XXV
Revenons à Léon Rolland.
Il y avait à peu près huit jours que la Turquoise, sous le nom d’Eugénie Garin, s’était présentée à l’atelier de la rue Saint-Antoine, où, sur la recommandation de son mari, Cerise lui avait donné de l’ouvrage.
Ces huit jours avaient suffi pour amonceler l’orage au-dessus de cette heureuse et paisible famille, que l’amour et le travail réunis avaient protégée jusque-là. Le regard profond et fascinateur de la fausse ouvrière avait suffi pour cela.
On sait quelle révolution elle avait opérée en quelques heures dans le cœur et l’esprit du maître ébéniste, quelle inquiétude vague elle avait jetée dans son âme, quel trouble inexplicable s’était emparé de lui dès la première heure sous les effluves magnétiques de ce regard étrange. Pendant toute cette journée, Léon Rolland ne put se rendre compte du trouble qu’il éprouvait. La nuit suivante fut pour lui presque sans sommeil.
Cependant le sourire heureux et charmant de Cerise et de son enfant, qu’il prit dans ses bras à plusieurs reprises et comme s’il eût voulu s’en faire une égide contre un invisible danger, suffit à le distraire.
La belle Cerise ne s’aperçut point de sa préoccupation.
Il descendit le matin à l’atelier comme de coutume, s’occupa de ses travaux, surveilla ses ouvriers et atteignit l’heure du déjeuner sans trop d’impatience. Il eut même la pensée, un moment, d’envoyer Cerise prendre des nouvelles du père Garin plutôt que d’y aller lui-même, comme il le lui avait promis la veille.
Léon, en cela, voulait obéir à une inspiration soudaine et comme venue d’en haut.
Mais cette bonne pensée, aussitôt venue, fut aussitôt refoulée. Il ne dit rien à Cerise ; il redescendit à l’atelier après son déjeuner, et chercha à y tuer le temps jusqu’à deux heures.
Cerise ne voyait Léon qu’au moment des repas, pendant la semaine. Le dimanche était le seul jour qu’il passât tout entier avec elle. Donc Cerise, en voyant partir son mari, lui avait tendu son front en lui disant : « À ce soir ! » Et, de son côté, elle s’était remise à l’œuvre.
Souvent, dans la journée, les deux époux sortaient chacun de leur côté, et faisaient les courses nécessaires à leurs affaires. Léon allait chez les petits fabricants qui travaillaient pour lui dans ses chantiers de bois, chez ceux de ses ouvriers qui travaillaient en chambre, chez ses clients qu’il servait.
Cerise montait presque chaque jour dans un modeste fiacre, et faisait, de deux à cinq heures, des courses analogues. Elle allait fort souvent chez la comtesse de Kergaz, la consultait en toutes choses et se faisait presque toujours l’intermédiaire des nombreuses charités, des bienfaits de toute sorte que Jeanne répandait autour d’elle.
Par conséquent, les deux époux, qu’une mutuelle confiance unissait, jouissaient vis-à-vis l’un de l’autre d’une liberté complète.
Rarement Cerise interrogeait-elle Léon sur l’emploi de son après-midi ; plus rarement encore Léon demandait-il à Cerise où elle était allée dans la journée, obéissant à leur insu à cette aversion instinctive qu’ont tous gens occupés à parler affaires dans leur intimité.
Les quelques détails qui précèdent nous étaient indispensables pour l’intelligence des événements qui suivirent l’introduction de la Turquoise, comme ouvrière en chambre, dans l’atelier dirigé par Cerise.
Quand deux heures sonnèrent, Léon Rolland, que poussait une force inconnue, et qui obéissait à une attraction mystérieuse, donna quelques ordres à son contremaître, mit son paletot et sortit. Il s’en allait vers la rue de Charonne, comme l’oiseau charmé se traîne en battant de l’aile jusqu’à la gueule béante du reptile. Dans l’escalier de la maison du père Garin, il se sentit pris d’un battement de cœur. Au troisième étage, il rencontra la portière qui balayait.
La veuve Fipart, l’intéressante épouse de Nicolo le guillotiné, salua môssieur Rolland, comme on salue de nos jours les millionnaires.
