58.
Je n’aime pas les adieux. Ils ne me font rien. Ni bien ni mal. Que dalle. Les adieux sont une foutue perte de temps.
J’ai assisté à l’incinération du corps de Swan. Je n’ai pas pleuré, je ne le peux plus, les années ont asséché mes yeux, et mon deuil, je l’ai déjà porté. J’ai regardé le bois prendre feu sans dire un mot, je l’ai entendu crépiter dans l’étroitesse du tunnel sombre, en pensant au corps du petit garçon allongé à jamais dans la tombe de mon fils. J’ai pleuré si longtemps cet enfant qui n’était pas le mien.
Les cendres de Swan sont aujourd’hui scellées à l’intérieur d’une urne en faïence – elle est si petite qu’il paraît impossible qu’elle puisse contenir autre chose que des cookies. Des douceurs, du sucre. Tout sauf de la poussière de mort. Tout sauf mon fils. À quoi ressemblait-il ? Sa peau si blanche profitait-elle parfois de la douceur du soleil ? Son regard était-il toujours le même ? Se souvenait-il de moi ?
J’ai quitté la ville avec cette boîte remplie de mort à ras bord, coincée dans mon sac, entre la batterie de mon numérique et deux échantillons de shampoing.
Sans prévenir, j’ai parcouru des centaines de kilomètres pour atteindre l’extrémité du pays. Là où la côte sauvage rencontre le vent, où les gens parlent peu et où le temps est triste à pleurer. J’ai intégré une nouvelle équipe. Le travail est le même partout, de toute façon. Les hôtels près de l’océan n’ont rien de vraiment différent, mais ils proposent toujours des chambres libres. Les couvertures boulochées sentent mauvais et les poils d’inconnus restent coincés dans les joints des lavabos. La même soupe passe en boucle sur les mêmes chaînes de télé, et les infos débitent les mêmes tragédies.
Rien ne change, sauf peut-être ce climat humide et glacial qui conserve les corps un peu plus longtemps ; ce murmure constant, aussi, de la marée qui ne cesse de courir. Où que l’on soit, on peut entendre le rugissement des vagues rageuses qui se brisent contre les falaises, le souffle belliqueux de l’écume qui vient s’échouer sur le sable. Dès que vous faites un pas à l’extérieur, les relents d’algues vous imprègnent jusqu’aux os, si bien que, même après une bonne douche, vous ne pouvez vous débarrasser complètement de ce limon qui semble pénétrer votre peau. Ce soir, deux douches brûlantes n’ont pas suffi.
Une tasse vide et un cendrier plein gisent à mon chevet. Je glisse mes jambes sous ce vieux pull en laine volé à mon père et jette un œil à l’enveloppe posée au coin du lit à une place. Un courrier conséquent, recouvert d’un tas d’adresses différentes et qui a mis plus de six mois à me trouver. Sept timbres bleus, qui fêtent l’anniversaire de la manufacture de porcelaine. Sept timbres qui me supplient de ne pas ouvrir le pli. Un cachet violet, recouvert de plusieurs tampons, et, en son centre, l’esquisse d’un lion. Le blason du centre de détention, dont le nom est clairement stipulé sous la crinière grossière du fauve. Un courrier épais. Peut-être des formulaires. Peut-être autre chose.
L’enveloppe est là depuis la veille, je n’y ai pas encore touché. Du papier tissé, capable de supporter le poids de nombreux feuillets. Le kraft est raidi d’avoir traversé le pays, et sous mes doigts il devient friable. Un cocon fermé. Une chrysalide pourrie qui se déchire sous mon pouce. À l’intérieur, une cinquantaine d’enveloppes.
Il ne s’agit pas de formulaires.
Des lettres, toutes à l’attention d’Eddy Chapelle. Des missives pour un illettré, écrites à la main, signées de la même plume griffue. Diane. Son prénom apparaît au dos de chaque enveloppe, balafre sur le papier. J’en pioche une au hasard. J’y lis l’adresse de la prison, calligraphie inégale, qui penche à droite, puis à gauche.
