Chapitre 6

Luprat

 

Un grogne fut amené devant le conseil des lais de l’Humpur.

On l’accusait d’avoir levé sa fourche sur une leude dont le cheval empêchait sa charrette de passer.

« Vous vous méprenez, se défendit le grogne.

Ai’j voulu hasser les guêpes qui risquaient de piquer sa monture.

— Aurais pu les chasser avec une branche, dit l’archilai.

— N’avai’j pas de branche sous la main…

— Il y avait des arbres alentour.

— Le temps qu’aillé’j près de ct’arbres, le cheval aurait été piqué et la leude désarcée.

— Aurais dû utiliser le manche, alors.

— On n’chasse pas grand-chose avec un manche…

— Suffit, failli grogne ! As levé ta fourche sur une leude, et c’est grand crime. Seras écaché aujourd’hui même. »

 

Si le grogne avait laissé les guêpes piquer le cheval de la leude, les lais l’auraient pareillement condamné.

Rien ne sert à un pue-la-merde d’avoir raison.

 

Les Fabliaux de l’Humpur

 

Luprat fut en vue l’après-midi du deuxième jour.

La veille, les miaules s’étaient relayés avec régularité pour transporter leur prisonnier et s’étaient arrêtés à la tombée de la nuit. Véhir avait essayé de tirer profit de l’obscurité naissante pour glisser la main sous ses vêtements et dégager la dague, mais, malgré la légère distension des cordelettes, il n’était parvenu qu’à effleurer le manche lisse.

Deux miaules chargés du ravitaillement avaient forcé un chevreuil et l’avaient rabattu vers la clairière où leurs congénères s’étaient embusqués. Ils l’avaient encerclé, affolé de leurs cris et lacéré de coups de griffes ou de poignard jusqu’à ce qu’il s’effondre, exténué, couvert de sueur et de sang. Ils l’avaient ripaillé vif en commençant par les cuisses et la croupe, riant à chacun de ses soubresauts, à chacune de ses plaintes. Une fois rassasiés, les prédateurs n’avaient même pas pris le soin de l’achever. Ils s’étaient allongés sur le sol et s’étaient endormis sans plus lui accorder le moindre regard.

Pendant une grande partie de la nuit, Véhir avait entendu les râles sourds du chevreuil, sa respiration de plus en plus lente, de plus en plus sifflante, puis le silence était retombé sur la forêt, et le grogne l’avait envié d’être délivré de ses tourments. Il s’était de nouveau contorsionné pour se saisir de la dague, mais ses muscles engourdis avaient refusé de lui obéir.

Au matin du deuxième jour, ils étaient tombés sur une patrouille de prévôts qui s’étaient bruyamment réjouis de la capture de ce « rejeton maudit d’un ventre fécondé par le Grand Mesle ». Ils avaient agoni le prisonnier d’injures, lui avaient piqué la couenne de la pointe de l’épée, l’avaient frappé à coups de pied et de poing sous tous les angles jusqu’à ce que leur chef, un hurle à l’épaisse fourrure grège, intervienne :

« Les autorités de Luprat mandent çui en vie ! avait-il grondé. Patience, notre comte nous a promis de nous le remettre après le rogatoire de l’archilai. Nous pourrons tantôt venger la mort des nôtres. »

Attirés par les cris, d’autres prévôts, d’autres miaules avaient surgi de la forêt et s’étaient joints à l’escorte, qui n’avait cessé de grossir au fur et à mesure qu’ils s’étaient rapprochés de Luprat. Ils avaient longé les murs extérieurs de communautés agricoles dont les habitants, alertés par les guetteurs, s’étaient massés de part et d’autre du chemin. Entre ses paupières tuméfiées, Véhir avait aperçu des grognes et des bêles, mâles et femelles, grands et p’tios, qui le fixaient d’un air où se mêlaient la réprobation et l’effroi. Ils craignaient sans doute que le passage de ce pichtre emberlificoté et encadré par une troupe imposante ne prélude à des représailles sanglantes contre les communautés.

Véhir ne se reconnaissait plus en eux. Il n’avait plus envie, comme eux, de baisser la tête, de courber l’échine, de garder les lèvres closes tandis qu’on menait l’un des leurs au supplice. Il avait au moins ramené une certitude de ces quelques jours d’errance : la mort était mille fois préférable à une existence sans espoir, sans avenir. Il avait dès lors cessé de regretter son choix et, pendant quelques instants, il avait oublié l’inconfort de sa situation, la faim, la soif, la peur. Ni la vue des troïas, vêtues de robes légères qui soulignaient leurs rondeurs, ni celle des champs de blaïs surgissant au détour du chemin comme des lacs ensoleillés ne l’avaient réconcilié avec son ancienne existence. Il n’avait jamais fait partie de ce monde.

