XLIX

Baccarat présenta le papier au comte Artoff.

– Tenez, dit-elle, voilà un bon de cent mille francs sur mon banquier.

– Pour quoi faire ? demanda le comte surpris.

– Pour couvrir vos frais, répondit-elle simplement.

– Je ne comprends pas…

– C’est facile pourtant.

Le comte la regarda.

– Puisqu’il est convenu, dit-elle, que vous allez, aux yeux du monde, vous ruiner un peu pour moi.

– Mais c’est une plaisanterie ?

– Nullement. Prenez ces cent mille francs d’abord.

– Et puis ?

– Vous m’enverrez tantôt une paire de chevaux que vous achèterez en présence de vos amis. Demain, vous leur demanderez leur avis sur un bracelet, un collier, un colifichet ruineux quelconque, que je porterai triomphalement le soir… Mon Dieu ! si les cent mille francs durent deux mois, ce sera beaucoup.

– Mais, madame, s’écria le comte abasourdi, vous oubliez que je suis votre ami ?…

– Au contraire.

– Que j’ai plusieurs millions de revenus ?…

– Je le sais.

– Et que je ne puis prendre cet argent. Ne sera-ce pas une joie pour moi que ?…

Elle l’arrêta d’un geste.

– Tenez, dit-elle, vous oubliez déjà l’amitié que vous venez de m’offrir. Regardez-moi bien, cher enfant, croyez vous que je sois encore la Baccarat ?

– Oh ! non, certes…

– Alors, si je suis une autre femme, une femme méprisable pour tous et qui veut être estimée de vous, comment voulez-vous que j’accepte de vous une épingle ?

– C’est vrai, dit-il avec une franchise pleine de noblesse : pardonnez-moi…

Et il prit le bon de cent mille francs.

– Vous êtes charmant, lui dit Baccarat, et je veux être aux yeux du monde si bonne, si affectueuse avec vous, que vous serez le plus heureux des hommes, et qu’on dira que vous avez tourné la tête à Baccarat.

Ces mots rappelèrent au jeune Russe son pari d’il y avait quelques heures.

– Mon Dieu ! dit-il, j’ai un aveu à vous faire et un pardon à vous demander.

– Vous êtes pardonné d’avance.

– Tout à l’heure, à mon club, j’ai été fat, j’ai juré que vous seriez bientôt à moi…

– Eh bien, fit-elle avec un sourire résigné, vous savez que je ne vous démentirai pas…

– Oh ! ce n’est pas cela, c’est pis encore.

Le comte raconta alors à Baccarat fort succinctement, mais sans omettre aucun détail, la scène qui avait eu lieu au club entre M. Oscar de Verny, c’est-à-dire Chérubin le charmeur, et lui.

Baccarat l’écouta sans la moindre émotion ; mais soudain elle pâlit lorsqu’il eut prononcé le nom de Chérubin.

– Ciel ! fit-il, remarquant ce trouble subit, le connaissez vous donc cet homme ?

– Je ne l’ai jamais vu…

– Alors, pourquoi pâlir ?…

– Ah ! dit Baccarat d’une voix étouffée, c’est que je commence à croire que c’est la Providence qui vous a amené ici.

L’étonnement du pauvre jeune homme était à son comble.

– Tenez le pari, reprit Baccarat, tenez-le.

– Mais, s’écria le comte Artoff, si je le tiens, je le gagnerai ; car, j’en suis bien certain maintenant, madame, cet homme ne saurait, ne pourrait vous séduire.

Elle eut un sourire superbe.

– Je crois qu’il s’est vanté, dit-elle.

– Mais alors si je tiens le pari… s’il le perd… je le tuerai…

Le comte prononça ces mots avec une certaine émotion.

– Eh bien, répondit Baccarat lentement et d’une voix grave et solennelle comme celle d’un juge prononçant un arrêt de mort, qui vous dit que cet homme n’a point mérité le sort qui l’attend ?

Le comte frissonna malgré lui.

Il y avait dans l’accent, dans le geste, dans toute l’attitude de Baccarat quelque chose de mystérieusement terrible qui donnait à cette femme l’apparence d’une prophétesse inexorable comme la destinée.

* *

*

– À présent, reprit Baccarat d’un ton calme et presque léger, songez qu’il est minuit, mon jeune ami, que cette rue où nous sommes est déserte, et que vous pouvez vous en aller comme vous êtes venu. Adieu, à demain !

