V
Le baronet alluma un second cigare et reprit :
– C’était quelques jours avant notre départ de New York. Notre voyage n’avait pas manqué de péripéties et d’aventures : nous avions eu des hauts et des bas. La police américaine est bonne fille, mais je ne connais pas de plus mauvais pays que les États-Unis pour y vivre honnêtement. On n’y peut traiter en grand aucune affaire. Bref, je n’emportais guère en Europe qu’une centaine de mille francs, une misère, quand on songe que nous étions depuis trois ans en Amérique.
« Un soir, comme je rentrais à notre hôtel, je vis passer une voiture attelée de quatre chevaux et conduite à la daumont.
« Au fond de cette voiture, j’aperçus une femme de vingt-cinq à trente ans.
« Elle avait une figure étrange et de celles qu’on n’oublie jamais.
« Pour un Européen, c’est-à-dire un homme qui n’est point initié à tous les mystères des croisements de race, cette femme était blanche ; on aurait pu, à son costume, la prendre pour une Parisienne brune. Pour moi, c’était une femme de couleur ; non pas la femme qui a du sang noir dans les veines, mais du sang indien, du sang de la race jaune, qui adore le dieu Siva, et croit au paradis de Vichnou.
« Tous les appétits sauvages, toutes les passions volcaniques de cette race éclose aux feux d’un ciel torride se peignaient sur le visage de cette créature, vêtue à l’européenne comme pour aller à Longchamps, et qu’emportait un landau, produit élégant de l’industrie parisienne.
– Mon oncle, interrompit Rocambole, en prenant à son tour un trabucos sur l’assiette de vieux saxe posée sur la table et l’allumant à la bougie, ce n’est pas que je tienne à vous faire un compliment, mais vous contez à ravir. Je crois lire un feuilleton en vous écoutant.
Le baronet sourit et continua :
– Cette femme et moi nous échangeâmes un regard. Puisque tu fais des comparaisons littéraires, je continuerai ta métaphore, et te dirai qu’il y a souvent tout un poème dans un simple regard échangé. J’eus à peine envisagé l’Indienne que je devinai qu’il y avait tout un drame dans cette existence menée à la daumont ; et, de son côté, elle pressentit, au regard ardent que j’attachai sur elle, que j’étais peut-être l’homme qu’elle cherchait. Elle donna un ordre, obéissant à une sorte d’inspiration soudaine, et la voiture s’arrêta.
« De mon côté, je fus attiré par une sorte de bizarre fascination vers cette voiture, et je la regardai, attachant sur elle cet œil froid, investigateur, que tu me connais et qui pénètre jusqu’au fond de l’âme.
« – Que cherchez-vous ? lui dis-je.
« – Un homme fort, me répondit-elle avec un accent où couvaient des tempêtes de courroux longtemps concentré.
« – Vous êtes une folle d’amour, lui dis-je, et vous avez dans l’âme les brûlantes colères d’une tigresse à qui l’on a enlevé son tigre.
« – Oui, me répondit-elle, je hais à mort.
« – La vengeance coûte cher.
« – J’ai vingt millions, dit-elle froidement.
« Je n’en écoutai pas davantage et je m’élançai à côté d’elle.
« Elle fit un signe. L’équipage repartit au grand trot, et ne s’arrêta qu’à la grille d’une petite villa entourée d’arbres et située hors de la ville.
« Je descendis le premier et lui offris la main. Elle me conduisit dans la pièce la plus reculée de la villa, s’y enferma avec moi, me fit asseoir auprès d’elle sur un lit de repos, et me raconta l’histoire que tu sais.
« – Je ne vous ai jamais vu, me dit-elle, je ne sais ni qui vous êtes, ni de quel pays vous venez ; mais j’ai lu dans vos yeux que vous étiez celui que j’attendais pour me venger.
« – Vous avez raison, répondis-je, je suis le vengeur par excellence. Que voulez-vous faire ?
« – J’aime mon cousin, je veux l’épouser.
« – Pour cela, dis-je, il faut que la marquise meure.
« – Je le sais, et rien ne serait plus facile. J’ai des esclaves qui, sur un mot de moi, iraient poignarder ma rivale. Morte, il l’aimera encore, et je ne veux plus qu’il l’aime.
« – Que donneriez-vous, lui dis-je, à celui qui aplanirait tous ces obstacles, qui supprimerait la marquise et vous ferait aimer de votre cousin ?
« – Tout ce qu’il voudrait !
« – Eh bien, lui dis-je, le jour où vous serez marquise Van-Hop et femme aimée, vous me donnerez cinq millions !
« – Et elle sera morte ?
