9.
Ma mère m’a expliqué cent fois comment les choses se sont déroulées. Avec les mêmes mots, elle m’a décrit ce qu’elle faisait à ce moment-là jusqu’à ce que je ne supporte plus de l’entendre. Elle m’a répété, avec une lenteur égale, combien la soufflerie du four faisait un boucan d’enfer cette après-midi-là. Comme si quelque chose clochait. Comme si son putain de Dieu avait décidé qu’elle n’entendrait rien.
Elle l’utilisait souvent pour parvenir à ses fins. Si je laissais échapper mon verre, Il me punissait par la main étroite et sèche de ma mère. Si j’avais des rêves, sa foutue bouche divine les étouffait dans l’œuf. Ses gifles, ses insultes, ses regards assassins, Dieu était partout.
Swan n’a pas disparu dans un centre commercial, pas dans une rue bondée, ni au fond d’une ruelle sombre. Rien de tout cela. On a volé mon fils dans le jardin. Pendant que je dormais à quelques putains de mètres.
Il paraît que nos entrailles sont capables de percevoir le mal que ressentent nos enfants, que l’on sait instantanément si quelqu’un ou quelque chose les attaque. Il paraît que le sang qui coule dans nos veines rougit et brûle au même instant. Dites-vous bien que ce ne sont que des mensonges. De pures foutaises inventées pour vous rassurer. Dites-vous que si votre enfant crève à l’étage supérieur, s’il décide de sauter par la fenêtre parce que ça lui chante, ou bien s’il chute dans l’escalier de votre cave, vous ne l’entendrez pas. Vous battrez tout juste des cils, et vous le trouverez trop tard.
J’ai inspecté chaque brin d’herbe, chaque caillou et chaque feuille. J’ai fouillé l’abri et ouvert le coffre du pick-up. Et sur la grosse pierre, près de l’ancien potager, j’ai aperçu les trois gouttes de sang qui séchaient au soleil.
Trois gouttes sombres dont j’ai inventé des tas d’origines diverses. J’ai accusé les chats du quartier de s’y être battus, un oisillon d’être tombé d’un nid posé en équilibre instable sur le cerisier, j’ai même imaginé ma mère trébuchant sur cette stupide pierre sans avoir jamais voulu me l’avouer.
Mais rien ne collait. Swan s’était envolé, et je devais me rendre à l’évidence : le sang qui noircissait ce caillou était le même que celui qui coulait dans mes veines. Mon sang, la chair de ma chair. Mon fils avait disparu et mon esprit borné ne l’acceptait pas.
J’ai fait le tour de la ville, interrogé les habitants du quartier, collé des affiches, harcelé la police. La nuit, je me ratatinais dans un coin du jardin au cas où il reviendrait, et lorsque la pluie me glaçait, je me réfugiais à l’abri des branches les plus épaisses. J’ai attendu, attendu et attendu encore. Je restais persuadée que Swan franchirait à nouveau cette barrière. Je pouvais distinctement imaginer son visage alors qu’il soulèverait le loquet – la terre sur ses genoux et dans les sillons de ses petites mains, le chocolat sec au bord de ses lèvres. Le sourire qu’il m’adresserait et la salive sucrée que laisserait sur ma joue son baiser furtif. Il serait fatigué d’avoir couru après ce papillon bleu sans jamais avoir pu le rattraper. Il m’aurait cueilli un bouquet un peu malmené, de pâquerettes, de fougères et de pissenlits. J’aurais serré mon enfant dans mes bras, jusqu’à ce qu’il bougonne un peu, jusqu’à ce que ses pieds battent dans le vide pour que je le lâche. J’aurais disposé les fleurs dans un verre de cuisine usé, et nous aurions joué encore et encore, attendant que la fatigue l’emporte. Je lui aurais lu une histoire, sa préférée, et ses yeux n’auraient pas attendu que le soldat ouvre la troisième porte pour y trouver le chien aux yeux grands comme des soucoupes. Il se serait endormi d’un sommeil de gosse, lourd et encombré de rêves, tandis que j’aurais pleuré en cachette de l’avoir retrouvé.
Mais.
Mais le troisième jour, ce flic est apparu sur le perron, un peu courbé devant ma mère, son chapeau pressé contre son ventre. J’avais déjà vu ça, dans de vieux films de guerre. Ma mère a porté la main à sa bouche et s’est affaissée dans l’allée. Je suis restée en arrière sans vouloir entendre le moindre mot de ce que ce type en uniforme balbutiait.
Quand le flic m’a enfin remarquée, il m’a tutoyée et appelée par mon nom. Je m’en souviendrai toute ma vie. Il m’a demandé de rester calme, il a voulu toucher mon épaule et je me suis écartée. J’ai hurlé juste avant qu’il ne prononce le prénom de mon fils. De toutes mes forces.
Je n’entendais que la moitié des mots qui sortaient de sa bouche, comme autant de poignards qu’il enfonçait profondément dans ma poitrine et qui ne me tuaient pas.
Ils avaient trouvé quelque chose. Quelque chose qui déstabilisait ma mère au point de la faire tomber, un genou à terre. Quelque chose d’assez grave pour que tout l’espoir que j’avais réussi à économiser durant toutes ces heures s’effondre en un claquement de doigts.
