XIX

L’attente de la marquise fut trompée. Ce ne fut point Chérubin qu’elle vit apparaître.

Chérubin n’avait point quitté sa loge. Il s’était contenté d’écrire un billet au major en arrachant une feuille de son carnet, et il avait confié son message à une ouvreuse.

La marquise, toujours fort pâle, tourna lentement la tête lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir.

Elle frémissait d’anxiété, croyant voir Chérubin ; elle respira en voyant entrer l’ouvreuse.

Mais elle devina sur-le-champ que c’était lui qui avait écrit le billet.

– Monsieur le major Carden ? demanda la femme.

– C’est moi, répondit le Suédois en prenant le billet.

Puis il dit à madame Van-Hop :

– Vous permettez, marquise ?

– Faites, balbutia-t-elle, s’efforçant de sourire.

Le major ouvrit le billet, le lut avec un grand calme, le froissa et le mit dans sa poche.

Puis il dit à l’ouvreuse :

– Dites au monsieur qui vous a remis ce billet que je serai exact à son rendez-vous.

L’ouvreuse sortit.

Madame Van-Hop avait pris une attitude indifférente et dissimulait l’horrible émotion qu’elle éprouvait sous son plus calme sourire.

– Ah ! major, dit-elle d’un ton léger et un peu railleur, je vous y prends.

Et elle le menaçait de son doigt rose.

– À quoi, marquise ?

– Vous osez recevoir des poulets en plein Opéra, dans ma loge, en ma présence ?

– Ce n’est point un poulet, marquise.

– Oh ! fit-elle, espérant que le major lui avouerait ce qu’elle savait si bien déjà, je vous connais… Mon mari m’a fait des confidences…

– Hélas ! madame, il n’en est rien. Voyez plutôt mes cheveux gris.

Et il ajouta d’un ton confidentiel :

– Je suis, ce soir, d’un souper de garçons…

– Ah ! fit la marquise avec un accent impossible à noter ; car elle comprit sur-le-champ que le major serait discret et ne lui dirait rien de la rencontre du lendemain.

– On m’attend à minuit à la Maison-d’Or, acheva le major.

Madame Van-Hop crut qu’elle allait mourir. Elle ne saurait rien… ou plutôt elle ne devrait pas savoir… et, par conséquent, elle ne pourrait donner un conseil… plaider la cause de l’humanité… demander en son propre nom, et pour le respect dû à sa maison, que cette malheureuse affaire s’arrangeât…

C’était un supplice de damné.

Pendant une heure encore, la marquise espéra que le major finirait par se départir de son mutisme, et elle eut l’atroce courage de caqueter avec lui, de lui sourire, d’effleurer mille sujets de conversation touchant au duel de près ou de loin.

Le major ne parut pas comprendre.

Elle alla jusqu’à lui dire :

– Voilà M. de Cambolh revenu dans sa loge… Où donc était-il allé ?

– Au foyer, sans doute.

– Vraiment ! poursuivit-elle, ce charmant jeune homme est querelleur ?

– Hélas ! oui…

Elle espéra qu’il se laisserait aller à lui dire que, précisément, le vicomte venait encore de se faire une querelle… que lui, major, serait témoin dans cette affaire.

Mais le major fut impassible.

Alors madame Van-Hop sentit qu’elle perdait la tête, et un moment elle eut la pensée de tout avouer au major, et de lui dire qu’elle avait entendu la conversation du vicomte et de M. de Verny.

Mais comme elle hésitait encore et soutenait une dernière lutte avec sa dignité de femme, un homme entra dans sa loge.

Il n’était plus temps ; cet homme, c’était le marquis.

M. Van-Hop était radieux.

Lui, ordinairement froid, un peu triste, sobre de paroles, était souriant et gai…

Il avait gagné la partie d’échecs !

Et comme si, à l’heure où un vague danger menace un mari, un voile descendait sur ses yeux, le marquis, habituellement jaloux et défiant, ne s’aperçut point de l’extrême pâleur et de l’agitation nerveuse de sa femme, qui lui répondait par monosyllabes et avec une sorte d’impatience.

Le marquis écouta le quatrième acte avec ce recueillement profond des vrais dilettantes, et la marquise ne vit et n’entendit qu’une chose…

Ou plutôt, horrible vision ! elle crut voir et entendre deux lames d’épée se croisant et s’entrechoquant.

– Major, dit la marquise avec une voix altérée, tandis que le quatrième acte finissait, n’oubliez pas votre rendez-vous…

– Ah ! dit M. Van-Hop en regardant le major avec un sourire, vous avez un rendez-vous, heureux coquin ?