« – De mort violente.
« – Morte et oubliée ?
« – Morte et exécrée par celui qui l’aura adorée.
« Elle attacha sur moi son brûlant regard qui semblait vouloir lire au fond de ma pensée.
« – Vous dites, fit-elle lentement, qu’elle mourra de mort violente ?
« – Oui.
« – De quelle main ?
« – De la main de son propre époux…
« L’Indienne jeta un cri de joie.
« – Oh ! dit-elle, est-ce possible ?
« – Tout est possible à Paris, quand j’y suis, madame.
« – Mais enfin…
« – Ah ! dis-je, vous voulez savoir ? C’est inutile. Qu’il vous suffise d’apprendre que, dans un an, la marquise sera morte assassinée et maudite par son mari, et que, deux mois après, vous épouserez votre cousin, qui passera le reste de sa vie à vos genoux.
« Elle se leva, alla vers un petit meuble placé dans le fond de la pièce, et l’ouvrit.
« C’était une sorte de secrétaire dans lequel elle prit une plume et du papier, et elle écrivit rapidement.
« – Voici, me dit-elle en me tendant deux lignes, de l’argent pour entrer en campagne.
« Je jetai les yeux sur le papier que je venais de saisir, et je lus :
“Bon pour la somme de cinq cent mille livres de France, payable chez M. Morton, mon banquier à Londres.
“Daï-Natha Van-Hop”
« L’Indienne faisait bien les choses, on pouvait sans crainte se mettre à son service. Puis elle traça un nouveau bon. Celui-là était conçu comme une lettre de change :
“À présentation, je payerai au porteur la somme de cinq millions.
“Daï-Natha, marquise Van-Hop.”
« – Vous mettrez la date, me dit-elle, le jour de mon mariage, car cette pièce n’aura de valeur qu’alors.
« – Madame, lui dis-je, je pars pour Paris, où le marquis Van-Hop passe ses hivers. Ne vous occupez pas de moi, soyez patiente et ayez foi dans mes promesses. Si un jour vous recevez une lettre sans signature, timbrée de Bougival, près de Paris, et dans laquelle on vous dira de venir, accourez… Je laissai l’Indienne, et deux jours après nous étions en pleine mer. »
– Et… demanda Rocambole, avez-vous revu Daï-Natha, mon oncle ?
– Hier, répondit le baronet.
– Elle est à Paris ?
– Depuis deux jours. Elle attend…
Un sourire glissa sur les lèvres de sir Williams, et Rocambole comprit que la marquise Van-Hop était condamnée à mort, au prix de cinq millions cinq cent mille francs. Le baronet buvait du café à petites gorgées et allumait un troisième cigare.
– Mon oncle, interrogea Rocambole, un mot encore s’il vous plaît ?
– Je t’ai dit tout ce que je pouvais te dire pour le moment.
– Soit pour la marquise, car je comprends vaguement le drame terrible que vous préparez en vous mettant à la place du hasard… Mais cette madame Malassis ?
– Ceci, dit le baronet, est un épisode de notre action, de ce drame terrible, comme on dit. En apparence, madame Malassis n’a rien de commun avec la marquise Van Hop ; mais, en réalité, ces deux femmes se tiennent par la main.
– Comment ? fit Rocambole.
– Le marquis Van-Hop est lié avec le duc de Château-Mailly.
– Il est son banquier, n’est ce pas ?
– D’abord. Ensuite, il se trouve flatté, en sa qualité d’étranger, d’avoir pu produire sa femme dans le faubourg Saint-Germain, dont le duc est une des clefs de voûte.
– Mais madame Malassis ?
– Madame Malassis est la maîtresse du duc.
– Je le sais.
– Le duc l’épousera… si on le laisse faire, et il déshéritera ainsi son neveu.
– Le neveu vous intéresse, peut-être ?
– Non, mais il abandonnera cinq cent mille francs sur la succession de son oncle, si son oncle meurt d’apoplexie foudroyante.
– Cinq cent mille francs ne sont pas cinq millions. L’Indienne est plus généreuse.
– C’est incontestable ; mais il y a encore plusieurs raisons pour mener de front ces deux affaires.
– Ah ! fit Rocambole intrigué.
– D’abord, reprit le baronet, le marquis Van-Hop et sa femme ignorent complètement de quelle nature sont les relations de madame Malassis et du vieux duc ; mais ils savent que le duc en est amoureux, et qu’il a l’intention de l’épouser. La marquise aime madame Malassis comme sa sœur, et la croyant la plus honnête des femmes, elle souhaite de tout son cœur voir la veuve épousée par le duc.