 

L’équipage se rapprochait de Luprat. Le gigantesque mur d’enceinte de la citadelle hurle, juché au sommet d’un causse et flanqué de quatre tours cylindriques, semblait se dresser hors du ventre de la terre pour lancer un défi aux cieux. Une porte monumentale s’ouvrait en son milieu, surmontée d’une autre tour, carrée celle-là et couronnée de mâchicoulis. Véhir distingua les silhouettes minuscules des gardes au-dessus du parapet du chemin de ronde, le ruban clair du chemin qui serpentait entre les murailles sombres des forêts, les toits de lauzes des maisons basses accrochées à flanc de colline comme des arbustes anémiques et traversées par des veines sinueuses. La rumeur encore sourde qui s’écoulait de la bouche arrondie de la porte monumentale venait s’échouer dans les claquements de bottes des membres de l’escorte et les vociférations des passants. Des faces se penchaient sur le grogne ébloui par le soleil rasant, des yeux le dévisageaient avec colère, des lèvres se relevaient sur des crocs affûtés, des griffes tentaient de l’égratigner au travers du filet. Des hurles pour la plupart, mais aussi des prédateurs appartenant à d’autres clans, des grondes peut-être, ou encore des glapes. Le tumulte enflait comme un grondement d’orage et se liguait à la poussière, à la chaleur montante et à l’engourdissement de Véhir pour entretenir son impression d’évoluer dans un mauvais rêve. Il ferma les yeux, crut que la pluie s’était mise à tomber, se rendit compte qu’on lui crachait dessus. Des nuées d’odeurs lui agressaient les narines, chargées de menaces. La peur, à nouveau, lui figeait les sangs, exhumait les terreurs secrètes de son patrimoine grogne.

À l’obscurité soudaine qui se déposa sur ses paupières closes, il devina que l’escorte s’engageait dans une venelle de l’agglomération. Il lui semblait à présent naviguer au cœur d’une tempête. Bien qu’ils eussent établi un triple cordon de sécurité autour des deux porteurs et de leur prisonnier, les prévôts et les miaules peinaient à contenir la foule de plus en plus dense et agressive. Les insultes pleuvaient désormais sur ceux qui empêchaient la populace de régler son compte au prisonnier, au pue-la-merde qui, en brisant l’un des tabous majeurs de l’Humpur, avait menacé l’ordre du comté et, par extension, leurs propres certitudes. Les clameurs et les cliquetis couvraient les aboiements du chef des prévôts. Véhir n’eut pas besoin de rouvrir les yeux pour savoir qu’on avait tiré les armes, qu’on s’apprêtait à s’entre-tuer sur le chemin pavé de pierres rondes. Avec un peu de chance, la multitude réussirait à déborder les membres de l’escorte et à le réduire en charpie. C’était désormais la seule faveur qu’il requérait des dieux humains. De brusques écarts imprimaient au filet un mouvement continu de balancier. Il entendit un roulement, un bruit de cavalcade, puis la branche qui le supportait céda dans un craquement, et il chuta sur les pavés comme un fruit mûr. La douleur qui partit de ses reins se propagea dans tout son corps avec une telle virulence qu’il perdit connaissance.

 

Rugueuses et froides, les dalles de pierre lui irritaient la joue, l’épaule, la hanche et la cuisse. Il eut besoin d’un bon moment, à peu près le temps pour un escargot de franchir une distance de cinq pouces, pour prendre conscience que les dieux humains n’avaient pas daigné exaucer sa prière. Il était toujours dans le monde des vivants. Il lui sembla encore sentir la pression coupante des cordelettes sur son corps, mais, aux fourmillements désagréables qui couraient le long de ses membres, il comprit qu’on l’avait libéré du filet, que le sang circulait librement dans ses veines. On l’avait également dépouillé de ses vêtements et de la dague. Il avait perdu bien davantage qu’une simple arme dans l’affaire, il avait trahi la confiance des dieux humains.

« C’est peut-être ça que tu cherches, grogne ? »

Véhir surmonta sa souffrance pour relever la tête. Il vit la dague posée en travers d’une main poilue et griffue. Les flammes dansantes des torches se reflétaient sur la lame lisse et effleuraient au second plan une chasuble noire. Il tendit le bras pour se saisir de l’arme, mais la pointe d’une botte lui percuta les côtes et lui coupa le souffle.

