XLV
Le lendemain, Baccarat, ressuscitée, se trouvait rue Moncey, complètement installée. Madame Charmet avait entièrement disparu ; restait la folle créature d’autrefois. En quelques heures, et comme par enchantement, elle avait monté sa maison, fait appeler ses anciens fournisseurs et l’architecte qui avait construit le petit hôtel il y avait quelques années.
La petite juive était dans le ravissement. Elle n’avait jamais rêvé de pareilles magnificences et de tels éblouissements. L’hôtel de Baccarat lui semblait être un palais de fée.
Au temps où Baccarat vivait dans un certain monde, elle avait beaucoup d’amies.
Dès le matin de ce jour, elle s’était donc empressée d’écrire à madame de Saint-Alphonse.
Qu’était-ce que madame de Saint-Alphonse ? Une jolie pécheresse, brune comme une Espagnole, aux pieds de laquelle un prince russe sérieux avait mis son cœur et sa fortune. Madame de Saint-Alphonse était née, rue Saint-Lazare, de l’union d’un concierge avec une danseuse de l’Opéra, et avait été baptisée sous le nom d’Alphonsine. Elle s’était octroyé à elle-même, vers sa vingt-troisième année, une particule nobiliaire, et tenait un assez beau train de maison. Une vieille actrice, sa tante, tenait sa maison et l’avait de bonne heure formée aux belles manières. La jolie et mignonne madame de Saint-Alphonse posait assez gentiment et savait faire une révérence comme au Théâtre-Français. Elle donnait des raouts, avait une ravissante paire de chevaux gris pommelé, faisait jouer chez elle un jeu d’enfer, et était devenue célèbre par la passion chevaleresque et folle qu’elle avait su inspirer à Paul Sternay, un grand peintre de l’époque. Paul Sternay s’était brûlé la cervelle à moitié dans un accès de désespoir : c’est-à-dire qu’il s’était défiguré sans se tuer. Ce tragique événement avait achevé de mettre madame de Saint-Alphonse à la mode.
À l’époque où Baccarat, non repentie encore, brillait de tout son éclat, elle s’était liée assez intimement avec madame de Saint-Alphonse, et avait su conquérir un véritable ascendant moral sur elle, bien que cette dernière fût plus âgée qu’elle de trois ou quatre ans.
Or, pour des motifs que nous expliquerons plus tard, madame Charmet, redevenue Baccarat, avait écrit à son ancienne amie la lettre suivante :
« Ma chère brune,
« Les morts vont vite ! mais ils reviennent ! c’est-à-dire qu’on les voit ressusciter parfois.
« Je ne sais pas si tu te souviens encore de Baccarat, ton amie de la rue Moncey, qui maniait si bien le jeu dont elle portait le nom ?
« Eh bien, un beau jour, en pleine gloire, en plein succès, la Baccarat de ton cœur disparut… Personne ne put dire ce qu’elle était devenue. Hôtel, chevaux, garde-robe, bijoux, tout fut vendu… Était-elle morte ? Avait-elle épousé un pacha égyptien ? L’empereur de la Chine lui avait-il fait un sort ?
« S’était-elle enterrée en province avec un petit jeune homme blond et sans le sou ?
« Ou bien avait-elle passé le détroit pour aller épouser un lord écossais ?
« Ce fut un mystère. Ce mystère, ma chère amie, ni toi ni d’autres ne pourrez jamais le sonder.
« Mais la vérité vraie, la voici :
« Hier soir, on a vu revenir Baccarat. Elle s’est installée de nouveau rue Moncey ; on l’a vue arriver aussi jeune, aussi belle, aussi folle que par le passé ; et elle t’attend aujourd’hui, à deux heures précises, pour aller faire un tour au Bois, où elle veut se montrer et retrouver ses amis.
« Sois exacte.
« Feu Baccarat. »
Madame Charmet fondit en larmes.