– Oh ! un souper de garçons…

– Sans femmes ? demanda tout bas le marquis.

– Sans femmes, parole d’honneur !

– Eh bien, allez, dit la marquise.

– J’ai le temps, madame, on se met à table à minuit.

– Bah ! fit-elle avec un sourire contraint, je vous dégage de vos devoirs de chevalier… n’ai-je point mon mari !

Et elle regarda cet homme qu’elle aimait depuis quinze ans, à qui l’unissait une chaîne indissoluble, dont l’amour devait lui servir d’égide.

On eût dit que ce pauvre cœur troublé cherchait à se sentir à lui-même.

Le major se leva et prit congé.

– Ah ! dit-elle en le voyant partir, un mot, mon ami, un seul.

– Je vous écoute, madame.

– Votre souper réunit-il beaucoup de jeunes gens ?

– Quelques-uns.

– Le vicomte en est-il ? Ce vicomte… de… Comment le nommez-vous ? J’oublie toujours ce nom…

Et la sublime femme avait le courage de mentir en demandant un nom qui flamboyait déjà dans sa mémoire, comme le mane, thecel, pharès, sur les murs de la salle où le roi Balthazar donnait son festin.

– Le vicomte de Cambolh, dit le major.

– Ce querelleur…

– Précisément.

– Eh bien, faites-moi une promesse.

– Volontiers.

– Si le vicomte cherche querelle à quelqu’un… C’est si affreux, ce vilain… duel !…

Elle prononçait ces mots avec une indicible émotion, et cependant le marquis ne devina rien.

– S’il cherche querelle à quelqu’un, continua-t-elle, tâchez de vous interposer… n’est-ce pas ?

Et elle avait une voix suppliante qui eût suffi à trahir le secret de son cœur.

Le major se reprit à sourire.

– Soyez tranquille, madame, dit-il ; les soupers de garçons dont je suis se passent tranquillement.

Et s’il s’en alla, laissant la marquise en proie à d’horribles alternatives de terreur et d’espoir.

M. Van-Hop reconduisit sa femme. Ce ne fut qu’à l’hôtel qu’il remarqua sa pâleur et son agitation.

– Qu’avez-vous, ma chère âme ? lui demanda-t-il.

– Rien… un peu de migraine… voilà tout.

– Je vais me retirer, en ce cas, dit-il.

Et il lui baisa la main et rentra dans son appartement.

La marquise renvoya ses femmes, et prétendit qu’elle se déshabillerait elle-même.

La pauvre femme avait besoin de solitude et de silence.

Pour la première fois, depuis huit jours, la marquise avait jeté un regard clair, investigateur au fond de son âme, et elle détournait sa tête épouvantée.

Sa vie calme, chaste et pure, ne se prenait-elle pas tout à coup à subir l’influence néfaste d’un élément nouveau, étranger, jeté brusquement dans sa vie ?

Longtemps courbée sous cette pensée désolante, cherchant à se réfugier, avec l’opiniâtre volonté de ceux qui se noient et ne veulent pas mourir, dans ses pieux souvenirs de jeunesse et d’amour, se cramponnant à l’image, hier adorée, de son mari, et qui, naguère, emplissait et absorbait son cœur tout entier, la marquise demeura plusieurs heures la tête dans ses mains, frissonnante, éperdue, et croyant toujours entendre ce cliquetis d’épées, qui bourdonnait par avance dans sa tête affolée.

De sa chambre à coucher on gagnait une terrasse qui communiquait au jardin par une dizaine de marches s’échappant des deux côtés d’un large perron.

La marquise y descendit.

Elle avait besoin d’air, elle étouffait… Elle se promena longtemps d’un pas inégal, saccadé, la mort au cœur, le cerveau en proie aux premiers symptômes de la folie.

Car ce n’était point seulement le danger terrible qu’allait courir cet homme, vers lequel une force mystérieuse, inconnue, l’attirait, qui la bouleversait ainsi.

Elle était encore en proie aux angoisses de la femme jusque-là pure comme un lis, habituée à porter la tête haute, et qui voit tout à coup un abîme s’entrouvrir sous ses pieds…

Elle l’avait pressenti, deviné, compris aux terreurs folles de son âme… elle aimait M. de Verny, cet homme que le quartier Bréda avait surnommé Chérubin, dans le cœur de qui, la naïve et la sainte, elle croyait avoir allumé une de ces passions terribles qui font prendre la vie en dégoût…

Et cet homme, sans doute, irait au combat, résigné à mourir ; il se ferait tuer, ne pouvant vivre pour elle.