« C’est avec icelle que tu as assassiné le seur H’Gal et deux prévôts dans la forêt de Manac ? »

La voix, tranchante, provenait du capuchon de la chasuble. Un gémissement monta d’un petit groupe massé sur le côté d’un trône de pierre.

« Tu as semé le malheur dans le cœur du seur H’Kor et de la leude Poë, pue-la-merde, poursuivit la silhouette enveloppée dans l’ample vêtement noir. Tu connais pourtant que l’Humpur interdit l’usage des armes à ceux de ton espèce.

— Mandez-moi donc de lui arracher le cœur, archilai ! » tonna une voix grave.

D’un geste du bras, l’archilai interrompit les hurlements et les grondements qui saluèrent cette intervention.

« Je comprends votre douleur et votre désir de vengeance, seur H’Kor, mais l’Humpur exige la vérité. »

Il se retourna et leva la dague à hauteur des yeux du hurle assis sur le trône.

« Constatez par vous-même, comte H’Mek : ct’e dague n’a pas pu être faiçonnée par un armurier du pays pergordin.

— D’un pays sis au-delà du Grand Centre, alors ? » suggéra le comte en avançant le torse.

Le seigneur de Luprat s’était revêtu de sa tenue officielle, une tunique, une brague et une cape brunes rehaussées de motifs rouges et verts. Un poil ras et roux ornait le cuir pâle de sa face et ses oreilles pointues. Ses yeux étaient tellement clairs qu’ils en paraissaient transparents.

« Sommes en contact régulier avec le clergé des contrées lointaines, et jamais n’avons ouï d’un forgeron capable de fabriquer une arme d’une telle perfection. »

La douleur s’apaisant, Véhir entreprit d’observer les différents groupes de prédateurs répartis dans la pièce. Il lui fut aisé de reconnaître les femelles des mâles : moins grandes, plus fines, moins velues, elles portaient d’amples robes grises, rouges ou vertes, qu’on ne pouvait pas confondre avec les tuniques, les bragues et les capes. De même, leurs épées, dont les gaines se perdaient dans les plis des étoffes, paraissaient plus légères et courtes que les espadons des seurs et des prévôts. En revanche, la férocité de leur expression et la longueur de leurs griffes ou de leurs crocs ne le cédaient en rien à celles de leurs congénères mâles.

L’archilai frappa de nouveau le grogne, dont la tête heurta durement la dalle de pierre.

« Parle, pue-la-merde ! Qui t’a donné ct’e dague ?

— L’ai’j… je l’ai trouvée, balbutia Véhir.

— Où ?

— Dans… dans la forêt.

— Menterie ! »

L’archilai se recula, bouscula deux gardes et arracha une torche de son support de pierre. La lumière vive de la flamme débusqua son museau court, ses gros yeux noirs et ses longues canines dans la pénombre du capuchon. Il revint vers Véhir, s’accroupit, rapprocha la torche du flanc du grogne.

« La vérité véritable, pue-la-merde, ou te rôtissons sur place, hoorrll ! »

La chaleur de la flamme mordit la couenne de Véhir et se propagea sur son ventre. Il voulut se relever, mais sur un signe de l’archilai, un garde s’avança et le maintint cloué au sol avec la pointe d’un hast. Le grogne resta coincé pendant un moment entre le fer et le feu. Ses soies commencèrent à roussir, une rigole de sang lui parcourut le creux de l’échine. Il se mit sangloter. C’était, davantage que la douleur, sa solitude qui lui faisait mal en cet instant, ce sentiment désespérant que ni lui ni personne d’autre ne réussirait à changer le cours du temps. Puis la souffrance physique commença à le dominer et sa détermination se fissura. Il accepta de parler, il accepta de tromper Jarit, de dévoiler un secret que les hurles de Luprat n’étaient pas dignes de recevoir. Voilà où l’avaient conduit son orgueil et son inconscience de puceau : il était le traître par qui s’effaçaient les dernières traces des dieux humains, la porte par laquelle se déversaient les ténèbres du Grand Mesle.

Une âpre odeur de roustir lui frappa les narines et le ramena quelques jours en arrière devant le corps calciné de Jarit.

« L’est Jarit qui me l’a donnée ! » cria-t-il.

Chaque mot qui sortait de sa gorge le blessait comme une pierre aux arêtes blessantes. L’archilai éloigna la torche, se redressa et se tourna vers le comte H’Mek.

« Jarit, c’est le nom du maudit qui a tenu vos prévôts en échec pendant des cycles et des cycles, seur comte. »

Le seigneur de Luprat hocha la tête d’un air grave. La sensation de brûlure s’estompa sur le flanc de Véhir.

« Conte-moi où Jarit a pris ct’e dague, pue-la-merde, fit l’archilai.

