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Chérubin entra au café de Paris, alors, comme on sait, le restaurant à la mode parmi les jeunes gens riches et oisifs qu’on désignait sous la qualification collective de lions. Il entra la tête haute, la démarche insolente, en homme qui sait sa valeur.

Deux jeunes gens, qui précisément se trouvaient la veille à son club au moment où le comte Artoff avait proposé son étrange pari, déjeunaient dans l’embrasure d’une croisée et le saluèrent de la main. Chérubin alla vers eux.

– Eh bien, dit l’un, la nuit porte conseil, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Vous avez réfléchi…

– Plaît-il ? demanda Chérubin avec hauteur.

– Je veux parler du pari.

– Eh bien ?

– Eh bien, mais vous étiez gris hier.

– Moi ?

– C’est probable, car sans M. de Cambolh vous teniez le pari.

– Ces Suédois ont du bon et quelque sang-froid, observa le convive de l’interlocuteur de Chérubin.

– Vous êtes dans l’erreur, répondit celui-ci, Cambolh me rappelait un rendez-vous que j’avais ce matin.

– Hein ?

– Je dis, répéta froidement Chérubin qui savait au besoin mentir avec aplomb, je dis que M. de Cambolh m’a rappelé hier que je ne m’appartenais pas, et par conséquent ne pouvais, avant aujourd’hui, accepter les propositions du comte.

– Ah çà, mais vous vous êtes donc battu ce matin ?

– Peut-être…

– Avec qui ?

– Pardon, je n’affirme rien… Je dis peut-être… Or, si je ne conviens pas du fait lui-même, je puis encore moins vous dire…

– C’est juste. Mille pardons de l’indiscrétion.

Chérubin s’inclina.

– Ainsi, ce pari…

– Sera tenu.

– Bah !

– Mais, dit Chérubin avec un sourire superbe, vous me permettrez de vous faire observer que je n’ai pas l’habitude de faire blanc de mon épée.

– Comment ! vous tenez le pari ?

– Certainement.

– Et vous vous ferez aimer de la Baccarat ?

– Incontestablement, ou le comte me tuera. Seulement au lieu de demander quinze jours…

– Vous prendrez un mois ?

– Non, une semaine.

– Bravo ! s’écrièrent les deux jeunes gens avec admiration.

Chérubin les salua, alla s’asseoir à une table voisine et se fit servir à déjeuner.

Quelques minutes après, le baron de Manerve entra, et, sans voir Chérubin, il s’approcha des deux jeunes gens avec lesquels celui-ci venait d’échanger quelques mots.

– Messieurs, leur dit-il, vous étiez hier au club, je crois ?

– Parbleu !

– Alors, vous savez le pari ?

– Sans doute.

– Eh bien, conseillez à M. de Verny de ne pas le tenir.

Chérubin, à qui le baron tournait le dos, entendit ces mots et tressaillit.

– Pourquoi ? demanda-t-on.

– Parce que le comte Artoff est déjà en pied.

– Où ?

– Chez Baccarat.

– Oh ! oh ! déjà !…

– En voulez-vous la preuve ?

Et le baron tira de son carnet à cartes de visite un petit billet plié en quatre et dont le cachet armorié en cire bleue paraissait brisé tout récemment.

– Artoff devait venir déjeuner chez moi ce matin. Voyez ce qu’il m’écrit à dix heures.

Et le baron lut tout haut :

De notre hôtel de la rue de Moncey.

« Mon cher baron,

« L’homme propose, la femme dispose. Cette sentence n’a d’autre but que de vous prouver que Baccarat ne veut pas que j’aille déjeuner chez vous aujourd’hui. La belle folle a ses nerfs, dit-elle, et a besoin de grand air.

« Nous allons croquer un poulet froid et une côtelette au coin du feu, et nous sortirons en voiture tantôt.

« Pardonnez à un homme heureux.

« Comte Artoff. »

Après avoir lu, le baron tendit la lettre à ses deux interlocuteurs.

– Voyez, dit-il, le comte a écrit sur du papier jaune paille marqué d’un B.

– Le chiffre de Baccarat ?

– Précisément.

– Tiens, il y a un post-scriptum.

– Et d’une autre écriture…

– Ah ! fit le baron, c’est une ligne de Baccarat elle-même.

Et le baron lut encore :

« Merci, cher Manerve, de votre cadeau. Votre petit Russe est charmant, et je suis capable de l’aimer, d’autant mieux que je touche à la trentaine, l’âge où les femmes trouvent un cœur quelquefois.

« Baccarat. »

– Ah ! diable ! murmura l’un des jeunes gens, ces derniers mots sont plus que significatifs.

– Vous trouvez ?

– Et Chérubin aura tort de tenir le pari.

– Aussi ne le tiendra-t-il pas, dit le baron.