Elle lui tendit fraternellement la main, se laissa prendre un baiser sur le front, et reconduisit le jeune comte jusqu’à la grille du jardin, qu’elle ouvrit elle-même.

– Venez déjeuner chez moi demain matin, dit-elle, et venez avec vos chevaux et vos gens, que vous laisserez à ma porte. Adieu !

– Étrange femme, murmura le comte Artoff en s’en allant. Je suis entré chez elle comme un étourdi qui cherche une aventure, j’en sors ami dévoué et prêt à me faire tuer pour elle. L’aimerais-je ?…

Baccarat, le comte parti, remonta dans son boudoir, où la petite juive dormait toujours très profondément.

La jeune femme l’éveilla.

– Chère enfant, lui dit-elle, veux-tu aller te coucher ? es-tu fatiguée ?

– Oh ! non, madame, répondit Sarah, qui ouvrit ses grands yeux de gazelle et les attacha brillants et doux sur sa bienfaitrice ; je ne suis pas fatiguée, je n’ai plus sommeil… je ferai tout ce qui vous plaira…

Baccarat parut hésiter.

– Mon Dieu, pensa-t-elle, cette redoutable faculté, à laquelle j’ose croire à peine, est enveloppée de tant de ténèbres ; il y a tant d’obscurité et de confusion, de contradictions et de réticences dans les réponses de cette enfant, que je n’arriverai jamais, par cet unique moyen, à découvrir la vérité tout entière. L’enfant m’a bien dit déjà que sir Williams me haïssait, qu’il haïssait la marquise, Fernand, Léon, et surtout son frère Armand, mais elle n’a pu trouver le bout du fil qui me guiderait à travers le dédale de fourberies dont cet homme s’environne… Elle m’a bien dit encore qu’il y avait un homme qui tenterait de causer la perte de madame Van-Hop, et je suis parvenue à savoir que cet homme se nommait Chérubin… Mais c’est là tout ce que je sais… Et sir Williams, lui, tient tous les fils de la vaste intrigue, il marche comme au grand jour dans ce labyrinthe de ténèbres ; toutes ses victimes passées ou futures croient en lui… moi seule veille… Mon Dieu ! donnez-moi la force de déjouer ses détestables desseins !… – Il faut pourtant bien, murmura-t-elle, que j’aie le dernier mot de cette horrible énigme, que je sache quel rapport il peut y avoir entre la marquise Van-Hop, un ange, et ce Chérubin, qui est un misérable. Saint-Alphonse m’a dit ce qu’il était, et elle le connaît de longue main. M. de Cambolh s’est battu avec lui, et à la vue de M. de Cambolh la marquise a failli se trouver mal. Oh ! l’horrible mystère que tout cela !

Et Baccarat imposa ses mains sur le front de l’enfant endormie :

– Je veux que tu voies et que tu parles ! ordonna-t-elle d’une voix inspirée.

 

M. Oscar de Verny, c’est-à-dire Chérubin, regagna son logis de la rue de la Pépinière en quittant Rocambole sur le boulevard.

Il s’en alla à petits pas, fumant son cigare et livré à une profonde méditation. Ce qui venait de se passer au club, du reste, entre le jeune comte russe et lui, était de nature à expliquer cette rêverie.

– Il est évident, murmura-t-il en longeant la rue Saint-Lazare, que je joue gros jeu, et que si la Baccarat ne m’aime point, ce diable de Russe me tuera ; mais il est évident aussi que si on me laisse tenir le pari et que je le gagne, je vais avoir cinq cent mille francs sur la planche, moi qui ne possède plus que des dettes.

Mais cette perspective souriante fut tout à coup assombrie par une autre pensée, fantôme menaçant qui parut se dresser devant lui :

– Si le chef n’allait pas vouloir ? dit-il.

Chérubin jeta son cigare avec un mouvement de colère et étouffa un juron :

– Ma parole d’honneur, se dit-il, je suis entré bien à la légère dans cette association des Valets-de-Cœur ! Il est vrai que j’étais à bout de ressources, mais… enfin… ce n’est pas une raison, si je les sers fidèlement, pour qu’ils m’empêchent de faire mes propres affaires…

En monologuant ainsi, M. Chérubin arriva chez lui, envoya son valet de chambre se coucher, et, au lieu de l’imiter, il ouvrit la croisée de son petit salon, croisée qui donnait sur le jardin et de laquelle on apercevait, à travers les arbres, le pavillon occupé par madame Malassis. Le pavillon était plongé dans l’obscurité, et on ne voyait briller aucune clarté sur sa façade. Ou il était désert, ou ses habitants étaient couchés.