J’ouvre une enveloppe. L’écriture est un peu tremblante. L’encre a fait quelques taches un peu partout, et des doigts sales ponctuent la lettre comme autant de revenants. Des mots distordus, enroulés, illisibles ou appliqués, qui parlent de Swan, de moi. Des autres. Tous comprimés sur des feuillets quadrillés. Qu’on a arrachés de leur spirale. Les carnets de mon père. La salope.
« Le crabe, Eddy, il a ratatiné sa cervelle. »
Cette dégénérée parle de mon père, lui qui ne m’a jamais fait le moindre mal, qui passait son temps à chuchoter au creux de mon oreille. Qui m’aimait. Comme c’est pratique. Écrire du vent à un putain d’analphabète pour apaiser ses fautes. De la grande prose froissée à l’intérieur de mon poing, et vite jetée au sol.
Une autre.
« Je m’en veux tellement, Eddy. Je pensais pouvoir changer les choses, mais je n’ai fait que les empirer. Vous êtes prisonnier par ma seule et unique faute, Eddy. (…) À chaque courrier que je vous envoie, je prie le Seigneur pour que celui-ci ne passe pas le contrôle de sécurité. Je prie pour que l'on m’arrête et que je puisse enfin prendre votre place, mon cher Eddy. Mais chaque fois, mes lettres passent les portes de votre cellule. Et vous qui ne pouvez pas les lire, et moi qui m’acharne. J’y laisse tomber mes larmes, Eddy, pour que vous sentiez à quel point je suis triste pour vous. »
Je hoche la tête. Cette vieille folle.
« J’ai fait la plus grande erreur de ma vie, Eddy. J’ai confié Swan à une créature plus laide que dans vos pires cauchemars. Une meurtrière. Un monstre qui tue les enfants, Eddy. (…) Je voulais une vie meilleure pour lui. Je voulais qu’il soit heureux, et en sécurité. Je voulais juste lui offrir un peu d’insouciance. Cette… »
Les mots de ma mère me cisaillent. Elle a volé mon bébé. Elle m’a fait croire à sa mort, m’a regardée pleurer et hurler à m’en déchirer la gorge.
« … dévoreuse va le tuer, Eddy, comme elle a dévoré tous les autres… »
Ma mère m’a laissée le chercher nuit et jour, alors qu’il se trouvait juste là, tout près.
« Je me suis trompée, Eddy. Je l’ai jeté dans les bras du diable. Car vous pouvez me croire, Eddy, c’est bien au diable que j’ai cédé cet enfant. Je voulais l’aider, le sauver. »
Le sauver ? Le sauver de quoi, bordel ? Qu’est-ce que tu racontes, pauvre tarée ?
Je saute quelques enveloppes, pour en piocher une un peu plus récente. Les mots s’altèrent encore, comme si sa main était plus lourde. Des tranquillisants. Elle prenait forcément des putains de cachetons. « (…) Jackie Philco ne veut plus que j’approche Swan. Elle m’interdit /’entrée. Elle dit que si je préviens les autorités, elle le tuera, et moi avec. (…) Je crois qu’il va bien. Je l’entends rire de temps en temps. Sa voix est un peu plus grave et les mots que je comprends plus crus. Ce n’est plus mon petit-fils. C’est une bête méconnaissable. »
Une cigarette, et le minibar ouvert sur quatre mignonnettes. L’alcool ne brûle plus ma langue et réchauffe tout juste mon corps. « (…) et tout cela, c’est la faute d’Iris. »
Connasse. Mon poing est serré fort sur le goulot brun et j’avale une gorgée de bourbon âpre. Une autre lampée. Une autre lettre.
« Aujourd’hui, je l’ai aperçu. Il a tellement grandi, Eddy, si vous pouviez le voir. Il est beau, il est si beau. Il ne semble plus avoir peur, Eddy. »
Un cercle de thé imbibe celle-ci.