– Ô mon Dieu ! murmura-t-elle, il faut bien aimer Fernand, il faut bien haïr ce monstre de sir Williams, pour se résigner à un pareil rôle. Mon Dieu ! pardonnez-moi…
* *
*
Une heure après, madame Charmet ne pleurait plus. Baccarat, souriante, plus belle que jamais, lorgnait d’un œil de connaisseur un joli landau bleu de ciel, attelé de deux alezans anglais qui piaffaient dans la cour de son hôtel et rongeaient impatiemment leur frein. Le landau, les chevaux, le cocher, tout cela acheté et retenu le matin, venait d’arriver.
– Madame, ma belle dame, murmurait la petite juive, est-ce que je vais monter dans ce beau carrosse ?
– Pas aujourd’hui, mon enfant, répondit Baccarat, mais demain.
Deux heures sonnaient.
Un coupé bas, traîné par un cheval bai brun, s’arrêta à la grille. Madame de Saint-Alphonse en descendit.
Baccarat courut à sa rencontre et lui dit :
– Renvoie donc ta voiture !
La voiture envoyée, la brune pécheresse regarda sa blonde amie avec stupéfaction.
– Ah çà, ma chère, dit-elle, est-ce toi ? est-ce ton ombre ?
– C’est au choix, dit Baccarat, moi ou mon ombre, comme tu voudras…
Et Baccarat, chez qui la retraite et une vie calme avaient, en dépit de la douleur, développé un léger embonpoint, se cambra et fit valoir la richesse de sa taille élégante et souple, enluminant d’un sourire son beau visage.
– Je rêve… murmurait la Saint-Alphonse ; enfin, d’où sors-tu ?
– Viens assister à ma toilette.
La petite juive la suivait.
– Sarah, mon enfant, dit Baccarat, veux-tu aller jouer au jardin ?
– Oui, madame.
– Qu’est-ce que cette enfant ? demanda madame de Saint-Alphonse, tandis que Sarah s’en allait.
– C’est la suite d’un mystère.
Et Baccarat, poussant un frais éclat de rire, fit entrer son ancienne amie dans son cabinet de toilette. La femme de chambre était sous les armes, attendant sa nouvelle maîtresse. Baccarat la renvoya.
– Tu m’ajusteras bien, j’imagine, dit-elle en riant, toi qui as été femme de chambre ?
– Oui, certes, répondit la Saint-Alphonse, qui ne trouva point l’épigramme de son goût, mais eut l’esprit de sourire.
Alors Baccarat ferma la porte, sur laquelle elle fit glisser une lourde draperie pour intercepter tout bruit extérieur. Puis elle s’habilla en causant, et se servant, sans scrupule, des bons soins de son ancienne amie.
– Ah ! dit-elle de ce ton léger et moqueur qu’elle avait autrefois, tu as cru que Baccarat était morte ?
– Parole d’honneur ! je l’ai cru.
– Eh bien, je ressuscite.
– D’où viens-tu ?
– Des antipodes de Chine.
– Allons donc !
– Je veux dire des environs du Panthéon, ce qui est la même chose.
– Bah !
– Oui, ma chère.
– Tu vivais au quartier Latin ?
– J’y ai vécu quatre ans.
– Et… tu… aimais ?
– Comme une bête.
– Oh femme forte ! ricana la Saint-Alphonse.
– Mais, f… i… ni… c’est fini.
– Tu n’aimes plus ?
– Plutôt la mort !
– Et tu songes à l’avenir ?
– Ma petite, dit Baccarat avec gravité, j’ai soixante mille livres de rente que m’a laissées le baron d’O…
– Crème de baron ! fit Saint-Alphonse avec enthousiasme.
– Le dernier des barons, murmura Baccarat avec un soupir.
– Et… l’autre ?
– Qui, l’autre ?
– M. X… ? dit la brune pécheresse en riant.
– Mort, ma chère.
– Suicidé ?
– Non, il est marié.
– Pauvre fille !
– Aussi, par la dame de pique ! s’écria Baccarat, je ressuscite !
