créatures du diable n’existent pas. Personne n’en a jamais vu. »

Tia étira ses membres et, à l’aide de ses griffes, essaya de remettre un peu d’ordre dans son pelage ébouriffé.

« Je n’ai jamais vu les dieux humains et ça ne m’a pas empêchée de croire à leur existence. J’ai ressenti les blessures infligées à Fro par leurs serres et leurs becs, j’ai entendu l’air siffler quand ils l’ont lâchée au-dessus de la forêt, ses os craquer quand le choc lui a brisé les reins. En reprenant connaissance, j’ai cru que j’avais à mon tour été enlevée par un kroaz, j’ai été prise de panique et je me suis débattue. »

Elle marqua un instant de pause, les yeux perdus sur les scintillements des remous. Au-dessus d’eux, la grand-voile, un pan de laine enduite d’une substance imperméabilisante, faseya dans un tremblement délicat.

« Fro… gémit Tia, les larmes aux yeux.

— C’était qu’un rêve », murmura Véhir.

En même temps qu’il prononçait ces mots, il éprouva de nouveau la sensation d’être observé. Son regard se porta instinctivement sur les petits charognards noirs qui tournoyaient inlassablement au-dessus du radeau.