Cependant M. Chérubin demeura à sa fenêtre, en dépit du froid de la nuit, et fredonnant un air d’opéra. Il eut même le soin mystérieux de placer une lampe sur un guéridon, tout auprès de la croisée. C’était sans doute un signal, car presque aussitôt les ténèbres qui enveloppaient le jardin furent traversées par un rayon lumineux qui partit soudain du pavillon, dont une fenêtre s’ouvrit.

Chérubin descendit l’escalier à pas de loup, traversa la cour, le jardin, muet et silencieux comme un fantôme, s’arrêta un moment au pied d’un arbre, puis reprit son chemin vers la porte du pavillon.

On eût dit que Chérubin allait à un rendez-vous d’amour. Il n’en était rien, cependant : M. Chérubin allait parler d’affaires.

La porte du pavillon s’entrouvrit sans bruit, et Chérubin entra. Le vestibule était plongé dans l’obscurité, mais une main saisit celle du jeune homme et l’entraîna doucement. Cette main était douce et mignonne au contact comme une main de femme.

En même temps une voix murmurait à l’oreille de Chérubin :

– Venez… prenez l’escalier… suivez-moi.

Chérubin se laissa guider, prit l’escalier, le gravit jusqu’au premier étage, et se sentit entraîné dans un corridor au bout duquel son mystérieux conducteur poussa une porte… Cette porte, en s’ouvrant, laissa entrevoir, grâce à la lueur tremblante du feu qui achevait de se consumer, la chambre à coucher de madame Malassis. C’était la veuve elle-même qui était venue le chercher à l’entrée du pavillon. Sans doute elle tenait à ce que le plus profond mystère enveloppât son entrevue avec Chérubin, car elle referma prudemment la porte, indiqua à son nocturne visiteur un fauteuil auprès du feu, et jugea inutile d’allumer une bougie sur la cheminée, se trouvant suffisamment éclairée par les reflets du foyer.

– Mon cher monsieur de Verny, dit-elle en s’asseyant elle-même, vous avez commis une grave imprudence.

– Laquelle ?

– Vous êtes sorti trop vite.

– Pourquoi ?

– Parce que, aux yeux de la marquise, vous deviez être fort dangereusement blessé. Sa sympathie pour vous s’accroissait de tout le péril de votre situation.

– Mais, dit Chérubin, sait-elle que je suis sorti ?

– Oui.

– Comment l’a-t-elle su ?

– En venant ici.

– Elle est donc venue ?

– Dans la soirée.

– Voyons, madame, dit Chérubin, parlons clairement. À quelle heure la marquise est-elle venue ?

– À cinq heures.

– Comment a-t-elle su que j’étais sorti ?

– D’une façon bien simple. Quand elle a été là, dans ce fauteuil, j’ai envoyé ma femme de chambre savoir de vos nouvelles chez le concierge.

– Eh bien ?

– Le concierge a répondu que vous étiez sorti avec votre adversaire, M. le vicomte de Cambolh, qui venait tous les jours vous voir depuis votre duel ; que vous alliez beaucoup mieux et paraissiez fort satisfait en descendant l’escalier.

– Diable ! Et la marquise a entendu tout cela ?

– D’un bout à l’autre.

– C’est fâcheux !

– La marquise était fort pâle lorsque ma femme de chambre est entrée : elle paraissait craindre une mauvaise nouvelle ; mais lorsqu’elle a su la vérité, son visage s’est empourpré subitement et j’ai vu glisser sur ses lèvres comme un sourire plein d’ironie. Vous ne sauriez vous figurer, mon cher voisin, ce qu’on perd de terrain dans le cœur d’une femme lorsqu’on se porte bien et qu’on a la mine réjouie.

Chérubin se mordit les lèvres.

– Mais enfin, dit-il, tout cela n’est pas perdu, j’imagine ?

– Hélas ! je n’en sais rien. La marquise est un roc, mon cher voisin, elle est cuirassée de vertu, et si elle n’a point faibli il y a huit jours, il est peu probable…

– Reviendra-t-elle vous voir ?

– Dans sept ou huit jours.

– Comment ! pas avant ?

– Non.

– Mais elle venait tous les jours !