– Ah ! cher monsieur du bon Dieu, dit-elle, c’est la Providence qui vous a envoyé à ces pauvres gens… à cette bonne demoiselle qui est sage comme une sainte… et malheureuse ! que ça me fendait le cœur, à moi qui ne suis qu’une pauvre mercenaire…
Et d’un ton pénétré, avec une volubilité sans pareille, l’horrible vieille trouva moyen de raconter à Léon une jolie histoire invraisemblable, dont la moralité était que mademoiselle Eugénie Garin passait les nuits et les jours au travail pour nourrir son père.
Léon paya cinq francs l’histoire de la portière et monta lestement au sixième. Son cœur brisait sa poitrine au moment où il frappa à la porte.
– Entrez, dit une voix qui le fit tressaillir des pieds à la tête.
Il poussa la porte et s’arrêta un moment sur le seuil.
Déjà la misérable mansarde semblait avoir revêtu un aspect moins lugubre, grâce aux deux louis qu’il avait laissés la veille, tant il faut peu d’argent pour donner un air d’aisance au dénuement le plus affreux. Le vieillard était toujours dans son lit, mais il était enveloppé dans une belle couverture neuve et des draps bien blancs. Un petit poêle en fonte placé dans la cheminée répandait autour de lui une douce chaleur. Auprès de ce poêle, Eugénie était assise, son ouvrage sur ses genoux et son aiguille à la main.
Léon ne vit qu’elle, et le charme recommença plus terrible, plus puissant que jamais, lorsque l’ouvrière, se levant et arrêtant sur lui son regard magnétique, eut rougi légèrement en lui rendant son salut.
– Papa, dit-elle, c’est M. Rolland.
– Oui… c’est… père Garin, balbutia le maître ouvrier dominé par son émotion.
– Ah ! mon bon monsieur, soyez béni, murmura l’aveugle sur un ton de lamentable reconnaissance. Ah ! patron, vous avez un cœur de prince.
Léon s’assit au chevet du malade, lui demanda comment il allait et parla longtemps sans trop savoir ce qu’il disait ; mais il tressaillait et se sentait l’âme bouleversée chaque fois que la belle Eugénie levait sur lui ses grands yeux bleus… et deux heures s’écoulèrent ainsi et eurent pour lui la durée d’un rêve.
Il s’en alla d’un pas chancelant, comme un homme pris de vin, après avoir pressé silencieusement la main d’Eugénie et lui avoir promis de revenir le lendemain à la même heure.
Ce soir-là, l’ouvrier se montra préoccupé, morose ; et quand Cerise, alarmée de ce brusque changement, l’eut interrogé, il prétendit qu’il était fatigué de ses courses de la journée et éprouvait une violente migraine. C’était la première fois que Léon mentait à sa femme.
Le lendemain, il retourna encore rue de Charonne et trouva, comme la veille, Eugénie travaillant au chevet de son père. Il y retourna le jour suivant, puis l’autre et encore l’autre.
Et cependant l’ouvrière tenait modestement les yeux baissés ; elle avait le maintien décent d’une fille sage, elle parlait peu, rougissait si l’œil ébloui de Léon s’arrêtait sur elle, et, au bout de huit jours, le pauvre ébéniste, sans se l’être avoué à lui-même, était complètement fou d’amour.
Pourtant, et obéissant en cela à cette ruse instinctive du mal qui se cache, il témoignait dans son intérieur une gaieté de mauvais aloi ; il embrassait encore sa femme comme de coutume, mais son cœur ne battait plus de la même émotion. Son sommeil, la nuit, était agité ; parfois, une image le troublait ; une tête de femme apparaissait dans ses rêves ; et ce n’était pas le frais et rose visage de Cerise, avec ses grands yeux si doux, ses beaux cheveux noirs, ses lèvres rouges comme le fruit de juin dont elle portait le nom. C’était ce visage un peu pâle, encadré de fauves cheveux blonds, éclairé par cet œil d’un bleu sombre d’où s’échappait un rayonnement fascinateur ; ce visage pensif et sérieux, comme celui de l’ange déchu qui regrette le ciel et semble se complaire en sa fatale beauté.
Après son souper, Léon prétextait souvent le besoin soit de prendre l’air, soit de descendre dans son bureau pour y mettre au courant sa comptabilité en retard. Il avait besoin de solitude.