– Sais-tu que, avec tes soixante mille livres de rente, tu peux te faire un paradis ?
– Je le sais.
– Devenir une femme sérieuse ?
– Je le serai.
On frappa discrètement à la porte.
– Entrez ! dit Baccarat.
C’était la femme de chambre.
– Madame, dit-elle, il y a un vieux monsieur qui a un drôle d’air, et qui demande à parler à madame.
Et la camériste tendit une carte.
Baccarat y jeta les yeux et lut : André Tissot, teneur de livres.
C’était le nom que le vicomte Andréa avait pris dans la maison de commerce où il était, quelques jours auparavant, humble commis à quinze cents francs.
– Ah ! pensa Baccarat, je crois que Dieu est pour moi ; et elle dit :
– Faites entrer dans mon boudoir et priez d’attendre.
Le boudoir de Baccarat était séparé du cabinet de toilette par un mur assez épais, et une porte qui fermait hermétiquement. Il était impossible, quand cette porte était close et recouverte d’une double portière, que du boudoir on entendît ce qui se faisait ou se disait dans le cabinet de toilette ; mais Baccarat se souvenait parfaitement qu’en ouvrant un placard pratiqué dans l’épaisseur du mur, et dont le fond était en briques sur champ (qu’on nous passe ce terme de maçonnerie), on pouvait entendre fort distinctement tout ce qui se passait dans le cabinet, fût-on assis à l’extrémité du boudoir. Ce placard était de l’invention de Baccarat. Elle l’avait fait faire, il y avait cinq ans, à l’époque où, fort jalouse du baron d’O… elle se plaisait à surprendre ses causeries intimes avec quelques amis qui, comme lui, l’attendaient au boudoir. M. André Tissot dans cette dernière pièce, Baccarat ouvrit le placard et y chercha un objet de toilette qu’elle ne trouva point. Ensuite elle oublia de le fermer. Puis elle reprit sa conversation légère avec son amie. Elle était bien certaine que le vicomte Andréa n’en perdrait pas un mot.
– Oui, disait-elle, je jette décidément mon froc aux orties, je redeviens Baccarat comme devant.
– Tu as raison, ma chère.
– Si, d’ici à huit jours, je n’ai pas tourné huit ou dix boules, j’y veux perdre mon nom.
– Tu ne le perdras pas, dit froidement la jeune femme.
– En v’là un temps ! continua Baccarat en riant aux éclats, un temps de bois de Boulogne et d’amusements… Si je ne vois pas tout mon monde aujourd’hui, c’est que je n’aurai pas de chance. Et Baccarat ajouta d’un ton plus confidentiel :
– Voyons ! tu vas bien me mettre un peu au courant, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Que se passe-t-il dans notre monde ? Une femme qui revient du carrefour de l’Odéon ne sait plus rien, en vérité.
– Tu sais que Bellefontaine est morte ?
– Bah ! d’amour ?
– Non, de la poitrine.
Baccarat laissa échapper un grand éclat de rire.
– Arthur Cambray s’est marié…
– Allons donc !
– Et marié en province.
– Bon ! un homme à la mer.
– Georgette a fait une fin.
– Georgette… du Vaudeville ?
– Oui.
– Quelle est cette fin ?
– Elle a épousé Mylord.
– Mylord, dit gravement Baccarat, avait toujours eu la manie des héritages.
Madame de Saint-Alphonse se prit à rire.
– Et puis ? dit Baccarat.
– Mon prince est en Russie.
– Depuis longtemps ?
– Depuis un mois.
– Reviendra-t-il ?
– Pardienne ! ne suis-je pas là ?
– C’est juste, et j’oubliais que tu es un fier aimant.
– Un aimant à remplacer avantageusement la pierre qui tient en équilibre le tombeau de Mahomet.
– Seulement, objecta Baccarat, au lieu d’attirer les gens vers le pôle, tu en fais revenir.
– Bravo !