– Il le tiendra.

– Bah !

– Demandez-le-lui.

Et le jeune homme indiqua du doigt M. Oscar de Verny qui déjeunait fort tranquillement en écoutant cette conversation.

Le baron se retourna.

– Ah ! parbleu ! dit-il, vous étiez là, monsieur de Verny ?

– Oui, baron.

– Et… vous avez entendu ?

– J’ai entendu.

– Eh bien ?

– Eh bien, je trouve le comte un homme très heureux.

Le baron sourit.

– Mon Dieu ! fit dédaigneusement Chérubin, le comte est si riche…

– Il est fort beau…

– Bah ! il est blond, ricana Chérubin.

– Toujours est-il que vous avez bien fait de ne pas tenir le pari.

– C’est ce qui vous trompe, car je le tiens.

– Vous le tenez ?

– Plus que jamais…

– Vous êtes fou…

– C’est fort possible, mais je tiens le pari.

Chérubin jeta un louis au garçon et se leva.

Son cheval était devant la porte, aux mains de son groom.

– Baron, dit Chérubin en saluant les trois membres de son club, savez-vous où je pourrais rencontrer le comte ?

– Mais, répondit M. de Manerve en riant, chez Baccarat.

– J’irai ; ce sera une façon de présentation qui ne manquera point d’originalité. Adieu, messieurs !…

Et Chérubin sortit, sauta lestement en selle et prit au petit trot la route du Bois, où il avait rendez-vous, à Madrid, avec M. le vicomte de Cambolh.

– Voilà un homme mort, dit froidement le baron en le voyant s’éloigner.

– Bah !

– Je vous répète, messieurs, dit M. de Manerve, que Chérubin est un homme mort. Baccarat ne l’aimera point.

– Et vous croyez que, dans ce cas, le comte est homme à le tuer ?

– Je le crois.

Le baron articula ces trois mots avec conviction, et ajouta :

– D’abord, le comte est un jeune homme qui fait peu de cas de la vie humaine ; ensuite, Chérubin l’a froissé dans son orgueil… Je vous le répète, Chérubin est un homme mort.

– Eh bien, répondit l’un des jeunes gens en se versant à boire, resquiescat in pace !

– Amen ! acheva le baron.

* *

*

Peut-être, avant d’aller plus loin, est-il nécessaire de dire en peu de mots ce qu’était ce personnage de notre histoire qui était doué de ce merveilleux pouvoir de séduction, et qu’on nommait Chérubin. L’origine de cet homme était aussi étrange que sa beauté.

Trente années auparavant, une riche et belle Irlandaise, mistress Blackfield, quittait Dublin à bord d’un navire qui se rendait aux Indes. Peut-être y avait-il dans la résolution de mistress Blackfield, qui était veuve depuis un an, quelque motif secret autre que l’humeur vagabonde qui s’empare toujours d’une Anglaise excentrique à un moment donné de sa vie ; peut-être songeait-elle qu’elle avait, au mouillage de Calcutta, un beau cousin, midshipman sur un navire de S. M. britannique, lequel cousin avait vingt-six ans, avait professé un violent amour pour elle à son dernier voyage à Dublin, et deviendrait fou de joie en la voyant arriver veuve, libre et tenant à la main un portefeuille contenant un million de bank-notes et de traites sur les comptoirs de la Compagnie des Indes.

Malheureusement l’intrépide Irlandaise avait fait ses calculs de bonheur d’une façon trop exclusive ; elle n’avait pas voulu admettre les chances adverses d’une si longue course. Un gros temps assaillit le navire à la hauteur du cap de Bonne-Espérance, qu’il ne parvint à doubler qu’en perdant sa mâture et en jetant à la mer une partie de sa cargaison.

Quand le beau temps reparut, une voile se montra à l’horizon. C’était un pirate colombien qui arrivait après la tempête, en véritable oiseau de proie des mers. Le pauvre navire désemparé essaya vainement de fuir. Le pirate était fin voilier ; il aborda le navire le pistolet au poing, s’en empara, jeta l’équipage à la mer, et il allait en faire autant de mistress Blackfield, lorsqu’il s’aperçut qu’elle était jolie, et, comme il était à marier, il la prit pour femme.

Le capitaine colombien était jeune, beau, admirablement pris dans sa taille élégante et moyenne, et la romanesque mistress Blackfield, tout en se repentant amèrement d’avoir quitté sa paisible ville de Dublin, où elle aurait certainement trouvé un époux de son choix bien avant l’expiration de son deuil, la romanesque mistress Blackfield, disons-nous, s’avoua qu’elle aurait pu tomber beaucoup plus mal encore.