Quelquefois il s’enfermait dans son atelier, et là, tout seul, sans témoins, il se prenait à pleurer comme un enfant.
Un jour, il arriva plus tôt que de coutume chez le père Garin. Eugénie était sortie, lui dit l’aveugle.
Léon éprouva comme un frisson d’inquiétude jalouse. Où était-elle ? Il voulut s’en aller, il n’en eut pas la force ; il attendit deux heures.
Enfin Eugénie arriva. Elle avait son panier au bras ; elle était allée, lui dit-elle, faire ses modestes provisions à la halle.
En la voyant entrer, Léon avait rougi et pâli tour à tour ; il s’oublia jusqu’à lui faire des reproches de ce qu’elle laissait son père seul beaucoup trop longtemps.
Eugénie baissa les yeux ; le pauvre ouvrier vit une larme rouler sur sa joue, et il lui demanda pardon et s’en alla la mort au cœur en songeant qu’il lui avait fait de la peine, et s’avouant que ce n’était point l’intérêt qu’il portait à l’aveugle, mais bien un mouvement de jalousie qui avait dicté ses reproches.
Léon commençait à lire distinctement au fond de son âme, et il reculait épouvanté. Car c’était un loyal et brave cœur, après tout, un esprit simple et droit qui avait le respect de la foi jurée, un mari qui prenait au sérieux ses devoirs d’époux et de père. Il avait aimé Cerise, – Cerise l’aimait toujours, – il était devenu son époux, son protecteur, leurs mains s’étaient enlacées pour toujours au-dessus du berceau de leur enfant, et l’honnête homme se disait qu’il lui était à jamais interdit de lever les yeux sur une autre femme que la sienne.
Un soir, seul dans la petite pièce attenant à son atelier et qu’il nommait son bureau, il se répéta tout cela et se jura de dominer son cœur, ses instincts, de fouler aux pieds cette passion insensée, d’aller voir Eugénie une dernière fois, de laisser une poignée de louis sur le lit du père, et d’engager la jeune fille à retourner avec lui dans son pays, où l’air natal, un climat plus doux peut-être pourraient hâter sa guérison.
Léon voulait éloigner Eugénie Garin de Paris ; il se sentait faible, il semblait vaguement comprendre que, si elle restait, il n’aurait pas la force de ne plus la voir.
Il avait quelques économies dont il ne rendait compte à personne, que sa femme lui laissait employer à sa guise et qui passaient presque toutes à soulager des misères cachées. Afin de s’affermir plus encore dans sa résolution, Léon prit un rouleau de mille francs dans son tiroir et le mit dans sa poche. Il avait l’intention de le faire accepter au père Garin, à la condition qu’il retournerait dans son pays.
Quand de l’atelier il remonta dans son logement particulier, le silence et le sommeil y régnaient depuis longtemps, couronnant ainsi une noble journée de labeur.
Dans sa chambre nuptiale, une veilleuse, placée sur la cheminée, répandait autour d’elle une clarté mate et discrète. Auprès du lit se trouvait le berceau de l’enfant, caché par le même rideau que la couche maternelle.
Léon s’arrêta quelques secondes sur le seuil, comme s’il eût éprouvé du remords et de la honte à revenir, lui le cœur troublé de pensées coupables, prendre sa place accoutumée entre ces deux êtres qui auraient dû remplir sa vie : – sa femme, la chaste et belle Cerise, – son enfant, rose et blond comme un petit ange, dont l’âme sans doute retournait au ciel chaque nuit, tandis que son frêle corps reposait auprès de sa mère. Puis, passant la main sur son front comme s’il eût voulu en chasser une pensée qui l’obsédait, une image persécutrice, il s’avança sur la pointe du pied, retenant son haleine, et il écarta doucement les rideaux.
C’était un tableau charmant que celui qu’il eut alors sous les yeux. L’enfant n’était point dans son berceau, sa mère l’avait pris avec elle, elle le tenait dans ses bras, et tous deux dormaient. L’enfant, autour duquel s’arrondissait le beau bras de sa mère, avait les lèvres entrouvertes et souriait dans son sommeil, sans doute à quelque vision céleste, ressouvenir du paradis qui ne s’efface de la mémoire de l’enfance que lorsque la première passion humaine commence à en ternir l’innocence. La mère, plus grave, plus sérieuse, dormait, ses lèvres collées à la blonde chevelure de son chérubin.
