3.
Le tabac s’éparpille sur le parking de la gare, je l’écrase du bout du pied, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Assise sur le coffre de la voiture de Reisse, sous le jour qui décline, je peux observer les traits de son visage, déjà sévères, se fermer un peu plus à chaque nouvelle seconde.
« Tu comptais m’en p-parler, R-Reisse ? »
Je me cale contre le pare-brise arrière de la Ford, une vieille guimbarde vert bouteille que Reisse trimballe depuis toujours. J’y suis montée un paquet de fois. À l’intérieur, sans même les voir, je peux affirmer avec certitude que les tapis de sol mériteraient un bon coup d’aspirateur tant ils sont gavés de terre, de café et de cendre. La housse en similicuir du siège passager est affublée de trois trous de la taille d’un doigt, causés par des cigarettes mal éteintes, échappées dans des virages.
« Tu n’avais rien à faire là, gamine. »
Le visage de Ian Reisse, dur et sombre comme une pierre tombée au fond de l’océan. Ses cheveux, épais et courts, ses pattes rousses fondant sur sa barbe de trois jours. Sa silhouette immense, qui pourrait m’anéantir en ne levant qu’une seule main.
« Il y en a eu d-d’autres ? »
Le lieutenant met un temps infini à répondre à cette question qui ne me paraît pourtant pas si compliquée.
« Des gosses, il en meurt tous les jours, Iris. Par accident, par homicide, volontaire ou involontaire. Tous les jours, certains sont torturés, enfermés dans des caves, enchaînés dans des usines. On n’y peut rien. La nature humaine est mauvaise. Elle l’a toujours été.
— Tu sais très b-bien ce que je veux dire. L’écorchure sous son bras. C’est la m-même.
— Non, Iris. »
Reisse soupire, comme s’il avait déjà entendu ce refrain mille fois.
« Depuis combien de temps tu n’as pas foutu un pied ici ?
— Quel rap-port ?
— Toutes ces choses resurgissent dans ta tête. Cette affaire n’a absolument rien à voir avec ce qui t’est arrivé. Un malade a tué un gosse, ça arrive tous les jours, gamine. Tous les jours, bon sang… »
Son job, c’est la recherche, pas la discussion. Même avec moi.
« Écoute, tu vas rentrer chez toi, boire une ou deux bières, allumer ton petit écran et te vautrer devant le téléshopping. Tu dors là-dessus et tu oublies.
— T-tu l’as vue comme moi, cette marque sous son bras.
— Il n’y avait rien sous son bras, Iris. Tu prends tes affaires et tu…
— Tu le sais, t-tu l’as vue, n-nom de Dieu ! »
Alors que j’essaie de garder mon calme, les griffes de l’ours se resserrent autour de mon poignet et je m’envole. Il me traîne, je me débats, il s’en fout. Il veut que je voie. Il ne comprend pas. Il ne sait pas que j’ai raison. Alors je me laisse finalement faire, secouée comme une poupée de chiffon par ce gigantesque animal roux. J’essaie de garder le peu qu’il me reste de dignité devant les officiers. Je la regagnerai tout entière dans quelques secondes, quand Reisse verra. Sur ma peau, je peux sentir l’empreinte de ses doigts. Je mets quelques secondes à entendre ce qu’il crie.
« … rien, Iris. Regarde. Regarde. »
Je me concentre sur la victime. Sur ce gosse, mort depuis des jours, allongé contre ces rails crasseux. Sur son short froissé, son torse nu. Sur son bras.
« On n’a pas touché son bras, Iris. »
La sueur bouillonne à nouveau entre mes reins, à la manière de ces premières pluies qui décollent la poussière des trottoirs sales. Reisse se trompe, il y a quelque chose sous l’aisselle du garçon. Du sang. Une foutue plaie béante, en train de pourrir.
L’écorchure danse au bout de mes yeux, des fils sombres qui s’étirent autour des berges. L’or sombre au centre, incendiaire.
Au bout du bras libre de Reisse, son doigt pointe l’évidence. Sous l’aisselle de la victime, tout près de ses côtes fragiles, une feuille morte. Rien qu’une feuille rougie par l’automne, plaquée contre ce petit corps, collée par les liquides corporels, brûlée par les sucs qui s’échappent de partout.
Une putain de feuille morte.