— L’est… l’est un cadeau des dieux humains. »

Des cris de colère et d’indignation tombèrent de l’assistance comme une grêle de flèches. Les hurles ne pouvaient admettre une réponse qui ébranlait les fondements mêmes d’une organisation sociale où ils s’attribuaient les meilleurs rôles. Les yeux de l’archilai flamboyèrent dans la pénombre de son capuchon.

« Çui n’est pas qu’un simple assassinier, seur comte, mais un disciple du Grand Mesle, un suppôt de la diablerie ! gronda-t-il. Et la dague n’a pas été faiçonnée par un être de chair et de sang, mais par la sorcellerie. Devons maintenant écorcher vif ct’e grogne afin d’extirper tout le mal de sous sa couenne, puis les jeter tous les deux, dague et grogne, dans un chaudron d’eau bouillante.

— Dès ce jour ? s’étonna le comte. Ne convoquez pas d’abord le conseil rogatoire de l’Humpur ?

— La diablerie ne fait aucun doute, et le temps presse, seur comte : le Grand Mesle aurait tôt fait de s’aglumer dans les têtes de vos sujets.

— Le seur H’Kor et les prévôts réclament ct’e grogne pour venger la mort des leurs. »

L’archilai écarta les bras en un geste théâtral. Les lueurs vacillantes des torches étirèrent son ombre sur les pierres des murs. De la même manière que les trois lais de l’Humpur exerçaient leur autorité sur le conseil des anciens de Manac, l’archilai saisissait toutes les occasions d’affirmer la sienne sur le seigneur de Luprat.

Véhir eut la sensation fugitive de croiser un regard bienveillant parmi les éclats de haine qui le cernaient. Comme deux lumières rassurantes dans une nuit hostile.

« Seuls les serviteurs de l’Humpur sont appelés à déjouer les ruses du Grand Mesle, déclara l’archilai d’une voix forte. Le Grand Mesle acompte la vengeance du seur H’Kor et des prévôts pour s’aruer dans leur esprit et continuer son œuvre de corruption. Devons nous assurer d’ébouiller les germes d’infection selon les règles très anciennes et très justes de notre ordre. Si leur confiez ce pichtre, seur comte, risquez de les transformer à leur tour en graines de sorcier. »

Les yeux rivés sur les voûtes de l’immense salle, le comte posa son museau sur ses six doigts entrecroisés. Il lui en cuisait, visiblement, de céder en public aux exigences de l’archilai, mais le clergé lui était indispensable, à la fois pour asseoir sa légitimité sur le trône de Luprat et pour cimenter l’unité de son clan autour du culte de l’Humpur. Il lui fallait donc contenter son allié le plus puissant tout en ménageant la susceptibilité de l’aristocratie.

Le regard bienveillant appartenait à une femelle au même pelage roux et au même cuir pâle que le comte de Luprat. Vêtue d’une robe vert sombre, elle se tenait à droite du trône de pierre, entre un mâle tout jaune de poil et une vieille femelle aux babines tombantes. Elle le fixait avec la même attention caressante que troïa Orn sur les bords de la Dorgne. De ses yeux aussi limpides que des cristaux de glace, coulait une douceur ineffable qui atténuait à la manière d’un baume les blessures de Véhir. Pris tout à coup d’un doute, il se demanda si la fièvre ne lui avait pas tourneviré le dessous du crâne : lorsque les hurles, et les prédateurs dans leur ensemble, daignaient abaisser leur regard sur un grogne, c’était uniquement avec appétit ou avec mépris.

« Ct’e grogne sera écorché et ébouillanté selon les rites sacrés de l’Humpur », déclara le comte.

Il écarta les bras pour apaiser les rumeurs qui montaient du petit groupe massé devant le trône.

« Devons d’abord respecter le chagrin du seur H’Kor et de son épouse, leude Poë. En conséquence, le condamné sera encagé et exposé jusqu’à la tombée de la nuit sur la grand-place de Luprat. Demain à la première heure, archilai, pourrez procéder à l’exécution de votre sentence, hoorrll. »

