XXI
L’histoire que nous racontons est multiple.
Elle renferme un grand nombre de personnages et se compose d’événements si divers, que nous sommes obligés de quitter tour à tour chacun de nos héros.
Abandonnons donc un moment la marquise Van-Hop, madame Malassis et les combinaisons machiavéliques de sir Williams, pour revoir une des héroïnes de notre dernier épisode, mademoiselle Hermine de Beaupréau, devenue madame Fernand Rocher.
On s’en souvient, Fernand avait laissé sa femme au bal, sous la garde de son beau-père, M. de Beaupréau, et il était sorti pour aller se battre avec le vicomte de Cambolh.
On sait ce qui lui advint pendant les huit jours qui suivirent.
Quant à madame Rocher, elle était entrée chez elle, rue d’Isly, vers quatre ou cinq heures du matin, persuadée qu’elle avait été devancée par son mari.
Hermine se trompait.
Ses gens lui apprirent que Fernand n’avait point paru à l’hôtel.
Mais, en quittant sa femme, M. Rocher n’avait-il pas dit qu’il était question d’une bonne œuvre ?
Ceci rassura pleinement la jeune femme, et, un peu fatiguée du bal, elle se mit au lit et ne tarda point à s’endormir.
Quand il fit jour chez elle, lorsque sa femme de chambre entra, le lendemain vers midi, Hermine se retrouva seule et pensa d’abord que son mari n’avait point voulu l’éveiller et avait couché dans son appartement particulier.
La femme de chambre, interrogée, répondit que monsieur n’était point rentré.
Hermine se leva en hâte, et, inquiète de cette disparition, elle courut chez son père.
– Mon père, lui dit-elle, Fernand vous a-t-il dit où il allait, hier au soir ?
– Oui, répondit le Beaupréau avec ce sourire bonhomme qui trahissait chez lui un commencement d’idiotisme.
– Où allait-il ?
– Faire une bonne action.
– À Paris ?
– Non, hors de Paris.
Depuis quatre années qu’ils étaient unis, c’était la première fois que Fernand passait la nuit hors du domicile conjugal. C’était étrange.
La journée s’écoula pour madame Rocher dans une inexprimable angoisse.
Le soir vint, Fernand ne parut pas. Alors la jeune femme commença à se livrer aux plus noirs pressentiments.
Et tout à coup elle se souvint…
Elle se souvint que son mari avait quitté ce bal de la marquise en compagnie de deux ou trois hommes, et soudain le mot de duel sembla résonner à ses oreilles :
– Mon Dieu ! dit-elle à sa mère, Fernand s’est battu… on me l’a tué, peut-être… Mon Dieu ! mon Dieu !
Madame de Beaupréau, la sainte femme, l’âme forte, tout en partageant les inquiétudes de sa fille, repoussa d’abord cette pensée que Fernand avait quitté le bal pour aller se battre.
D’abord, Fernand était un homme doux, inoffensif, toujours prêt à s’effacer.
Ensuite, il était peu probable que, chez la marquise Van-Hop, dans le meilleur monde, un homme raisonnable comme l’était Fernand pût avoir une querelle.
Puis, en admettant cette dernière hypothèse, était-ce bien à deux heures du matin que pouvait avoir lieu une rencontre ? Enfin, au cas où cette rencontre aurait eu lieu, Fernand ne serait-il pas revenu mort ou vif chez lui ?
Un homme tué en duel est toujours rapporté à son domicile.
Tout cela était d’une logique rigoureuse, et Hermine fut contrainte de renoncer à cette affreuse idée.
Mais alors, où était Fernand ?
Pourquoi ce mystère ? Pourquoi ne s’être point confié à sa femme ?
Il est si difficile aux Parisiens d’admettre, comme les gens de la province, qu’un homme puisse être séquestré au milieu de Paris, ou jeté à l’eau quand il passe les ponts, et cela en temps de carnaval, lorsque les rues sont encombrées de monde à toute heure de la nuit, que ni madame de Beaupréau ni Hermine n’y songèrent.
Fernand était absent, Fernand ne revenait pas ; mais sauf le cas où il aurait pu être tué en duel, on ne pouvait supposer une minute qu’il était retenu forcément hors de chez lui.
Hermine espéra que son mari reviendrait dans la soirée.
Puis la nuit passa à son tour et fit place au matin, trouvant les deux femmes, la mère et la fille, livrées aux plus douloureuses conjectures.
Alors madame Rocher n’y tint plus.
Elle songea à M. de Kergaz et courut chez lui.
Fernand était comme le lieutenant en philanthropie d’Armand de Kergaz. Il avait été chargé par lui, durant le séjour de ce dernier en Sicile, des missions les plus délicates ; ils avaient comme une bourse commune au service des pauvres.