« Aujourd’hui, je me suis retrouvée nez à nez avec Swan, dans le garage de cette maison. (…) Il a d’abord voulu fuir, mais je crois que sa curiosité l’a emporté. Il s’est approché de moi sans dire un mot, si près que nos visages se sont presque touchés. Il m’a souri, Eddy, mais son visage n’avait rien d’accueillant. Je crois qu’il n’a pas compris qui j’étais, je pense qu’il m’a oubliée. Ce n’était pas de la joie dans ses yeux, c’était tout autre chose. Il m’a regardée comme un chat de gouttière observe un oiseau. »
Sous mes doigts, les fourmis grouillent, pincent et mordent. J’écrase le paquet de cigarettes vide.
« Je vois Swan régulièrement dans le garage. On ne se parle pas, il m’observe, m’examine comme si j’étais un être extraordinaire. Il glisse parfois sa tête à l'intérieur de mon col, pour respirer mon odeur. Swan est devenu un animal, lui qui n’était qu’un enfant. Son corps a changé lui aussi, il s’est élancé, musclé. Il est devenu agile. Je crois que Swan est content de me retrouver. Il me rapporte parfois des dessins ou des livres, des cadeaux que je conserve à l’abri pour qu’on ne me les vole pas (…) »
Sur le sol, deux vibrations légères, et l’écran de mon téléphone qui se met à clignoter. Laissez-moi tranquille. Juste pour ce soir, laissez-moi tranquille.
Une autre feuille, plus sale, se retrouve entre mes mains.
« Aujourd’hui, Swan m’a offert le plus terrible des cadeaux. Il ne pensait pas à mal en me le confiant, Eddy, j’en suis sûre… Ce sourire sur son visage, je ne l’oublierai jamais. Je crois n’en avoir jamais vu d’aussi grand, ni d’aussi sincère. Dans ses bras, j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un chien. Et j’ai vu les pieds nus pendre dans le vide. J’ai compris qu’il m’offrait sa proie. J’étais terrifiée, Eddy. J’ai entendu le monstre chanter depuis la cuisine, et je suis partie. Je crois que je dois faire quelque chose, Eddy. Ce que personne ne fera à ma place. Je dois l’arrêter. IL FAUT QUE ÇA S’ARRÊTE. AIDE-MOI, MON DIEU. »
Sur l’écran de télévision, des milliers de flocons gris recouvrent les visages. Ici, l’image n’est jamais vraiment nette et, si on tend un peu l’oreille, c’est le bruit du ressac que l’on perçoit entre les parasites.
Une lettre, derrière toutes les autres, gît sans enveloppe. Elle est tachée d’un tas de substances que je préfère ne pas connaître. Certaines phrases sont illisibles, gâchées par les larmes de ma mère, par la sueur des matons, par la salive de Chapelle.
« Je l’ai tué, Eddy. J’ai assassiné mon petit. »
Je ne comprends pas.
« J’ai pris le fusil de Daniel et (illisible). J’ai patienté dans le froid pendant des heures, prête à renoncer à chaque seconde, sursautant même au bruit de mon souffle. Swan et le monstre sont arrivés à la nuit tombée, riant et chantant, comme (illisible). J’ai aperçu la silhouette de Swan qui s’approchait de ma cachette. Il savait que j’étais là, Eddy. J’aurais pu jurer qu’il savait. Il m’a sentie. Il a bondi vers moi, avec son sourire d’homme qui ne lui allait pas. J’ai vu que ses vêtements étaient tachés, j’ai cru qu’il saignait mais (illisible) eu peur. Je ne voulais pas. J’ai tiré, Eddy. (longue partie illisible) je voulais juste le sauver, je n’ai pas (illisible) jamais arrivé… (illisible) Iris (illisible) »
C’est elle qui l’a tué. Ma salope de mère a abîmé tout ce que j’avais de plus cher au monde.
« Iris. Tout est arrivé par sa faute. J’ai enfanté une créature mauvaise, Eddy, si mauvaise. »
Salope. Tais-toi.