Un moment l’ouvrier contempla son bonheur sous cette double apparence, n’osant faire un mouvement ni même respirer. Et l’image fatale, le souvenir fascinateur du démon aux yeux bleus s’effacèrent, et l’heureux père sentit son cœur palpiter alors sur le groupe endormi et voulut prendre l’enfant pour le remettre dans son berceau. Mais malgré les précautions infinies qu’il employait pour le dégager du bras de la jeune femme, ce bras, souple tout à l’heure, se raidit tout à coup, un pli se forma sur le front blanc de Cerise, et la mère, dormant encore, serra son cher nourrisson comme si un danger l’eût menacé.
Puis elle ouvrit les yeux, aperçut son époux. Et alors le pli du front disparut, la lèvre sérieuse dessina un sourire, le bras raidi se détendit, et le père put prendre son enfant et le remettre dans son berceau.
L’image d’Eugénie Garin avait disparu.
* *
*
Le lendemain, Léon descendit à l’atelier, plus gai, plus souriant qu’à l’ordinaire.
Il fut fort occupé durant la matinée, accablé de visites d’affaires, de commandes, d’ouvriers. Puis c’était un samedi, jour de paye, et, dès le matin, Léon avait l’habitude de vérifier la caisse et de faire faire de la monnaie.
Quand il sortit de chez lui, vers deux heures, pour aller rue de Charonne, il était muni du rouleau de mille francs, il avait la ferme résolution de le donner au père Garin et de lui faire promettre de partir. En s’arrêtant à la porte de la maison, il eut bien encore cet étrange battement de cœur qui s’emparait de lui chaque fois qu’il y allait, mais il était résolu, et il monta bravement.
La veuve Fipart n’était point dans sa loge, il ne rencontra personne dans l’escalier et atteignit sans voir âme qui vive la porte de la mansarde.
– Entrez ! répondit la voix de la jeune fille, lorsqu’il eut frappé.
Léon entra et jeta un cri de surprise.
Le lit du vieillard était vide, la jeune fille était seule…
L’ouvrier eut le vertige… Pour la première fois il se trouvait seul avec cette femme qui produisait de si grands ravages dans son âme, et c’était précisément au moment même où il venait la voir pour la dernière fois.
La jeune fille se leva toute rougissante, et comme si elle-même eût redouté ce tête-à-tête.
– Où donc est votre père ? demanda Léon d’une voix tremblante.
Elle baissa les yeux et soupira : – Il est parti depuis ce matin, répondit-elle.
– Parti ! exclama l’ouvrier stupéfait.
– Ah ! monsieur Rolland, murmura Eugénie, qui feignit un embarras profond, nous pardonnerez-vous jamais ?…
– Vous pardonner ! fit-il tout ému, et de quoi donc êtes-vous coupable ?
Et déjà le pauvre Rolland avait oublié quelle résolution héroïque l’amenait. Il contemplait Eugénie, et se demandait ce qu’il pouvait avoir à lui pardonner.
– Monsieur Rolland, reprit-elle d’une voix émue, vous avez été notre bienfaiteur, vous nous avez arrachés à la misère, et quelque chose me dit que c’est bien mal à nous de vous avoir caché…
– Mais… quoi donc ? demanda-t-il de plus en plus étonné.
– Eh bien, reprit-elle, en attachant sur lui son regard d’azur, et d’une voix qui tournait la tête au pauvre Léon chaque fois qu’il l’entendait vibrer, nous pardonnerez-vous si nous avons pu vous faire de la peine ?
Et le serpent tentateur prit la main de ce pauvre homme au cœur plein de trouble, et comme obéissant à un hypocrite élan de reconnaissance.
– Je vous promets, répondit Léon, qui avait le vertige.
Puis, vaincu sans doute par l’habitude, il s’assit auprès d’elle et parut disposé à l’écouter.
