28.

Plus que quelques heures et j’enfourcherai à nouveau la Duke. Bye bye sweet home.

Je tourne la poignée de cette bonne vieille maison et la porte s’ouvre sans opposer la moindre résistance. À l’intérieur, la température a baissé de trois ou quatre degrés. Les clés du vieux pick-up sont bien sagement accrochées dans l’entrée. Je les saisis et mon geste reste en suspens. C’est la toute première fois que je vais conduire la voiture de ma mère.

La maison possède un accès intérieur vers le sous-sol. Une bonne dizaine de marches abruptes qui mènent directement au garage. Le mur est creusé de plusieurs rangements où trônent des bouteilles poussiéreuses aux étiquettes illisibles. Du mauvais vin, et du pire encore. Cet endroit me foutait la frousse. Je dévalais les marches à toute allure et les remontais aussi sec, m’écorchant les tibias sur le bois vermoulu. Elle prenait un malin plaisir à me faire descendre pour n’importe quoi. Une boîte de conserve. Un crayon. Des clous. Des objets parfois imaginaires, que je cherchais seule entre les moisissures et les toiles d’araignées. Enfin quand, par chance, je dénichais l’objet de sa requête, elle me reprochait de ne pas être allée assez vite ; quand je ne le trouvais pas, elle me riait au nez. Ce rire mitrailleur, je peux l’entendre encore, si clair qu’il hérisse ma peau.

Je cherche la chaîne qui permet d’éclairer le sous-sol. Je la sens cliqueter sous mes doigts mais rien ne se produit. Je tire encore et encore, sans succès. La lumière a déserté les lieux. Je pince l’arête de mon nez et hoche la tête. Ma pauvre fille. Il n’y a rien en bas. Rien qu’une guimbarde à la peinture oxydée. Quelques vieilleries et deux ou trois rats. Rien de méchant.

Je m’accroche aux murs pour ne pas tomber. Les reliefs électrisent mes doigts. Le bois humide plie et soupire sous mon poids. Les blattes, les scolopendres, les araignées. J’attends leur caresse. Je vais sentir leurs antennes chatouiller mes paumes, leurs pattes courir sur ma main, mon bras et mon dos. J’entendrai leur carapace craquer sous mes chaussures et je trébucherai dans leur nid.

Un rai de lumière agrippe brusquement mes yeux. La porte du garage, en bas. J’avance à tâtons et bute sur quelques cartons dont le contenu s’éparpille un peu sous mes pieds. Je titube vers la porte métallique, qui s’ouvre dans un grincement terrible. Le mécanisme est complètement rouillé. Un coup d’épaule et le soleil pénètre brutalement dans le sous-sol. Je distingue les petites ombres noires qui s’agitent en tous sens sur les murs. Elles étaient bien là, partout, qui veillaient sur ma peur. Prises de panique, elles se cognent les unes aux autres et disparaissent en un clin d’œil à l’intérieur de leurs abris.

Au sol, un carton éventré déverse son butin. Des photos. Des centaines de clichés, rangés depuis toujours hors de ma portée. Des photos appartenant à mon père, qu’il a prises au fil des ans, à l’insu de ma mère. Il ignorait que je le surprenais parfois, perché sur ces étagères instables, en train de glisser de nouveaux clichés à l’intérieur des cartons détrempés. Il savait que le temps les détruirait. Il se disait probablement que sa femme ne les trouverait jamais, qu’elles s’effriteraient avant qu’elle ne mette la main sur le carton. Il se trompait. Il est mort avant que les premiers champignons aient grignoté un seul cliché. Et lorsque ma mère a découvert l’existence de ces photographies, l’humidité n’avait même pas atteint un seul carton.

Les couleurs jaillissent d’abord de dizaines d’espèces de fleurs. Du rouge, du jaune, du mauve, des nuances étendues à l’infini. Des pivoines, des hortensias, des jacinthes, des trèfles. Puis, sous les fleurs, ma mère. Les couleurs ont disparu, laissant place au grain contrasté du noir et blanc. Ce visage alors que je n’étais pas encore née. Je ne l’avais jamais vue ainsi. Ses cheveux lissés derrière ses oreilles, les doigts finement repliés sur une cigarette longue. Des volutes de fumée soulignent ses yeux clairs. Son visage est dur, je reconnais bien quelques traits mais malgré cela, je la trouve différente. Belle, peut-être. Cette femme qui a disparu le jour de ma naissance est probablement la plus jolie au monde.

Se cachent ensuite des souvenirs de nous, des photos de moi surtout, que mon père avait conservées pour qu’elle ne les jette pas. Assise en short dans la paille, en maillot de bain au bord du lac, en culotte dans la cuisine, nue dans mon bain, nue dans ma chambre. En plan large et en gros plan. Je range les épreuves dans le carton abîmé. J’attendrai que les champignons les dévorent, comme mon père l’avait probablement souhaité.

La portière du pick-up grince fort. J’ignore depuis combien de temps il n’a pas servi, je ne sais même pas s’il reste assez d’essence pour que j’atteigne le bout de l’allée. J’insère la clé, et le vieux moteur tousse douloureusement avant de caler.

Ne me fais pas ça. Je me suis engagée, tu démarres.

La seconde tentative est la bonne. La fumée efface tout sur son passage et j’avance dans un ronflement effroyable. Je sors et referme tout derrière moi, même si cela ne sert à rien. À part à retarder un éventuel cambrioleur, ou à le décourager s’il est foncièrement idiot.

L’aiguille de la jauge sursaute un peu mais le réservoir est plein. Sur le volant crasseux, une fine couche duveteuse qui colle à mes paumes. J’ouvre les vitres à l’avant, histoire de ne pas suffoquer.

La radio crachote un peu mais elle fonctionne : la première phrase que je comprends est adressée à notre Saint Sauveur. Une fréquence catholique. Je tourne le tuner poussiéreux vers la droite. Les infos, sur toutes les stations, il doit être midi. Elles disent toutes la même chose, que Paul Trenti n’a pas été retrouvé ; si je possède quelque information que ce soit, je dois contacter un numéro que je ne retiens pas, et si je croise l’agresseur, je suis priée de ne pas agir seule, mais de contacter ce même numéro que je ne retiens toujours pas. Une voix autoritaire me rappelle que Paul portait un pyjama vert lorsqu’il a disparu, et qu’il tenait à la main un chien en peluche orange. Je change de station et des notes envahissent l’habitacle.

Reflex
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