En songeant à cette affreuse alternative, la marquise oubliait tout pour ne songer qu’à lui.

Mais que pouvait-elle ?

Quitterait-elle furtivement son hôtel, pour courir chez le major Carden tout lui avouer ?

Non…

Irait-elle même, au milieu de la nuit, comme une femme perdue, comme une coureuse de rues, chez cet homme qu’elle connaissait à peine, et que cependant elle aimait déjà, pour lui dire : « Je vous défends de vous battre ?… »

C’était impossible, elle n’y songea même pas.

Elle rentra dans sa chambre, s’agenouilla devant un christ d’ivoire appendu au chevet de son lit, et elle se contenta de prier pour celui que le destin était venu placer sur l’honnête chemin de sa vie.

Elle pria longtemps.

Le jour vint.

Un jour sombre et triste, une de ces matinées d’hiver qui semblent ne peser sur Paris qu’à ces heures solennelles et lugubres où les employés de l’octroi voient sortir de la grande ville deux voitures qui se suivent et conduisent au bois de Boulogne deux hommes qui vont jouer leur vie sur le muet échiquier du destin.

Alors, à partir de ce moment et comme huit heures sonnaient à la pendule de son boudoir, la femme, résignée et calmée par la prière, redevint la proie de mortelles angoisses.

Une horrible illusion s’empara d’elle.

La tête dans les mains, les yeux fermés, il lui sembla qu’elle assistait au combat, qu’elle voyait les deux adversaires dépouillés de leurs habits, la chemise au vent, gorge nue, mettre l’épée à la main et croiser, en même temps, le fer et le regard.

Et, chose étrange ! puissance merveilleuse de l’imagination, elle les voyait réellement, elle assistait au combat dans tous ses poignants détails, elle entendait le froissement du fer battant le fer, puis tout à coup l’un des deux champions rompait brusquement, jetait un cri et tombait mortellement atteint. Et celui-là, c’était lui !

Ce mirage de la pensée, qu’on nous passe le mot, avait été si complet, que la marquise avait cru voir et entendre, et que, du fond de sa chambre, rêvant tout éveillée, elle avait entendu le cri du blessé résonner au fond de son cœur…

Et elle s’affaissa sur elle-même, évanouie, brisée, sans avoir eu la force d’appeler du secours.

Madame Van-Hop se couchait fort tard d’ordinaire ; elle se levait, par conséquent, vers onze heures ou midi, et, habituellement, ses femmes de chambre ne pénétraient chez elle qu’à son coup de sonnette.

Ce ne fut donc que vers onze heures que, revenant à elle, la pauvre femme se retrouva étendue de son long sur le parquet et dans un isolement absolu…

Elle avait entendu la cloche de l’hôtel qui prévenait de l’arrivée d’un étranger, et ce bruit l’avait tirée de sa léthargie.

Aussi, se lever, passer la main sur son front, se souvenir, fut pour elle l’histoire d’une seconde.

Elle courut à la croisée de son boudoir, qui donnait sur la cour, et regarda.

N’était-ce point cette lettre fatale qu’elle redoutait… que l’ami inconnu devait mettre à la poste pour la femme aimée ?

Et comme elle se penchait en dehors, avide et frémissante, elle aperçut le chapeau ciré et l’habit à parements écarlates du facteur.

Semblable à la femme de Loth, changée subitement en statue de sel, la marquise demeura immobile, pétrifiée, sans voix, sans haleine…

Quelques minutes passèrent, et ces minutes eurent pour elle la durée de plusieurs siècles…

Enfin, la porte s’ouvrit, un laquais entra, remit la lettre apportée par le facteur.

Et la marquise ouvrit cette lettre, employant à cette action son reste de force et de courage.

Ô bonheur !

Cette lettre n’était pas de lui…

C’était une écriture de femme, l’écriture de madame Malassis.

Et la marquise respira, elle se sentit revenir à la vie, et ses yeux évanouis par les larmes parcoururent avidement cette lettre, comme si, tant il y a de folles pensées dans une tête en proie au mal d’amour, comme si la veuve, qui habitait comme lui le n° 40 de la rue de la Pépinière, allait lui apprendre l’issue de ce combat qui avait dû avoir lieu le matin.

Madame Malassis disait :

« Chère marquise.

« Voici huit grands jours que je ne vous ai pas vue, et je vous appelle comme une âme sœur de mon âme. J’ai eu des ennuis, de vrais chagrins, j’ai besoin de vous ouvrir un peu mon cœur.

