XXXIV
Hermine, on doit s’en souvenir, en voyant revenir Sarah, la jument favorite de Fernand, couverte de sueur, veuve de son cavalier et conduite par un inconnu qui la ramenait d’Étampes ; Hermine, disons-nous, avait oublié toute retenue pour courir chez le comte de Château-Mailly. Elle ne croyait, elle n’avait foi qu’en lui.
Le comte s’attendait à cette visite, et, au moment où la jeune femme faisait arrêter sa voiture devant la porte cochère, une autre voiture emportait l’Anglais sir Arthur Collins. Sir Arthur avait annoncé au comte la prochaine arrivée de madame Rocher, car il savait déjà que la jument arabe venait de rentrer rue d’Isly.
Le comte, en séducteur qui sait son métier, dressa ses batteries en un clin d’œil. Il sut donner à ses traits un cachet de tristesse et de dignité suprême, fit une toilette d’intérieur d’un négligé minutieux, et se tint dans son fumoir, qui était la plus délicieuse pièce de son entresol.
C’était donc là qu’il attendait, plein de foi dans les paroles de sir Arthur Collins qui venait de sortir, lorsqu’un coup de sonnette parti de l’antichambre arriva jusqu’à lui. Ce coup de sonnette était à la fois timide et précipité, et pour une oreille exercée, il semblait trahir l’agitation nerveuse de la main du visiteur.
– C’est elle ! pensa le comte dont le cœur se prit à battre avec une certaine violence.
Au bruit de cette sonnette, M. de Château-Mailly éprouva un tressaillement qui lui fit comprendre que c’était Hermine qui venait à lui. En effet, le valet de chambre du comte entra presque aussitôt dans le fumoir :
– Qui est-ce ? demanda M. de Château-Mailly d’une voix un peu émue.
– Une dame qui attend au salon et désire voir monsieur.
– La connais-tu ?
– Je ne sais pas.
– Comment, tu ne sais pas ?
– Non, dit le valet, car elle a un voile bien épais sur le visage.
– Fais entrer ici, dit le comte.
La femme voilée entra.
Le comte fut très fort à ce moment-là : il parut ne point deviner quelle était cette femme, et sa physionomie manifesta le plus vif étonnement, sans rien perdre toutefois de sa teinte de mélancolie profonde.
Mais Hermine releva son voile aussitôt que le valet se retira. Alors M. de Château-Mailly jeta un cri.
– Vous ici, madame ! vous ici ! murmura-t-il, jouant la stupeur.
Hermine était horriblement pâle et demeurait immobile.
– Ah ! reprit le comte en s’élançant vers elle et lui prenant la main, pardonnez-moi de vous recevoir ainsi… et dans cette pièce, ajouta-t-il avec un sentiment de courtoisie qui parut très naturel à la jeune femme. Mais j’étais si loin de penser… de soupçonner.
– Monsieur, dit Hermine en se laissant tomber sur un siège, je viens à vous comme à un ami…
– Oh ! merci ! murmura-t-il d’une voix qu’une émotion vraie altéra.
Puis, tout à coup, il parut se repentir de ce mouvement de joie :
– Mais, mon Dieu ! s’écria-t-il, qu’est-il donc arrivé ?
– Il est parti… dit Hermine.
Ces trois mots, en sortant de ses lèvres, résonnèrent lugubres et navrés comme s’ils eussent été le cri suprême chez cette femme…
M. de Château-Mailly, redevenu maître de lui, trouva convenable de jeter un cri de surprise et d’indignation, bien qu’il sût parfaitement déjà tout ce qui s’était passé, et il ne manqua point d’ajouter :
– Mais cela est impossible ! madame… Cela ne se peut… c’est elle qui est partie !
Hermine hocha la tête.
– J’ai exigé son départ, poursuivit M. de Château-Mailly, et elle est aujourd’hui sur la route d’Italie.
Hermine poussa un cri d’angoisse impossible à rendre.
– Mais… alors, balbutia-t-elle, il est parti avec elle ?
Et, chancelante, brisée, près de s’évanouir, elle eut cependant la force de raconter à M. de Château-Mailly comment Sarah, la jument arabe, venait de rentrer à l’hôtel, arrivant d’Étampes, où Fernand l’avait confiée à un messager.