« Mais le marquis a une raison de plus, une raison de haine jalouse.
« Le marquis aime sa femme et il est jaloux de son ombre. Le neveu, l’héritier présomptif de M. de Château-Mailly, présenté chez lui, il y a deux ans, a fait la cour à la marquise, et, bien qu’il ait échoué, il s’est fait du mari un ennemi mortel. Le marquis Van-Hop est l’ami du vieux duc le plus acharné à lui conseiller d’épouser madame Malassis.
– Est-ce tout ? demanda froidement Rocambole, car enfin, jusqu’à présent, je ne vois aucune raison capitale, aucun motif sérieux de réunir les deux affaires.
– C’est vrai, à tout prendre. Eh bien ! la véritable cause de mes projets est une raison spécieuse en apparence. Elle se résume en deux mots : deux femmes tombent plus aisément qu’une seule.
« Le jour où madame Malassis aura un amour au cœur, et elle est dans l’âge où les femmes en ont de terribles, elle se laissera aller à une confidence ; le jour où elle aura reçu cette confidence, la marquise se sentira toute troublée, si déjà Chérubin papillonne autour d’elle, et se confiera à son tour à madame Malassis.
– Tout ceci est fort juste, mon oncle ; mais…
– Mais ? fit le baronet en fronçant le sourcil.
– Il y a encore autre chose…
– C’est possible ; seulement c’est le dernier mot de l’affaire, et tu ne le sauras pas…
Et sir Williams se leva avec ce calme glacé de l’homme déterminé à garder son secret.
– Après tout, mon oncle, dit Rocambole résigné à n’en pas apprendre davantage, comme vous êtes la sagesse personnifiée, je vous demande pardon d’avoir été indiscret.
– Je te pardonne, mon fils.
– Et je me bornerai à une dernière question… Oh ! une misère… une question de chiffre ?
– Ah ! ah ! s’agirait-il de la question d’argent ?
– Juste, mon oncle.
– Que veux-tu savoir ?
– Voyons, continua le vaurien, vous m’avez fait votre lieutenant, et je dirige, d’après vos mystérieux conseils, tous les Valets-de-Cœur.
« Eh bien, il a été convenu que dans chaque opération, il y a trois parts : la moitié pour vous, le quart pour moi, l’autre quart pour les Valets.
– Ce qui est dit est dit, mon fils.
– Sera-ce de même dans l’affaire Van-Hop-Malassis ?
– À peu de chose près, c’est-à-dire qu’il y a un million pour toi, un million pour les bonshommes… Tiens ! s’interrompit sir Williams, ma parole d’honneur ! voilà un mot qui est bien trouvé. Si tu veux, nous nous en servirons pour désigner les Valets-de-Cœur.
– Soit. Mais cela ne fait que deux millions, mon oncle.
– C’est que j’en garde trois pour moi.
Et le baronet accentua ces mots avec une intonation nette et précise qui n’admettait pas la réplique.
Aussi Rocambole, dompté, courba-t-il le front sans mot dire.
– Mon bel ami, acheva le baronet, je compte épouser la veuve du comte Armand de Kergaz d’ici à un an ou deux, et je désire lui offrir une corbeille de noce convenable.
En parlant ainsi, le baronet boutonna sa redingote jusqu’au menton.
– Sonne, dit-il, tu vas me faire reconduire.
Il alla à une croisée, l’ouvrit, et plongea son regard dans la nuit.
– Le brouillard est dissipé, dit-il, les voitures roulent : fais atteler ton coupé. Ton cocher me laissera au Palais-Royal.
– Où et quand vous verrai-je ? demanda le président des Valets-de-Cœur.
– Dans trois jours…
Rocambole s’inclina, puis il sonna son groom. – Un groom microscopique, qui dormait sur une banquette de l’antichambre, parut.
– Attelle Leona au coupé, dit-il.
Le groom s’esquiva pour obéir.
Sir Williams s’enveloppa dans son manteau, cacha soigneusement son visage, et tendit la main à son lieutenant.
– Adieu, canaille ! dit-il en souriant.
– Au revoir, mon oncle !
– Tu te brouilleras avec Titine, n’est-ce pas ?
– Dès demain… Mais l’autre ?
– Qui, l’autre ?
– Celle que… enfin… vous savez ?
– Patience ! drôle… Tout vient à point à qui sait attendre.
Et le baronet quitta la chambre à coucher, traversa le salon et gagna l’antichambre, éclairé par Rocambole qui portait un petit candélabre à deux branches.
Il ouvrit lui-même la porte à son chef et le conduisit jusqu’au bas de l’escalier, où le coupé attendait.