« Venez, je vous en prie, car je me suis juré de ne point sortir aujourd’hui.

« Je vous dirai pourquoi.

« Veuve Malassis. »

Cette lettre n’était-elle point pour la marquise comme un prétexte que la Providence indulgente venait lui fournir de savoir l’issue heureuse ou funeste de la rencontre du matin ?

La marquise jeta un cri de joie, et à demi folle de terreur et d’espoir, elle oublia qu’elle était encore en robe de soirée, s’enveloppa dans un grand châle, demanda son coupé et descendit précipitamment.

Le marquis était sorti à cheval le matin, pour une promenade au bois de Boulogne.

– Rue de la Pépinière, 40, dit la marquise au valet de pied en se jetant dans la voiture.

Peu après, la marquise s’arrêtait à la porte de cette maison dont le pavillon du fond était occupé par madame Malassis.

Jamais, en allant voir la veuve, ce qui, du reste, arrivait fort rarement, la marquise n’avait examiné ni l’entrée de la maison, ni l’escalier, ni le concierge.

Elle passait toujours rapidement, traversait le jardin et gagnait le pavillon.

Eh bien, cette fois, elle jeta sur tout cela un regard pénétrant, inquisiteur, qui sembla vouloir interroger les murs et les visages, et leur demander leur secret.

Était-il revenu sain et sauf ?

L’avait-on rapporté mort ou blessé ?

Hélas ! concierge impassible, corridor à peu près désert, maison silencieuse, escalier muet, gardèrent leur secret.

La marquise arriva chez madame Malassis et fut introduite par Venture, ce valet-intendant, au visage repoussant et dur, qui, depuis quelques jours, semblait avoir pris un ascendant mystérieux sur sa nouvelle maîtresse.

Venture, en grande livrée d’apparat, conduisit la marquise au premier étage du pavillon.

La veuve de trente-six ans, la belle madame Malassis, protégée par un demi-jour habilement ménagé par d’épais rideaux, était assise au coin de son feu, pelotonnée au fond d’une moelleuse bergère, dans l’attitude pleine de langueur d’une femme qui a la migraine et des vapeurs.

– Ah ! chère, dit-elle en voyant entrer la marquise, vous êtes bonne et charmante.

Et elle se leva avec une nuance d’infériorité respectueuse et courut à la marquise.

– Mon Dieu ! dit-elle en la regardant, souffririez-vous aussi vous ?… Vos yeux sont abattus… vous êtes pâle… Qu’avez-vous au nom du ciel ?

– Rien, rien, murmura la marquise… J’ai mal dormi… voilà tout.

– Je vous en offre autant, chère belle, soupira la veuve… Ah ! si vous saviez…

La marquise eut un affreux tressaillement ; mais cependant elle eut le courage de ne point interroger.

– Figurez-vous, reprit madame Malassis en entraînant la jeune femme et en la faisant asseoir auprès d’elle sur la bergère, figurez-vous que j’ai tant d’ennuis et de chagrins depuis quelques jours, que je ne dors plus. La nuit dernière, j’ai entendu sonner cinq heures avant d’avoir fermé l’œil… Enfin, je m’étais assoupie depuis quelques heures, lorsque des cris, du bruit, des pas résonnant dans le jardin…

La marquise fut prise d’un tremblement nerveux… et elle attacha sur son interlocutrice un regard effaré…

– Ah ! l’affreux événement, reprit la veuve… C’est épouvantable !…

– Mon Dieu ! balbutia la marquise d’une voix affolée et qui aurait dû étonner la veuve au dernier point, qu’est-il donc arrivé ?

– Un horrible malheur ! répondit madame Malassis, un pauvre jeune homme qui habitait cette maison…

– Eh bien… achevez… demanda la marquise d’une voix mourante.

– Il s’est battu ce matin en duel… au bois de Boulogne… On l’a rapporté presque mort.

La marquise jeta un cri et tomba à la renverse sur le parquet.

Le secret de son cœur venait de lui échapper ; désormais elle avait une confidente.

Madame Malassis courut à une sonnette et l’agita.

Au bruit, la porte s’ouvrit, Venture apparut.

– Ah ! ah ! dit-il en échangeant un regard d’intelligence avec la veuve, je crois que nous tenons la petite dame…

Madame Malassis était-elle donc déjà la complice et l’instrument passif de la redoutable association des Valets-de-Cœur, et l’infernal génie de sir Williams allait-il donc triompher encore ?

C’est ce que nous allons vous dire.