En effet, le Colombien était beau en dépit de son teint cuivré, de ses lèvres un peu épaisses et de ses cheveux d’un noir verdâtre, signes caractéristiques de la race indienne. En un mot, c’était un Peau-Rouge assez agréable à l’œil, et qui acheva de séduire la pauvre mistress Blackfield en lui débitant quelques compliments à peu près tournés à l’européenne.

* *

*

Dix ans s’écoulèrent pour mistress Blackfield entre le ciel et l’eau, dans la cabine de cet époux forcé, qui, du reste, était fort sérieusement épris de sa beauté éblouissante.

Un fils était né de cette union de hasard, un petit garçon presque aussi brun que son père, dont l’œil était noir, profond, et respirait un charme étrange ; dont la chevelure d’ébène descendait en boucles capricieuses et touffues sur ses épaules demi-nues.

Le pirate, ayant fait fortune, se décida, un beau jour, à aller vivre honnêtement dans sa patrie et à briguer les honneurs auxquels a droit tout bon colon bien enrichi et possesseur d’une femme blanche. Malheureusement, il était écrit que mistress Blackfield ne jouirait jamais du calme qu’elle n’avait cessé de rêver depuis son fatal départ de Dublin. Ce pirate colombien n’avait plus que quelques centaines de lieues marines à faire pour être à jamais à l’abri des représailles de ces nations d’humeur grondeuse qui courent sus aux écumeurs de mer, lorsqu’une frégate anglaise le découvrit, lui donna la chasse et le prit à l’abordage.

Tout l’équipage du pirate fut jeté par-dessus le bord, on ne fit grâce qu’à mistress Blackfield et à son enfant, qui furent ramenés en Europe.

La pauvre femme s’était prise à aimer son redoutable époux : le pirate mort, la sensible mistress Blackfield s’abandonna à un désespoir sans limites, et elle mourut le jour même où la frégate victorieuse entrait dans la Tamise.

L’enfant du Colombien et de mistress Blackfield avait dix ans alors.

C’était déjà un mousse hardi qui promettait de faire un marin. Il demeura à bord de la frégate, fit avec elle le tour du monde, et relâcha, deux ans après, précisément dans un port de Colombie.

Là, entendant parler l’espagnol corrompu qui avait été sa langue maternelle, le petit Chérubin déserta et passa à bord d’un corsaire de son pays.

De dix à vingt ans, Chérubin fut un jeune loup de mer.

À vingt ans, chose rare, la mer l’ennuya. Il se prit à rêver de l’Europe et de Paris. Il avait combattu vaillamment, il avait eu sa part des prises ; il s’embarqua pour la France avec une centaine de mille francs environ. Chérubin voulait voir du pays.

Sur le navire qui le transportait en Europe, se trouvait un vieillard, un Français, que le souvenir de sa patrie avait poursuivi pendant cinquante années d’exil, et qui, au terme de sa carrière, voulait revoir une dernière fois son berceau. M. de Verny, c’était son nom, était parti cadet de famille avant la Révolution, sans autre avoir qu’une pacotille, et il était allé chercher fortune au Brésil. La fortune lui avait souri ; il revenait riche en France, et espérait y découvrir quelque lointain héritier qui porterait son nom, car presque toute sa famille avait péri sur l’échafaud révolutionnaire.

Chérubin possédait déjà ce charme du regard, cette séduction de l’organe, ce sourire fascinateur, qui agissaient aussi bien sur les hommes que sur les femmes. Il plut à M. de Verny, et se lia avec lui pendant les trois mois que dura la traversée.

Ils vinrent ensemble à Paris ; ils descendirent dans le même hôtel.

Chérubin aida M. de Verny dans ses recherches.

Au bout de quelques mois, le vieux gentilhomme avait la preuve que toute sa famille était éteinte, et qu’il était le dernier de son nom. Il adopta Chérubin, il se fit son mentor, il redevint jeune pour lui.

Trois ans après, c’est-à-dire au moment où il atteignait sa vingt-troisième année, Chérubin se trouva seul au monde par la mort de son père adoptif, et riche de trente à quarante mille livres de rente.

À partir de ce jour, l’enfant de Colombie se fit franchement viveur et Parisien ; il dévora en peu d’années la fortune du vieux gentilhomme, vécut souvent au jour le jour, se fit joueur, duelliste, et s’acquit une véritable célébrité de charmeur, d’homme auquel on ne pouvait résister dans un certain monde.

On sait ce que sir Williams et Rocambole attendaient de lui.

Qu’on nous pardonne ces détails, qui nous paraissaient indispensables pour établir l’authenticité de ce fait, extraordinaire en apparence, que Chérubin avait accepté le pari du jeune comte Artoff.

Chérubin sauta donc en selle, en sortant du café de Paris, et gagna le bois de Boulogne.

Rocambole était déjà au rendez-vous. Le prétendu vicomte suédois était toujours d’une exactitude militaire lorsqu’il s’agissait des affaires de l’association dont il était le second chef.