– Ah çà ! boussole de mon cœur, poursuivit Baccarat, ton prince aurait-il un ami ?
– Veux-tu que je te présente un petit boyard des environs d’Odessa ?
– Nous le rencontrerons au Bois, je suis sûre.
– Mais on t’attend, je crois ?
– Ah ! oui, dit Baccarat, dont la voix sut revêtir une nuance d’émotion.
– Qui cela ?
– Un homme vertueux. Il doit être au salon. Tu vas voir comme je vais poser avec lui. Et Baccarat ajouta :
– Descends au salon et tiens-lui compagnie.
Sans attendre la réponse de madame de Saint-Alphonse, Baccarat ferma le placard.
Le baronet sir Williams, qui n’avait pas perdu un mot de cette conversation, n’entendit plus rien alors.
– Va, dit Baccarat, et envoie-moi la petite que tu as vue.
– Ah ! oui, la petite… Eh bien ?…
– Chut ! je te conterai cela en voiture.
Madame de Saint-Alphonse sortit et, deux minutes après, tandis qu’elle rejoignait le baronet sir Williams au boudoir, Sarah, qu’elle avait prévenue, entrait dans le cabinet de toilette.
Quelques secondes avaient suffi pour faire subir une révolution complète à la physionomie et à l’attitude de Baccarat.
Le sourire impie s’était abaissé vers le sol ; la courtisane avait fait place à madame Charmet. Et madame Charmet était grave, pensive, et elle allait tenter une expérience nouvelle pour arriver à connaître la vérité.
La petite fille entra.
– Assieds-toi là, Sarah, dit-elle.
Et Baccarat la regarda fixement pendant quelques minutes, lui posant sa main sur le front.
– Dors ! dit-elle.
Et l’enfant essaya vainement de lutter contre la puissance du magnétiseur.
Elle ferma les yeux et s’endormit.
– Dors-tu ? interrogea Baccarat.
– Oui, répondit la somnambule.
– Peux-tu voir à travers les murs ?
– Oui, dit l’enfant.
– Regarde alors.
Et Baccarat étendit la main vers le mur qui séparait le cabinet de toilette du boudoir dans lequel Andréa attendait en compagnie de madame de Saint-Alphonse.
– Que vois-tu ? continua-t-elle.
– Oh ! un beau salon, dit l’enfant.
– Comment est-il ?
– Les murs sont bleus… les meubles aussi.
– Et puis ?
L’enfant parut hésiter.
– Tiens, dit-elle, il y a quelqu’un…
– Dans ce salon ?
– Oui.
– Est-ce un homme ?
– Oui, répondit l’enfant, qui obéissait si bien à la pensée secrète de son magnétiseur, qu’elle ne voyait que celui à qui Baccarat songeait, et n’apercevait point madame de Saint-Alphonse.
– Regarde-le bien. Le reconnais-tu ?
– Oh ! oui… c’est lui…
Et Sarah prononça ce mot avec un sentiment de terreur.
– Qui, lui ?
– Le vieux monsieur… celui qui me regarde avec des yeux qui me font peur.
Baccarat prit la carte de M. André Tissot et la mit dans la main de la juive.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.
–… C’est à lui.
Et l’enfant frissonna.
– Peux-tu lire dans l’âme de cet homme ? Peux-tu savoir ce qu’il pense ?
– Je ne vois pas bien, répondit Sarah, mais il pense de vilaines choses.
– Me hait-il ?
– Oh ! à mort.
– Y a-t-il quelqu’un qu’il haïsse plus encore ?
La somnambule hésita longtemps, s’agita sur son siège.
– Oui… oui… dit-elle tout à coup… Je vois un homme grand… brun.
– Armand, pensa Baccarat.
Et elle ajouta tout haut :
– Pense-t-il à moi ?
– Non.
– À cet homme grand et brun ?
– Non.
– À qui pense-t-il donc ?
– À moi, dit l’enfant, dont un tremblement convulsif parcourait tout le corps.