On le voit, sir Williams s’en allait par une autre issue que celle qu’il avait prise pour entrer chez son lieutenant.
Rocambole habitait depuis trois mois cet entresol, où l’on arrivait par la porte cochère et le grand escalier d’un vaste hôtel converti en maison à locataires, et dont l’entrée et la façade principale donnaient sur le faubourg.
Les derrières touchaient ainsi à la petite maison borgne de la rue de Berri, et la communication secrète qui reliait l’entresol de l’hôtel et l’escalier en coquille de cette dernière construction était l’œuvre mystérieuse de Rocambole.
Le vaurien ouvrit lui-même la portière, abaissa le marchepied, offrit respectueusement la main au baronet pour l’aider à monter, et celui-ci cria au groom converti en cocher :
– Touche au Palais-Royal !
Des hauteurs du faubourg Saint-Honoré à la place du Palais-Royal, le coupé s’élança avec la rapidité d’une flèche, et déposa, en dix minutes, le baronet devant le Château-d’Eau.
Sir Williams donna dix francs au groom et le renvoya, puis il s’achemina à pied vers la rue de Valois et y entra d’un pas rapide.
– Ah ! ah ! se disait-il, tout en cheminant bien enveloppé dans son manteau, mon Rocambole a d’assez belles dispositions, et je crois que j’en ferai quelque chose ; mais il est curieux, le drôle… Ah ! il voulait savoir le dernier mot de l’énigme. Mais ce dernier mot, c’est ma vengeance car je sais seul les ramifications qui unissent ceux que je hais avec ceux que j’ai intérêt à frapper. Tous ces gens-là m’appartiennent par avance, et je les tiens déjà dans l’immense réseau que j’ourdis jour par jour et heure par heure depuis cinq ans…
Et sir Williams, s’arrêtant tout à coup, sembla prêter l’oreille, à ces bruits confus, à ces rumeurs indécises, à ces murmures inachevés qui s’élèvent, la nuit, de la ville gigantesque, et montant vers le ciel comme l’hymne incohérent, la chanson impie de la Babel moderne, et il se dit :
– Ô Paris ! Paris ! tu es la vraie Babylone, le vrai champ de bataille des intelligences, le vrai temple où le mal a son culte et ses pontifes, et je crois que le souffle de l’archange des ténèbres passe éternellement sur toi comme les brises sur l’infini des mers. Ô tempête immobile, océan de pierre, je veux être, au milieu de tes flots en courroux, cet aigle noir qui insulte à la foudre et dort souriant sur l’orage, sa grande aile étendue ; je veux être le génie du mal, le vautour des mers, de cette mer la plus perfide, et la plus tempétueuse, de celle où s’agitent et déferlent les passions humaines… Ô Armand de Kergaz ! toi que je hais comme les ténèbres exècrent la lumière, tu as été fou le jour où tu m’as défié…
Et le baronet continua sa marche, tourna le Palais-Royal, prit la rue Vivienne, et la descendit jusqu’au boulevard, qu’il traversa à la hauteur du faubourg Montmartre ; puis, suivant cette dernière voie, il gagna les hauteurs du quartier Bréda et s’arrêta à l’entrée de la cité des Martyrs.
Là, avant de sonner à la grille, il regarda attentivement les derniers étages d’une maison située sur la gauche de la Cité, et qui, aujourd’hui, porte le numéro 7. Au cinquième, il aperçut une fenêtre aux vitres de laquelle brillait une faible clarté.
– Bon ! dit-il, la chatte m’attend.
Et il sonna pour éveiller le concierge de la cité, lequel tira le cordon du fond de sa niche, et se contenta de demander le numéro de la maison où allait celui qui rentrait aussi tard, car deux heures du matin sonnaient en ce moment à Notre-Dame-de-Lorette.
Sir Williams souleva le marteau du numéro 7. La porte s’ouvrit, le baronet entra, et comme on ne lui demandait rien, il monta l’escalier de cinq étages, en dépit de l’obscurité. Il frappa à la porte qu’il trouva en face de lui.
– Qui est là ? fit une voix de femme à l’intérieur.
– Celui que vous attendez, répondit sir Williams.
Et le baronet ajouta mentalement :
– Décidément, la future rivale de Baccarat perche un peu haut. Mais elle est à la veille de se laisser choir de son paradis mansardé sur les coussins d’une calèche… Ainsi va le monde !
La porte s’ouvrit, et sir Williams se trouva face à face avec la plus merveilleuse créature qu’un peintre amant de l’idéal ait rêvée jamais pour en faire une Madeleine avant son repentir.