– Monsieur Rolland, reprit-elle, nous sommes si malheureux et si pauvres, que c’est peut-être bien mal à nous d’être fiers… et pourtant… mon père l’était… Chaque jour, quand vous étiez parti, le pauvre homme se mettait à pleurer, et, tout en vous bénissant comme un ange du bon Dieu, il maudissait ses infirmités et rougissait de vous tout devoir… autant que j’en rougis moi-même… acheva-t-elle d’une voix entrecoupée.
– Mademoiselle… balbutia Léon.
Car, monsieur Rolland, reprit-elle, je ne m’abuse pas, et mon père non plus. Madame Rolland, votre digne femme, me paye cinq francs ce qui vaut un franc, et vous-même vous ne veniez jamais ici…
– Taisez-vous, mon enfant ! murmura Léon, ému jusqu’aux larmes, votre père n’a-t-il pas été mon ouvrier ?
– Eh bien, poursuivit-elle, le médecin qui soignait mon père lui a dit hier qu’il sera obligé de suivre un traitement des plus longs et des plus coûteux s’il voulait recouvrer la vue ; et comme il devinait bien que nous ne pourrions payer ni le médecin ni les remèdes, il lui a offert de le faire admettre à l’hospice…
– Ah ! s’écria Léon, et il y est allé ?
– Ce matin, Oh ! mon père savait bien, mon bon monsieur Rolland, que si vous appreniez sa résolution, vous vous y opposeriez, que vous lui offririez de l’argent encore… il ne vous a parlé de rien hier, et il est parti, me laissant ici pour vous supplier de nous pardonner.
Et l’ouvrière voulut baiser les mains de Léon et fondit en larmes.
Déjà le pauvre ébéniste avait perdu la tête… Il ne songeait plus à sa femme, à son enfant ; il avait tout oublié en présence de cette femme qui pleurait, et vers laquelle l’entraînait une invincible attraction.
– Quant à moi, reprit-elle, j’irai vous voir ce soir, monsieur Rolland, vous et madame, j’irai la remercier de vos bienfaits, comme je vous remercie du fond d’un cœur reconnaissant et qui n’oubliera jamais…
– Mademoiselle, balbutia Léon, vous me remercierez plus tard… je n’ai encore rien fait pour vous… Attendez…
Elle secoua la tête, un sourire brilla à travers ses larmes.
– Je quitte cette maison demain, dit-elle.
Si la foudre fût tombée sur Léon Rolland, elle l’eût moins anéanti que ces simples mots.
Pourtant, il était venu là bien résolu à faire partir cette femme, dont la présence à Paris menaçait son bonheur, bien décidé à la voir pour la dernière fois. Et, comme elle allait au-devant de ses désirs, qu’elle lui annonçait cette séparation qu’il voulait tout à l’heure, voici qu’il se sentait pris d’une épouvante subite, comme si, avec elle, elle allait emporter son cœur à lui et sa vie tout à la fois.
– Vous… quittez… cette… maison ?… balbutia-t-il comme un homme qui a mal entendu.
– Oui, répondit-elle simplement, j’ai trouvé une place de femme de chambre auprès d’une Anglaise qui voyage… je gagnerai en argent ce que, hélas ! je vais perdre en fierté. Mais que voulez-vous ? acheva-t-elle d’une voix brisée ; comme cela je pourrai aider mon vieux père.
Pendant quelques minutes, Léon garda un silence farouche. Une lutte terrible, suprême, inexorable, s’élevait en son cœur… D’une part, le souvenir de sa femme et de son enfant l’assaillait et venait lui dire : « Le départ de cette femme, c’est ton bonheur, ton repos, le calme de ta vie tout entière… » De l’autre, la vue de cette femme, dont les yeux pleins de larmes n’avaient rien perdu de leur magique et ténébreux pouvoir, le bouleversait… Enfin, le mal l’emporta sur le bien, le vice demeura vainqueur et triompha de la vertu.
– Vous ne partirez pas ! s’écria-t-il.
Elle le regarda avec une sorte de terreur.
– Pourquoi ? pourquoi ?… demanda-t-elle.
– Pourquoi ? répondit-il d’une voix affolée, mais parce que je vous aime.
Et le malheureux tomba aux genoux du démon ; et sans doute qu’à cette heure douloureuse et suprême, l’ange gardien de l’enfant de Léon, se voila le front de ses ailes blanches et remonta tout en pleurs vers le ciel.
Pauvre Cerise ! ! !