Le comte avait espéré que sa décision satisferait l’un et les autres. L’un parce que le prisonnier serait supplicié selon les règles de son ordre, les autres parce qu’ils auraient un jour entier pour exprimer leur colère et leur chagrin. Il laissa errer son regard sur les faces environnantes et s’aperçut qu’il n’avait réussi qu’à mécontenter tout le monde. Quelques jours plus tôt, la vieille Fro, la gouvernante de Tia, lui avait conseillé de déclarer une guerre afin d’occuper les aristocrates désœuvrés. Il avait d’abord rejeté cette idée avec d’autant plus de force qu’il avait consacré le plus clair de son temps à établir une trêve durable avec Muryd, Ursor et Gupillinde. Mais la paix transformait les anciens compagnons d’armes en intrigants, et Fro, les yeux et les oreilles du palais, avait surpris des conversations fallacieuses, des complots scélérats. La suggestion de la vieille servante n’était peut-être pas si stupide qu’elle en avait l’air – comme d’habitude. Le seur H’Wil allait bientôt prendre leude Tia pour troisième épouse, et de cette union, l’armée de Luprat ressortirait plus puissante de plusieurs centaines de soldats. Restait à trouver un ennemi : le duc de Muryd, un souverain aussi prétentieux que pusillanime, ferait parfaitement l’affaire. Et ses sujets, ces ronges plus forts en gueule qu’en actes, seraient des adversaires tout indiqués pour détourner l’ardeur des jeunes seurs en mal d’exploits guerriers.

Le comte fit un signe de tête à H’Qak, le responsable du protocole, qui, de l’extrémité métallique de son bâton, frappa par trois fois les dalles de pierre.

« La séance publique est levée, hoorrll. Que les seurs et les leudes qui mandent un entretien privé avec notre comte s’aruent dornavant dans le petit salon. »

Un garde saisit Véhir par le bras et le força à se relever. Ses jambes se dérobèrent mais le garde le plaqua contre lui pour le maintenir debout.

« Voyez son vit ! s’exclama une leude. L’est encore plus frisouné que le poil de leude Uar ! »

Tous éclatèrent de rire, hormis l’archilai, impassible sous son ample capuchon, et la jeune femelle au pelage roux et aux yeux clairs, immobile à côté du trône de pierre. Alors seulement Véhir prit conscience qu’on venait de le condamner à être écorché vif puis ébouillanté, et il se dit qu’il aurait mieux fait de s’allonger sur le bûcher funéraire avec le corps de Jarit.

 

Le grogne ne dormait pas malgré la fatigue qui lui alourdissait les membres. On l’avait jeté dans un cachot après l’avoir exposé toute la journée dans une cage de fer où des pics disséminés sur le plancher lui avaient interdit de s’asseoir ou de s’allonger. Il avait donc dû rester debout jusqu’à la tombée de la nuit, la tête rentrée dans les épaules et les jambes légèrement fléchies à cause d’un plafond un peu trop bas. Il avait subi les quolibets et les crachats des badauds qui s’étaient succédé sans interruption de l’autre côté des barreaux. Les gardes, pourtant nombreux et protégés par des boucliers, avaient eu toutes les peines du monde à contenir l’agressivité de la multitude. Les femelles et les p’tios s’étaient montrés les plus hargneux, passant le bras ou le museau à travers les barreaux pour essayer de griffer ou de mordre le prisonnier. Cuit par les rayons du soleil, couvert de sueur et de crachats, assoiffé, affamé, Véhir avait eu l’impression d’être harcelé par des cohortes de démons surgis tout droit de l’antre du Grand Mesle – et c’était lui, ironie du sort, qu’on accusait d’être une créature diabolique.

Il avait d’abord ressenti un immense soulagement lorsque les gardes l’avaient sorti de la cage et conduit dans les sous-sols d’une tour carrée. Les bruits, la lumière et la chaleur s’étaient effacés au profit de l’ombre, de la fraîcheur, du silence. Puis, après que la lourde porte en fer – un fer d’apparence aussi grossière que du bois – s’était refermée dans un grincement sinistre, il s’était plongé dans une nuit froide et désespérante.

 

Un rayon de lune s’invitait par une haute lucarne et déposait une lumière ténue sur les pierres taillées et le sol de terre battue. Aucun mobilier dans l’ergastule, ni couchette, ni chaise, ni table, seulement un trou dans un coin d’où émanait une forte odeur de déjections. Véhir demeura prostré contre un mur pendant un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer, les bras refermés sur son torse, les jambes repliées sous lui. Ses pensées se gelaient dans sa tête, et il n’était plus suspendu qu’au rythme engourdi de son cœur. Si l’idée de la mort ne l’effrayait plus, l’expectative du supplice le plongeait dans les affres de la terreur. Il déplorait d’être resté à la porte du monde extraordinaire entraperçu dans la demeure de Jarit. Les dieux humains n’avaient-ils donc suscité son émerveillement que pour mieux le décevoir ? Sûrement pas : les êtres légendaires de l’Humpur ne pouvaient se comporter avec la même cruauté que les membres des clans prédateurs ou que les grognes de Manac. L’explication la plus simple, la plus probable, était qu’il ne s’était pas montré à la hauteur et qu’ils lui avaient retiré leur soutien.