« (…) Swan tombait, aussi mou qu’un linge, et se réveillait dans les bras de sa mère, qui le berçait si longtemps qu’il finissait par s’endormir et oublier. Si j’intervenais, elle menaçait de partir avec lui. (…) Je crois qu’elle aurait fini par le tuer, Eddy. (…) Elle l’a poussé à plusieurs reprises du haut de l’escalier. La troisième fois, il n’a repris connaissance qu’au bout d’une heure. Sa jambe était brisée, et son visage, bleu d’ecchymoses. »
Elle ment.
« Elle le battait régulièrement, pour un mot maladroit, pour avoir trébuché, pour un épi coincé dans ses cheveux. Pour rien. Elle lui tordait le bras jusqu’à ce qu’il ne puisse plus crier, en lui répétant combien elle voulait qu’il soit sage. »
Swan n’était pas sage. C’était pour son bien, je ne lui faisais pas vraiment mal. Elle ment. La garce.
« Elle le frappait tous les jours, juste une gifle parfois qui rougissait sa joue. Et Swan qui ne disait rien, qui supportait, qui continuait d’aimer sa mère, comme s’il y était contraint. Le soir, elle lui racontait des horreurs, puis elle le serrait contre elle pour le rassurer. La nuit, il se mettait alors à hurler malgré lui. Lorsque ses cris ne réveillaient pas Iris, je courais dans la chambre du petit pour qu’il se taise. Je me rappelle sa petite main qui tremblait au bout de la mienne, Eddy, qui me serrait si fort que son empreinte ne me quittait qu’au matin. » Swan me provoquait, il méritait ces punitions. J’étais une mère juste. J’aimais mon fils, de toutes mes forces, comme les mères aiment leurs enfants.
« Il fallait que ça s’arrête, je ne supportais plus cela, Eddy. Je voulais m’échapper avec lui, loin d’ici. Je voulais qu’il ait une belle vie. Je voulais qu’il possède ce que je n’ai jamais eu. (…) Iris l’a battu si fort, ce jour-là, que j’ai vu son petit corps suspendu dans les airs. Sa tête a cogné le mur de sa chambre. J’ai cru qu’il était mort, Eddy. J’ai bien cru qu’elle l’avait tué pour de bon. »
Swan méritait juste un peu de discipline, rien de plus. J’ai tenté de l’éduquer correctement. Tout ça, c’était pour son bien. Uniquement pour son bien.
« (…) Elle l’a pris dans ses bras et l’a cajolé un long moment.
Il s’est mis à gémir faiblement et, à l’intérieur de son oreille, il m’a semblé apercevoir un peu de sang. Lorsqu’il a été sur pied, sa mère l’a envoyé dans le jardin. Elle ne le surveillait plus. Je l’ai vu s’enfuir, et je l’ai laissé faire. Je me suis dit qu’il serait mieux partout ailleurs. Mais je me suis trompée. »
Tout est la faute de cette vieille folle.
Elle ment. Elle ment. Elle ment. Je l’aimais si fort. Mon bébé. D’un amour qui me déchirait parfois les tripes. Je voulais qu’il soit résistant, qu’il apprenne à se défendre. Plus solide que les autres, plus dur aussi. Je voulais le garder près de moi à jamais. Je voulais caresser sa tête pleine de bosses. Soigner ses plaies, bander ses blessures. Les entretenir pour qu’il reste.
Je déchire les lettres et jette le tout dans la corbeille vite remplie. Demain, elles ne seront plus là. Elles disparaîtront, comme le reste.
Je ne voulais pas lui faire de mal. Je ne voulais pas. Je ne l’ai pas fait exprès. Je ne l’ai.
Mon téléphone sonne à nouveau. Sur l’écran, ce numéro anonyme qui insiste.
Alors je réponds.
Chaque fois, le même phrasé trivial au bout du fil, les mêmes gorges calcinées, gavées de fumée jusqu’aux lèvres. Et, chaque fois, cette même question : Tu es disponible, Iris ?
Je suis toujours disponible.