Pendant ce récit, le comte, fidèle au rôle tracé par sir Williams, interrompit plusieurs fois Hermine par des exclamations d’étonnement et de douleur… Puis il se leva tout à coup, et, comme dominé par une inspiration inattendue :
– Madame, dit-il, je vous ai juré d’être votre ami, de vous ramener votre mari, je tiendrai ma promesse… S’il est parti, s’il a quitté Paris avec cette abominable créature, je courrai après lui… je le forcerai à revenir.
Le comte parlait avec chaleur, avec enthousiasme, comme un paladin qui prend l’infortune sous sa protection.
Le regard d’Hermine était suspendu à ses lèvres, et la jeune femme croyait en lui.
– Écoutez, reprit-il, puisque vous êtes venue jusqu’ici, madame, puisque vous avez eu assez de foi en mon honneur, en ma loyauté pour franchir ma porte, vous irez jusqu’au bout, n’est-ce pas ?
Il tremblait en parlant ainsi, et elle le regarda avec une expression d’étonnement qui peignait avec éloquence la pureté de son âme.
Elle ne comprenait pas.
– Vous allez rester ici, n’est-ce pas ? reprit-il, rester ici pendant une heure ou deux jusqu’à ce que je revienne ; car il faut que je sache la vérité sur-le-champ, et je vais courir…
La pauvre femme eut un vague espoir.
– Je resterai, dit-elle avec soumission.
Le comte sonna.
– Baissez votre voile, madame, dit-il vivement ; la femme de César ne saurait être soupçonnée.
Hermine obéit. Le valet de chambre du comte entrebâilla la porte.
– Jean, dit M. de Château-Mailly, je ne suis chez moi pour personne.
Le valet s’inclina.
– Fais atteler mon dog-cart sur-le-champ.
Le valet de chambre parti, M. de Château-Mailly passa dans son cabinet de toilette, qui était attenant au fumoir, et s’habilla rapidement.
Demeurée seule, Hermine avait caché sa tête dans ses mains et s’était prise à fondre en larmes. Le comte n’était séparé d’elle que par une porte entrouverte et une portière baissée ; il entendit ses sanglots déchirants, et, un moment, il fut réellement ému.
Un moment, M. le comte de Château-Mailly, le loyal gentilhomme, se demanda, en écoutant pleurer cette femme, si ce n’était point une chose honteuse et indigne de lui que cette abominable comédie qu’il jouait… Un moment, dominé par cet instinct de droiture qui était en lui, il songea à se jeter aux pieds de madame Rocher, à lui avouer son infamie et à lui demander humblement pardon. Mais, d’abord le comte songea que l’homme qui tombe, dans l’opinion d’une femme, du piédestal chevaleresque sur lequel il était monté, et ose convenir qu’il a menti, est perdu à tout jamais, et à tout jamais digne du mépris de cette femme. Ensuite il se souvint de son pacte avec sir Arthur Collins, ce flegmatique et rouge gentilhomme qui, seul, pouvait empêcher le mariage du vieux duc, son oncle, avec madame Malassis. M. de Château-Mailly irait jusqu’au bout et jouerait son rôle en conscience.
Il ressortit du cabinet de toilette en négligé du matin.
Un certain désordre qui régnait dans l’ensemble de sa mise attestait de sa précipitation à s’habiller. Il était comédien jusqu’au bout.
– Madame, dit-il en prenant de nouveau la main d’Hermine et la baisant avec respect, je ne cours pas, je vole. Avant une heure, je serai de retour.
Et le comte partit.
Ce ne fut que lorsqu’elle eut entendu le bruit des roues de son tilbury, et celui de la porte cochère, se refermant, que madame Rocher, cessant enfin de pleurer, jeta un regard autour d’elle et eut pour ainsi dire conscience de sa situation. Elle était chez un homme ; cet homme n’était ni son père ni son époux, ni son frère ; ce n’était pas même un parent. Cet homme, inconnu huit jours auparavant, était donc déjà bien intimement lié à sa destinée qu’elle se trouvait seule chez lui. Alors seulement Hermine frissonna et eut la pensée de fuir.
Sans doute le comte était un loyal gentilhomme, mais enfin Hermine était femme, et elle comprenait vaguement que cet homme l’aimait. Un moment, à cette pensée, elle oublia pourquoi elle était venue et pour quel motif il l’avait laissée seule ; elle songea à s’en aller précipitamment, et elle eut peur ; mais si elle partait, reverrait-elle jamais Fernand ? Cette dernière pensée domina la pudeur alarmée de la femme. Elle resta.