Des bruits de pas, des éclats de voix, des cliquetis brisèrent le silence. Véhir leva un œil anxieux sur la lucarne du cachot. Les étoiles brillaient d’un vif éclat dans un ciel aussi noir que le plumage des grolles. Le jour ne se lèverait pas de sitôt. Le seur H’Kor ou les prévôts avaient peut-être soudoyé les geôliers pour s’introduire dans son cachot et le découper en morceaux. Ses ongles se plantèrent dans la terre battue. La lourde porte pivota en gémissant sur ses gonds de pierre et livra passage à deux visiteurs : un garde reconnaissable à son casque conique, une silhouette plus menue et drapée dans une cape.

« Pas longtemps, ma leude, murmura le garde. Si mon chef, le seur H’Jah, venait à vous surprendre en ces lieux, il séparerait sitôt ma tête de mes épaules.

— Eh bien, qu’attends-tu pour refermer la porte ? »

La deuxième voix, haletante, une voix de femelle, était à la fois douce et tranchante comme une faux.

« N’oublierez pas votre parole, ma leude ?

— Une leude tient toujours ses promesses, hoorrll. Tu auras tout ce que tu m’as mandé. En attendant, descampis et barre la porte. »

Le garde se retira en ronchonnant. Le bruit décroissant de ses pas succéda au grincement des gonds et au crissement du verrou. La visiteuse resta pendant quelques instants immobile avant de s’avancer dans le rayon de lumière blafarde qui tombait de la lucarne. Le capuchon empêchait Véhir de discerner ses traits, mais le grogne commençait à se détendre. Il disposait encore d’un peu de temps avant d’être livré aux bourreaux de l’archilai.

La silhouette, à nouveau figée, le contemplait avec attention. Il ressentit le même trouble que lorsqu’il s’était retrouvé en tête à tête avec troïa Orn et Ombe. Un réflexe l’entraîna à poser les mains sur son vit et ses bourses.

Le capuchon glissa sur les épaules de la visiteuse et découvrit une tête au museau fin, au cuir et aux yeux clairs. Le grogne reconnut la jeune femelle hurle dont le regard avait été le seul îlot de douceur dans l’hostilité de la grande salle du castel. L’éclat de la lune et des étoiles enflammait la rousseur de son pelage.

« Je suis leude Tia, la fille septième du comte H’Mek. »

Véhir décela de l’inquiétude dans son murmure essoufflé. Il se leva tout en gardant ses mains plaquées sur son bas-ventre – une pudeur ridicule : elle avait eu le temps de l’examiner sous toutes les coutures dans la grande salle du castel. Le simple fait de déplier ses jambes réveilla en sursaut ses douleurs assoupies. Aussi grande que lui, la hurle l’examina d’un regard indéchiffrable.

« J’ai une question à te poser, reprit-elle.

— Ai’j… J’ai déjà répondu à toutes les questions. »

Il se sentait misérable face à cette visiteuse à l’allure à la fois autoritaire et gracieuse. Elle sourit, ou plutôt elle retroussa sa lèvre supérieure, qui s’affaissa comme un rideau sur les crocs de sa mâchoire supérieure.

« Pourquoi as-tu conté à l’archilai que la dague était un présent des dieux humains ? »

Il n’hésita pas longtemps avant de répondre. Il avait le sentiment qu’il pouvait lui faire confiance. Elle voulait comprendre avec sincérité, contrairement à l’archilai qui n’avait songé qu’à lui arracher des aveux.

« Parce que l’était la vérité.

— Tu as vu les dieux humains ? Tu les as touchés ?

— J’ai vu leur ancienne demeure, j’ai vu leurs images dans les livres.

— Les… livres ? »

Véhir perdit tout complexe d’infériorité. Elle avait beau être la fille du comte H’Mek, porter des étoffes teintes et une épée en fer, elle était aussi ignorante que lui, et même davantage puisqu’elle ne connaissait pas les livres.

« Les… choses où tout leur savoir était enfermé. H’Gal et ses prévôts les ont brûlés.

— C’est pour ça que tu les as tués ? »

Aucune trace d’agressivité dans la question de la hurle, mais le grogne se recula instinctivement d’un pas.

« Aussi parce qu’avaient tué Jarit, répondit-il sans quitter des yeux les griffes qui dépassaient des pans de la cape et des manches de la robe.

— Et ce Jarit ? Il a vu les dieux humains ?