– Oui, grâce à ma feinte indisposition, en apparence ; mais, en réalité, parce qu’elle vous croyait toujours très dangereusement blessé. Aujourd’hui elle s’est trouvée si bien rassurée sur votre compte qu’elle m’a trouvée beaucoup mieux moi-même : « Ma chère amie, m’a-t-elle dit, je vous vois tout à fait rétablie. Vous me permettrez de ne revenir que dans quelques jours. J’ai un arriéré de visites énorme… Toute ma semaine est prise. » J’ai compris, vous le pensez bien, que la marquise voulait vous oublier à tout prix et qu’elle ne reviendrait pas… À présent, que voulez-vous que je fasse ?

– Je ne sais pas, répondit Chérubin. Mais je vous le dirai demain.

– Jetez-moi plutôt un mot à la petite poste. Depuis que vous êtes là je suis sur les épines.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai vu le duc aujourd’hui… qu’il est jaloux… et que j’ai comme un pressentiment qu’il va venir… S’il vous rencontrait, je serais perdue…

– Bien, dit Chérubin, je m’en vais. Demain, vous aurez un mot de moi.

La veuve reconduisit M. Oscar de Verny avec les mêmes précautions minutieuses, et referma soigneusement la porte du pavillon.

Chérubin rentra chez lui et se mit au lit, fort préoccupé. Il se croyait beaucoup plus avancé dans le cœur et l’esprit de madame Van-Hop. Or, il était évident que si, d’après même le dire de madame Malassis, la marquise l’aimait, il s’était fort dépoétisé dans son esprit en faisant tant de bruit pour une égratignure. En effet, Chérubin grièvement blessé, Chérubin mourant, et heureux de mourir tant l’immense amour enseveli au fond de son cœur était sans espoir, devait intéresser beaucoup plus madame Van-Hop que M. de Verny recevant un léger coup d’épée et sortant, au bout de huit jours, le sourire aux lèvres et la mine fleurie. Il comprenait qu’il avait commis une imprudence, mais il s’en consolait bien vite en pensant que M. de Cambolh était son complice. C’était le séduisant vicomte qui l’était venu chercher pour lui faire prendre l’air, et persuadé en cela que la marquise n’en saurait absolument rien. Certes, si Rocambole avait consulté sir Williams, il n’aurait point agi de la sorte ; mais le baronet n’avait point été consulté, et d’ailleurs il avait eu bien d’autres choses à faire qu’à s’occuper de M. Chérubin.

Baccarat lui faisait perdre la tête.

Préoccupé à la fois par son échec moral auprès de la marquise et son singulier pari avec le comte Artoff, M. Oscar de Verny dormit fort mal. Le matin, au petit jour, il fut éveillé par son valet de chambre, qui lui apportait le billet écrit la veille par Rocambole sous la dictée de sir Williams.

Ce billet, on s’en souvient, ordonnait au Valet-de-Cœur de tenir le pari du comte, et de se trouver au rendez-vous convenu du bois de Boulogne. La veille, Chérubin aurait accueilli avec enthousiasme l’autorisation que n’avait pu lui donner Rocambole sans consulter le chef ; mais, à cette heure, il en fut beaucoup moins ravi, et cela pour plusieurs raisons. D’abord il s’éveillait : on sait que les idées d’un homme à jeun sont plus claires et plus nettes que celles de l’homme qui a dîné d’un perdreau truffé et d’un vieux flacon de médoc ; ensuite il ne pouvait se dissimuler que le jeune Russe serait impitoyable et le tuerait comme un chien s’il gagnait son pari, c’est-à-dire si lui, Chérubin, ne parvenait point à se faire aimer de Baccarat. Or, ce qui lui arrivait avec la marquise n’était point tout à fait de nature à encourager M. Chérubin. Cependant, le souvenir de ses nombreuses conquêtes l’eut bientôt réconforté.

Il se leva, s’habilla avec le plus grand calme, fuma deux cigares au coin du feu, dépouilla sa correspondance, lut les journaux du matin, et sortit vers dix heures pour aller déjeuner au café de Paris.

– Tu m’amèneras Ébène à midi, dit-il à son groom.

Ébène était un joli cheval limousin plein de feu, que montait Chérubin depuis qu’il était entré dans l’association des Valets-de-Cœur, association dont les revenus lui permettaient de vivre fort convenablement et d’avoir groom et valet de chambre, en attendant les dividendes certains de l’affaire Van-Hop.