Le flic nous a installées, ma mère et moi, à l’arrière du véhicule. Il a actionné le gyrophare mais la sirène ne s’est pas déclenchée. Notre regard s’est concentré de part et d’autre de la route. Je me souviens des champs de maïs tout juste verdoyants à perte de vue et de ma main qui jouait machinalement avec les trous de mon jean. Des loques réservées à la mauvaise graine, comme disait ma mère, elle qui ne portait jamais de pantalon, uniquement ces jupes en laine raides comme la paille.
Le frein à main a émis un craquement sec et nous nous sommes garés devant le commissariat. Un bâtiment austère, parqué presque honteusement à l’autre bout de la ville. Je me souviens des pigeons qui s’agglutinaient sur le toit, et de leurs fientes qui souillaient l’entrée par centaines. J’ai retenu mon souffle au moment de passer la porte.
Ma mère et moi nous sommes assises derrière un bureau aux coins abîmés par le temps. Le flic a fermé la porte et a pris place face à nous. Il a cherché ses mots puis, sans vraiment nous regarder, il a énoncé les faits. Avec des mots simples, il nous a expliqué que l’assassin de Swan venait d’être interpellé.
À cet instant, une barre d’acier, dure et glaciale, a transpercé mon cœur. Mon fils n’était pas mort, il n’avait pas le droit d’employer un tel mot. Tous les autres s’il le souhaitait, mais pas celui-là.
Ils avaient arrêté un homme la veille, près du lac Andres. Le type avait presque avoué.
Je n’ai pas su ce qu’il entendait par là. Presque. Le type avait avoué, ou non. Il ne pouvait pas se tenir en équilibre. Il était coupable, ou pas. Il assumait, ou non. Il avait fait du mal à mon fils, ou bien il était innocent. Pas les deux.
Le flic a continué, voyant bien que nous ne comprenions pas grand-chose à ce qu’il essayait de nous dire, et j’ai alors remarqué l’enveloppe coincée sous le téléphone. Il la touchait lorsqu’il ne trouvait pas ses mots ou lorsque les tournures de phrases devenaient délicates. Il la tripotait tout le temps.
Le suspect s’appelait Eddy Chapelle. On l’avait trouvé à l’entrée de la ville, près de la rivière, le corps d’un garçon entre les bras. Lorsque les renforts étaient arrivés et qu’il avait entendu les sirènes, il s’était mis à chialer, comme un gosse, sans pouvoir s’arrêter.
Les propos du flic ont tournoyé à l’intérieur de ma tête sans prendre de direction particulière. Je ne voyais toujours pas où il voulait en venir.
Alors, la voix du flic a changé de ton. C’était subtil, j’ai même failli ne pas m’en rendre compte. J’ai besoin de vous pour reconnaître le corps. Les ongles de ma mère se sont enfoncés dans le bois tendre du bureau.
Le flic a décacheté l’enveloppe et en a retiré trois photographies couleur qu’il a étalées devant nous. Ma mère a immédiatement cessé de griffer le bois. Trois étiquettes blanches barraient la partie supérieure des clichés, dissimulant le visage de l’enfant.
J’étais jeune, et il m’a fallu plusieurs minutes pour comprendre que, sous les étiquettes, les traits de la victime n’avaient plus rien de reconnaissable.
Étendu sur l’herbe, le corps semblait peser des tonnes. Le bras gauche était posé sur un monticule de terre et la paume s’ouvrait sur quelques brins d’herbe épars. Je pouvais voir le halo verdâtre et sombre envelopper le corps fragile comme un cocon. L’eau. Elle s’échappait de partout. Elle avait tout détruit. Ce corps dont je connaissais chaque courbe et chaque imperfection, la vase l’avait dévoré.
Puis j’ai vu la plaie. Un lambeau de chair manquant d’une dizaine de centimètres de long. Comme une mâchoire qui l’aurait happé d’un coup sec. L’obscurité m’a étouffée brutalement et je me suis retenue au bureau abîmé pour ne pas m’effondrer. C’est à ce moment-là que j’ai cessé de regarder.
L’officier a retiré les étiquettes des clichés, et ma mère a retenu un gémissement. Elle a acquiescé sans regarder le flic. Alors j’ai fermé les yeux.
Ce type qui attendait sagement à moitié nu dans le confort de sa cellule individuelle méritait de crever et, dès cet instant, j’ai voulu que ce soit de mes propres mains.
J’ai attendu que ma mère me prenne dans ses bras, qu’elle me serre contre son corps décharné. Mais elle n’en a rien fait. Elle ne m’a pas regardée ni offert le moindre mot, elle s’est levée et a simplement défroissé sa jupe d’un geste sec, les lèvres blanches d’être pincées si fort.
J’ai signé leurs papiers et l’officier nous a reconduites à notre point de départ. Lorsque nous avons fermé la porte derrière nous et que mon cœur n’a plus fabriqué que de l’adrénaline, j’ai hurlé. J’ai crié jusqu’à ce que ma voix s’étiole et que ma gorge ne soit plus capable du moindre effort. Jusqu’à ce que plus un seul son ne s’échappe. Jusqu’à ce que mes mains vides s’écorchent l’une contre l’autre. Jusqu’à ce que je m’endorme, assise dans la chambre déserte de mon fils.