— Çui était le gardien de leur mémoire. Avait appris à lire, à recueillir leur savoir dans les livres. Tout est perdu dornavant. »

Seul un reste d’orgueil – mal placé d’ailleurs, l’orgueil ne serait d’aucun secours à un grogne qui ressemblerait bientôt à un bouquin dépiauté – le retint de s’effondrer en larmes.

« Les lais de l’Humpur prétendent que les dieux humains ne se sont jamais avenés en ce monde, murmura la hurle. Qu’ils vivent dans un monde magique où les rejoindront après leur mort ceux qui observent les règles du clergé. Tes paroles tendent à prouver le contraire. »

Véhir garda le silence. Il n’avait pas cherché à prouver quoi que ce soit, il avait seulement voulu respirer un autre air que celui de la communauté.

La hurle fouilla sous sa cape. En moins d’un reptir de vipère, elle en ressortit un objet long et pointu dont le scintillement esquissa une lune éphémère sur les pierres de l’ergastule. Abasourdi, Véhir reconnut la dague que lui avait confiée Jarit. Un courant d’énergie le balaya, qui accéléra le battement de son cœur, qui chassa le désespoir et le froid. Il n’avait pas besoin de toucher l’arme des dieux humains pour ressentir sa chaleur, pour entendre son chant.

« J’ai réussi à la barboter à l’archilai. » La hurle parlait à voix basse, comme effrayée par son audace. « Le meilleur des forgerons de toute la Dorgne ne réussirait jamais à faiçonner une lame d’aussi belle qualité. »

Véhir tendit machinalement la main, mais elle referma les doigts sur le manche et replia le bras avec vivacité. Ses yeux étincelèrent au milieu de sa face pâle.

« Je consens à te la rendre, poursuivit-elle. À une condition.

— Quelle ?

— Que tu t’arues avec moi dans le Grand Centre. »

La proposition médusa Véhir : qu’une femelle hurle eût l’idée saugrenue de lui rendre visite dans son cachot, passe encore, mais qu’elle l’invitât à l’accompagner dans le Grand Centre, cela dépassait son entendement. Jamais, de mémoire de grogne, on n’avait vu un prédateur s’entendre avec un membre des communautés. Ou alors, pour l’égorger et le ripailler. Et puis, elle oubliait qu’il était encachoté dans le château de Luprat, l’enceinte la mieux gardée du pays de la Dorgne.

« Pour… pourquoi voulez m’emmener ? bredouilla-t-il.

— Parce que je recherche la même chose que toi. À deux, aurons deux fois plus de chances de trouver.

— Sui’j… je ne suis qu’un pichtre de grogne. »

Elle déplia à nouveau le bras et agita la dague sous son groin.

« Icelle sera ta griffe et ta dent. »

Elle employait les mêmes mots que Jarit. Le temps d’une piqûre de moustique, il eut l’impression que la voix grave de l’ermite s’était écoulée par la bouche de la leude.

« Ne voulez pas la garder pour vous ? »

Elle exhiba ses crocs d’un large bâillement.

« Je suis déjà aguerriée. Et c’est à toi qu’elle a été donnée.

— Qu’allez quérir dans le Grand Centre ? »

Elle garda un moment les yeux baissés sur la dague.

« Avile le trouvre disait que les dieux humains apparaissent dans les grottes du Grand Centre et s’adressent à leurs créatures. Je veux les voir, les ouïr, les toucher.

— Comment acomptez me…? »

Un crissement interrompit Véhir, suivi du grincement horripilant de la porte. Leude Tia dissimula précipitamment la dague dans son dos. Le garde s’introduisit dans le cachot. Son ventre rebondi chassait son ceinturon vers le bas et son lourd espadon raclait le sol à chacun de ses pas.

« Faut vous en retourner asteur, ma leude. Je vous ai déjà laissé trop longtemps seule avec ct’e drôle.

— C’est vrai qu’on a parfois peu de temps pour se faire une idée », dit-elle en fixant le grogne.

Véhir observa le garde, un gaillard aussi haut que large et dont les yeux jaunes luisaient comme deux torches dans la fourrure sombre de sa face. De sa tunique saillaient un cou et des avant-bras épais. Ses oreilles tombaient de chaque côté de son casque conique et ses crocs, énormes, obliques, maintenaient en permanence ses lèvres plissées.

« Venez, ma leude.

— Il sera bientôt trop tard.

— Faites pas de bile, hoorrll, fit le garde. Personne ne connaîtra que la septième fille du comte a eu pitié de ct’e boître.

— Je parle de désir, pas de pitié. »

Le garde eut une expression de surprise avant de hocher la tête d’un air entendu.

« Ah, vouliez donc mirer la viande de ct’e grogne avant de le ripailler… »

Tia vint se placer entre son congénère et Véhir.