Hermine pensa que M. de Kergaz devait être dans la confidence de cette affaire, et elle se fit conduire rue Culture-Sainte-Catherine.
Lorsqu’elle y arriva, M. de Kergaz était dans son cabinet avec le vicomte Andréa.
Le frère repenti avait pris, depuis quelques jours, ses nouvelles fonctions à cœur. Il dirigeait avec une habileté sans égale cette police secrète du comte qui avait mission de démasquer et de détruire la redoutable association des Valets-de-Cœur.
Le comte fut quelque peu surpris de voir entrer chez lui, à cette heure matinale, madame Fernand Rocher, dont les yeux battus, la pâleur, semblaient attester la vive anxiété.
Aussi en la voyant paraître sur le seuil du salon, courut-il à elle, manifestant un certain étonnement inquiet.
– Je viens vous demander des nouvelles de mon mari, lui dit Hermine… sur-le-champ.
Le comte fit un geste d’étonnement.
– Comment ! s’écria Hermine… vous ne l’avez pas vu… hier ?… aujourd’hui ?
Le comte hocha la tête.
Alors, toute frémissante, madame Rocher raconta la disparition de Fernand, et M. de Kergaz, stupéfait, l’écouta, la regardant tour à tour, elle et le vicomte Andréa.
– Voilà qui est étrange ! s’écria le vicomte, qui avait modestement baissé les yeux à la vue de la jeune femme, jadis l’objet de sa coupable convoitise.
Et tout à coup il s’écria :
– Mais enfin, un homme ne disparaît pas ainsi dans Paris, madame ; on le retrouvera, c’est impossible autrement.
Et, dans la bouche de celui qui avait été sir Williams, cette espérance était presque une promesse.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait Hermine, il y a trente-six heures de cela… On aura assassiné mon mari !
Armand regardait son frère d’un air interrogateur, et comme lui demandant conseil.
Le vicomte avait l’aspect d’un homme terrassé par une mauvaise nouvelle, et qui cherche cependant un moyen de conjurer l’adversité.
Hermine attachait sur lui un œil suppliant, comme si tous ceux que le baronet sir Williams avait jadis poursuivis de sa haine devaient avoir une confiance illimitée, absolue, aveugle, dans le vicomte Andréa repentant.
– Madame, lui dit-il d’un ton pénétré, je vous jure que, dussé-je remuer le monde et descendre au fond de ses entrailles, je vous retrouverai votre mari.
Et il ajouta, baissant les yeux :
– J’ai tant de crimes à me faire pardonner !…
– Ah ! murmura Hermine touchée, il y a longtemps que vos crimes sont oubliés. Vous êtes un saint… Dieu vous a pardonné !
Au moment où elle achevait, le valet de chambre du comte entra :
– Madame, dit-il à Hermine, votre valet de pied est là, dans le salon, et demande instamment à vous voir.
– Qu’il entre ! dit le comte.
Madame Rocher était sortie de chez elle en coupé bas avec son cocher seulement. Le valet de pied venait donc en hâte, et après elle, de l’hôtel.
Hermine eut un frisson d’espoir.
– C’est Fernand qui l’envoie ! pensa-t-elle.
Le valet entra, une lettre à la main.
– Au moment où madame venait de sortir, dit-il, un commissionnaire du coin de la rue est arrivé porteur de cette lettre. Il m’a recommandé de la remettre à madame sur-le-champ, ajoutant que c’était de monsieur.
Le comte et son frère respirèrent ; Hermine laissa échapper un cri de joie, et s’empara vivement de la lettre.
Il n’était donc pas mort !
Mais en jetant les yeux sur la souscription, elle pâlit.
Ce n’était point son écriture.
Pourtant elle rompit le cachet, déchira l’enveloppe et en retira un petit carré de papier d’où s’échappait un parfum discret, et de bon goût, et que couvrait une écriture déliée, menue, allongée, qui annonçait une main de femme.
Elle tourna le feuillet en tremblant, courut à la signature avant de lire, et reconnut le nom et le paraphe de son mari.
Alors seulement elle respira, et, sans se demander d’abord pourquoi il n’avait point écrit lui-même, puisqu’il avait signé, elle lut cette lettre que la Turquoise avait écrite le matin, tandis que Fernand, fasciné, la regardait avec admiration.
Certes, pour une femme encore adorée la veille, une semblable lettre, venant de l’homme qui passait sa vie à ses genoux, était étrange. Ce ton léger, presque impertinent, cette froideur d’expression, ce sans-gêne qui régnait de la première à la dernière ligne, tout cela était de nature à rendre folle la femme la moins jalouse, la moins habituée à de légitimes respects.