Les jeunes gens, à cheval tous deux, se rencontrèrent devant Madrid, échangèrent un salut de la main, rangèrent leurs montures côte à côte, et commencèrent à faire le tour du Bois au pas, causant à demi-voix.

– Eh bien, demanda Rocambole à Chérubin, que vous a dit madame Malassis, l’avez-vous vue hier au soir ?

– Oui. La marquise est venue chez elle dans la soirée et a appris que j’étais sorti.

– Ah, diable !

– Madame Malassis prétend que cette sortie prématurée m’a fort compromis.

– Comment cela ?

– En m’ôtant à ses yeux ma physionomie intéressante et romanesque.

– C’est peut-être vrai.

– Entre nous, dit Chérubin, nous avons peut-être gauchement agi, mon cher vicomte.

– En quoi ?

– En ce que vous m’avez fait prendre, pour fléchir la marquise, une voie détournée qui ne me permet d’exercer aucune de mes facultés.

– Je ne comprends pas, dit gravement Rocambole.

– Écoutez : si on m’appelle Chérubin le Charmeur, c’est que probablement j’ai dans la voix, dans le regard, dans l’ensemble de ma personne, quelque chose de fascinateur et de magnétique. Ce quelque chose a d’abord agi sur la marquise.

– C’est vrai.

– Et agi très fortement… plus fortement peut-être que la comédie du duel. Mais en admettant la puissance de ce dernier moyen, il faut convenir que nous en attendions beaucoup mieux. La marquise, dès le lendemain matin, avait couru chez madame Malassis : en apprenant que j’étais blessé, elle s’était évanouie. Elle avait fait une demi-confidence en revenant à elle.

– Il est certain, murmura Rocambole, que je crus un moment qu’avant deux jours elle monterait chez vous pour savoir par elle-même comment vous alliez.

– Eh bien, vous vous êtes trompé comme moi, reprit Chérubin. La marquise est venue tous les jours, il est vrai, chez madame Malassis, mais elle n’a jamais prononcé mon nom ; elle a eu le calme et le sang-froid d’attendre que la veuve lui donnât de mes nouvelles.

– Mon cher, dit brusquement Rocambole, nous avons besoin, cependant, de hâter un dénouement.

– Je ne demande pas mieux.

– À dater d’aujourd’hui, nous n’avons plus que sept jours.

Chérubin tressaillit.

– Passé ce délai, tout est perdu.

– Eh bien, dit Chérubin, ménagez-moi un tête-à-tête avec la marquise.

– Vous l’aurez…

– Quand ?

– Ce soir même, chez madame Malassis.

Rocambole, en parlant ainsi, obéissait comme d’inspiration à sir Williams, lequel avait compris qu’il fallait absolument remettre en présence la marquise et Chérubin. Mais il s’en rapportait à sa propre imagination pour les moyens d’exécution.

– Dois-je écrire à madame Malassis ? demanda Chérubin.

– C’est inutile.

– Alors comment ferons-nous ?

– Ceci me regarde. Seulement, soyez chez vous ce soir, à huit heures.

– À propos, dit Chérubin, vous m’avez écrit ce matin ?

– Oui.

– Et vous m’avez dit dans votre lettre que le chef m’autorisait à tenir le pari du comte ?

– Certainement.

– Je sors du café de Paris, où j’ai déjeuné près de Manerve et de quelques autres de nos amis.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai dit que je tenais.

– Ma foi ! pensa Rocambole, cela regarde sir Williams, puisqu’il croit qu’on fait très bien plusieurs choses à la fois. Mon avis à moi est que c’est une folie.

Et Rocambole répliqua tout haut :

– Je commence à croire que vous ferez bien de tenir ce pari.

Au moment où le président des Valets-de-Cœur s’exprimait ainsi, une jolie calèche bleue apparut à l’extrémité opposée de l’allée que remontaient les deux cavaliers. Cette calèche, précédée par un piqueur, attelée de quatre chevaux noirs conduits à la Daumont, descendait l’avenue au grand trot.

– Parbleu ! dit Rocambole à Chérubin, je crois que vous n’aurez pas à aller bien loin pour informer le comte Artoff que vous tenez son pari. Le voici.

– Croyez-vous ?

– Du moins ce sont bien sa livrée et ses chevaux ; à moins que la calèche ne soit vide.

Mais la calèche n’était pas vide. Un homme et une femme s’y trouvaient, se regardant et se tenant par la main. C’était Baccarat et le jeune comte.

– Voilà qui tombe à merveille, s’écria Chérubin, et je vais me présenter moi-même à madame Baccarat.

Et Chérubin mit son cheval en travers de l’avenue, faisant signe aux postillons du comte d’arrêter.