« Jamais n’aurons l’occasion de goûter la saveur de l’interdit, murmura-t-elle sans se retourner. L’archilai en a jugé autrement. Grand dommage : la chance ne se représentera pas. »

Elle tendit le bras en arrière, un mouvement qui écarta un pan de sa cape et dévoila sa robe verte. La pointe de la dague effleura la hanche du grogne. Il ne bougea pas dans un premier temps, incapable d’aligner deux pensées cohérentes, aussi figé et stupide qu’une musaraigne devant une couleuvre. Elle s’éloigna de lui avec une lenteur calculée, le bras toujours tendu dans son dos, la dague posée en travers de sa main. Le garde l’attendait devant la porte, les yeux rivés sur le couloir. Au loin, une invisible torche dispensait un éclairage ténu. Dans moins d’un grisollement d’alouette, la leude aurait quitté le cachot, la porte se serait refermée et il ne resterait plus à Véhir qu’à attendre avec résignation son supplice et sa mort.

Alors une digue se rompit, un flot de colère déferla en lui avec la puissance d’un torrent grossi par les grêlées de la lunaison du premier grut. Il n’avait pas le droit de se laisser déposséder de son seul bien, la vie, sans réagir. Il rattrapa la leude en trois bonds, empoigna le manche de la dague et fondit sur le garde. Averti par le bruit, le hurle se retourna et entreprit de dégainer son espadon, mais la surprise et la lourdeur de la lame rendaient ses gestes maladroits. Il eut cependant le réflexe de dévier du bras la course de la dague. Au lieu de plonger dans son abdomen, le fer crissa sur son os iliaque. Il poussa un rugissement, lança son poing vers la face du grogne, ne frappa que le vide. Il n’eut pas le temps de s’en étonner : son adversaire tourna autour de lui avec la vivacité d’un miaule, la dague s’enfonça une première fois dans son flanc, une deuxième dans ses reins. Ses forces le désertèrent comme un tonneau se vidant de son vin, ses jambes flageolèrent, ses yeux se ternirent. Il tenta une dernière fois de riposter, mais ses gestes se suspendirent et il s’affaissa de tout son poids sur le sol.

Véhir l’acheva d’un coup à la gorge puis se redressa, barbouillé de sang. La leude fixait le cadavre de son congénère avec des lueurs d’effroi et de remords dans les yeux. Bien que très brève, la scène semblait avoir produit sur elle une impression saisissante. Elle était complice de l’assassinat d’un hurle, et, plus grave encore, de la transgression d’un tabou. Un gargouillis s’élevait comme une complainte funèbre dans le silence mortuaire retombé sur l’ergastule. Les doigts de Véhir se resserrèrent sur le manche de la dague. Les yeux de la hurle, pétrifiée devant lui, se pailletaient à présent d’éclats durs, colériques. Elle se laissait reprendre par ses instincts de prédatrice. Il se tint prêt à livrer un deuxième combat. Comme devant la tanière de Jarit, une ivresse diffuse irriguait son cerveau, ses muscles, effaçait ses douleurs, sa fatigue. Les dieux humains avaient exaucé ses prières : il mourrait la dague à la main, en disciple de Jarit, en guerrier de l’Humpur, et non comme un misérable pichtre dans l’eau bouillante d’un chaudron.

La leude émit un grondement sourd et prolongé. Les jambes fléchies, Véhir leva la lame à hauteur de son ventre. La femelle hurle était moins corpulente que le garde, mais sûrement plus rapide, plus féroce. Il n’en avait pas peur, il était baigné d’un calme souverain, d’un silence intérieur que ne troublait aucune pensée, aucun bruit.

« Hoorrll… hoorrll… »

Elle cherchait à lui dire quelque chose mais elle était encore trop bouleversée pour aligner les mots, les phrases. Son expression avait changé en tout cas, ses yeux avaient recouvré leur clarté, leur limpidité.

« Devons… hoorrll… devons descampir avant… avant la relève… » Haletante, elle désigna le garde qui continuait de se vider de son sang. « Prends ses vêtements. Vite. »

Joignant le geste à la parole, elle se pencha sur le corps et entreprit de lui retirer ses bottes. À cet instant, un brouhaha enfla à l’autre bout du couloir, des claquements, cliquetis, clameurs, ahanements, autant de bruits caractéristiques d’une bataille.

Tia s’interrompit, prêta l’oreille.

« Seur H’Kor et ses partisans, souffla-t-elle, livide. Se battent contre les gardes. Se sont arués ici pour venger la mort de H’Gal. Pour te tuer, grogne. »