Il est chez toute femme une sorte de curiosité qui parvient à l’emporter sur les plus sérieuses et les plus pénibles préoccupations. Quand elle fut décidée à rester, Hermine essaya de tromper son impatience en cherchant une distraction quelconque à ses yeux et à ses pensées. D’abord elle examina le lieu où elle se trouvait : ce fumoir élégant et coquet, tendu d’une étoffe orientale aux vives couleurs, et dans lequel une main artiste et intelligente semblait avoir accumulé des chefs-d’œuvre de toute sorte.
C’étaient d’abord les tableaux de maître, tous petits, encadrés en chêne et appartenant à l’école flamande, des Hobvema, un Ruydal, un Téniers ; puis des bronzes enlevés à prix d’or chez l’artiste avant le coulage ; sur un guéridon placé au-dessous d’une glace de Venise, entre les deux croisées, une argile de David ; en face, un buste de marbre blanc. Ce buste, qui attira tout d’abord l’attention de madame Rocher représentait une femme, une femme de théâtre bien connue, et qui avait beaucoup aimé le comte pendant un mois ou deux, le temps le plus long que puisse durer un amour de comédienne.
Dans un coin, à droite de la cheminée, Hermine, qui s’était levée et faisait le tour de la pièce, remarqua un portrait, une blonde tête de seize ans, mutine et souriante. À côté du portrait, un médaillon, une délicieuse miniature représentant également une autre tête de femme, celle-là brune, accentuée, accusant l’origine espagnole, et belle d’une beauté sérieuse et presque fatale… Ces trois têtes, le buste et les deux portraits, impressionnèrent Hermine d’une façon bizarre, révélant chez elle, à son insu, une des singularités les plus curieuses du cœur féminin.
Hermine venait chez le comte, qui lui était indifférent, pour implorer son appui et lui redemander son mari ; bien mieux, elle aimait ce dernier si éperdument, d’une manière si exclusive, que toute autre pensée d’amour ne pouvait trouver place dans son cœur meurtri. Eh bien ! ces trois souvenirs de la vie de garçon du comte lui firent éprouver un mouvement d’impatience, quelque chose qui n’était pas encore de la jalousie, et y ressemblait cependant. Elle trouva inconvenant que le comte l’eût reçue dans cette pièce toute pleine encore de ses souvenirs galants, ne songeant plus, la pauvre femme, que M. de Château-Mailly n’avait pu s’attendre à sa visite, et qu’il avait témoigné le plus vif étonnement à sa vue.
Une heure s’écoula, pendant laquelle madame Rocher, tout en prêtant avec anxiété l’oreille aux moindres bruits, continua à examiner les objets qui l’environnaient. Mais une voiture se fit entendre sous la voûte de la maison, et Hermine, ramenée violemment à ses douloureuses pensées, se laissa retomber sur le siège où elle était tout à l’heure, tremblant de voir entrer M. de Château-Mailly lui disant :
– Il est parti !
C’était le comte, en effet.
Hermine lui jeta un regard qui semblait vouloir lire jusqu’au fond de son âme, et elle n’eut pas la force d’articuler un mot.
– Madame, lui dit-il vivement, votre mari est à Paris.
Elle jeta un cri de joie.
– Il est à Paris, et je vous le rendrai…
– Oh ! tout de suite, n’est-ce pas ? fit-elle avec l’impatience d’un enfant.
– Non, répondit-il, mais demain… Ne me questionnez pas aujourd’hui, je ne puis rien vous dire.
Elle courba le front, et ses larmes coulèrent de nouveau.
Alors M. de Château-Mailly fléchit un genou devant elle.
– Pauvre femme !… dit-il, comme vous l’aimez !…
Et sa voix était sourde, brisée, haletante : elle semblait révéler une souffrance intérieure sans égale ; et cette voix pénétra jusqu’au fond du cœur de la jeune femme et y jeta un trouble mélangé de remords.
– Lui aussi, pensa-t-elle, il m’aime… et je dois le faire souffrir.
– Vous êtes venue ici, madame, reprit le comte, qui parut faire un effort sur lui-même et dominer son émotion ; y venir une première fois était peut-être, aux yeux du monde, une grande imprudence, et pourtant il faudra y venir une fois encore demain soir, à quatre heures… Il le faut.
– Je reviendrai, répondit Hermine avec soumission.
Et, quand elle fut partie, le comte se dit : – Voilà une pauvre femme qui, avant un mois, m’aimera à mourir… Décidément ce damné sir Arthur Collins a une connaissance approfondie du cœur humain.
Et le comte alluma philosophiquement un cigare.