Et pour lui écrire, Fernand s’était servi de la main d’une femme, et il ne disait point à sa femme où il était, n’annonçant son retour que vaguement, comme une chose incertaine et subordonnée à une volonté étrangère.
Hermine n’eut pas la force de prononcer un mot. Elle tendit silencieusement la lettre à Armand, qui la prit et la lut, manifestant à chaque ligne une surprise profonde.
Et, comme elle, frappé de ce mystère inexplicable, il ne trouva pas un mot à dire et transmit la lettre au vicomte Andréa.
Le vicomte la lut, la relut, comme un savant qui déchiffre une inscription hébraïque ou égyptienne, et cherche le sens caché de chaque mot.
Pendant les deux minutes que dura pour lui cet examen, l’œil du comte et celui d’Hermine ne quittèrent point son visage, essayant d’en deviner les impressions rapides et fugitives.
Mais le vicomte demeurait impassible ; on eût dit qu’il hésitait à se prononcer.
Enfin il releva la tête et regarda Hermine.
– Madame, lui dit-il, tranquillisez-vous, votre mari ne court aucun danger, et il vous reviendra, ainsi qu’il vous le dit dans sa lettre. Je suis persuadé même que vous le reverrez avant huit jours.
– Mais… cette lettre ?… cette écriture ?… demanda la jeune femme d’une voix sourde, car déjà l’aiguillon de la jalousie pénétrait dans son cœur.
– Cette lettre a été écrite par une femme, accentua gravement le vicomte.
Hermine chancela et pâlit.
– Mais, cette femme, poursuivit-il, ne sera jamais assez puissante pour éteindre l’amour que votre mari ressent pour vous.
Hermine jeta un cri.
Le comte la soutint défaillante dans ses bras.
– Soyez forte, madame, lui dit-il, il y a un mystère que nous sonderons assurément.
Mais Hermine, hélas ! n’entendait plus la voix du comte. Celle d’Andréa seule semblait encore résonner à ses oreilles, et lui assurer que c’était bien une femme, une femme jalouse de son bonheur, qui avait tracé ces lignes dont chaque lettre était pour elle comme un coup de poignard.
Pourtant elle eut la force de se contenir, de se réfugier dans ses souvenirs d’amour, dans sa dignité de femme, dans la foi qu’elle avait toujours eu en son mari.
– Non, non, dit-elle avec énergie, vous vous trompez, monsieur, cela ne peut être, mon mari m’aime.
– Madame, répondit le vicomte Andréa, je ne puis vous affirmer qu’une chose, c’est que son billet a été écrit par une femme et signé par votre mari. Maintenant, le reste est un mystère, et je ne puis le sonder en deux minutes. Mais tranquillisez-vous, madame, avant peu j’aurai tout éclairci.
Et comme s’il eût obéi à une inspiration soudaine, le vicomte ajouta :
– Connaissez-vous beaucoup de monde chez la marquise Van-Hop ?
– Presque personne, monsieur. Fernand et moi, nous avons connu la marquise aux bains de mer, l’été dernier. Elle nous a présenté chez elle un jeune homme, le comte de Château-Mailly.
– Je connais ce nom-là, interrompit M. de Kergaz.
– Il me l’a même présenté et j’ai dansé avec lui.
– Eh bien ! madame, dit le vicomte, peut-être que M. de Château-Mailly saura comment et avec qui votre mari a quitté le bal ; il nous faut absolument des indices.
– Ah ! dit Hermine, je cours chez mon père ; il ira voir M. de Château-Mailly sur-le-champ.
Et la pauvre femme, tout émue, s’en alla et retourna chez elle au grand trot de ses chevaux, tant elle avait hâte de rencontrer son père et de voir M. de Château-Mailly.
Quand elle fut partie, Andréa regarda son frère :
– Voilà, dit-il, une écriture que je connais.
– Vraiment ! fit le comte stupéfait.
– Ou je me trompe fort, poursuivit Andréa, ou il y a du club des Valets-de-Cœur là-dessous.
Armand tressaillit.
– À de certains moments, poursuivit Andréa, l’homme est doué d’une singulière faculté de divination… Il suffit quelquefois d’un rien, d’un mot, d’un simple indice, d’une ligne d’écriture, pour mettre sur une trace cherchée en vain jusque-là. Fernand a disparu… Fernand écrit de chez une femme et s’en sert comme d’un secrétaire. Eh bien ! souvenez-vous, mon frère, qu’il est aux mains de cette association terrible que nous poursuivons sans pouvoir l’atteindre…
Et le baronet sir Williams, relevant la tête, splendide d’audace et d’impudence, ajouta :
– Donnez-moi huit jours : dans huit jours je vous apprendrai bien des choses. Mais d’ici là, ne me questionnez point, ne m’interrogez pas…
– Soit, dit Armand.