17.
Je n’aime pas le souffle des fantômes. Souvent prisonniers des murs que je visite, ils caressent mes épaules. Ils m’invitent à rester. Ils tirent sur mes manches et mendient mon temps.
Dans la maison de ma mère, mes doigts collent à la rampe alors que je gravis quelques marches. Le bois craque sous mes pieds nus, tiède et doux comme une peau tannée par le soleil. La sueur qui lèche mes reins m’indique un léger changement de température. Trois ou quatre degrés supplémentaires m’accueillent à l’étage, où quelques vieux tapis enchevêtrés servent de guides.
Au bout du couloir, la chambre de ma mère. La plus grande. Même derrière la porte fermée, je peux imaginer la disposition des meubles, de son lit, de l’édredon un peu trop lourd, de son vieux fauteuil rose à pampilles et de la commode marquetée.
En face, la chambre de mon père devenue la chambre de mon fils, devenue la chambre vide. Les draps n’ont probablement pas été changés depuis de longues années, et le matelas porte encore le poids des deux seuls hommes que j’ai aimés.
Puis ma propre chambre. La plus étroite, la plus biscornue. Impossible d’y loger une simple armoire sans que celle-ci ne bute sur un angle ou contre le plafond. Ma mère a certainement vidé la pièce après mon départ. Elle aura vendu mes meubles pour faire de la place, pour me remplacer par une bibliothèque, un atelier de couture ou une buanderie.
Mais je me trompe sur toute la ligne. Derrière la porte, rien n’a bougé, tout est à sa place, au millimètre près. Mes posters recouvrent encore les murs et mes photographies se recroquevillent sur la table de chevet. Je souffle sur la fine couche de poussière qui les rend floues et nous apparaissons plus nettes, Lauren et moi. Lauren, ma meilleure amie à l’époque, la seule en fait. Sur un cliché racorni, nous sommes maquillées à outrance. Les cheveux longs, emmêlés. Elle a dix-sept ans, moi tout juste seize. Mes dents sont blanches et j’ai l’air de les montrer toutes. Je suis heureuse, torchée, et enceinte.
À ce moment précis, je l’ignore encore. Ces traits insolents et ces fossettes insouciantes m’ont définitivement quittée quelques semaines plus tard, noyés dans un petit tas de vomissure craché discrètement derrière la porte du garage après les cours.
En guise de félicitations, j’ai reçu la gifle la plus douloureuse de ma vie. Sous les doigts de ma mère, ma lèvre s’est fendue – quelques gouttes de sang qui sont allées tacher la moquette, tout près de la table de chevet triangulaire. Elles sont toujours là. Trois petites taches indélébiles et parfaitement rondes.
Ma mère pensait savoir ce que j’étais. Une foutue Marie-couche-toi-là. Elle serait ravie de savoir que je n’ai plus couché avec le moindre type depuis plus de dix-sept ans. Pas un seul. Aussi sèche que les dunes.
Le dernier, un forain, un acrobate dresseur de chevaux. Je me souviens de sa troupe qui avait élu domicile près de la rivière, en contrebas de la ville. Lorsque j’avais vu cet homme, debout sur sa monture, les pieds joints et les muscles saillants, je l’avais trouvé grandiose, j’en suis tombée amoureuse instantanément. Je suis revenue voir la troupe chaque soir pendant une semaine. Je l’admirais, lui qui parlait à ses bêtes, les guidait, les aimait. Il m’a remarquée et le reste s’est fait comme ça, sans qu’on y réfléchisse vraiment l’un et l’autre. Le temps d’une nuit, il m’a considérée comme personne jamais ne l’avait fait. Il a contemplé mon corps inachevé, il a effleuré ma peau, mes mains, mon ventre. Je ne connaissais pas son nom, ni lui le mien. Il est reparti le lendemain avec toute sa ménagerie, ne laissant que ce souvenir entre mes cuisses et cette petite chose au fond de mes entrailles.
La dernière photographie est un plan large de mon père, à la plage. Les poings serrés sur les hanches, il se tient droit. Fort. Indestructible. J’essaie péniblement de me tenir debout près de lui, les jambes prisonnières de minuscules vagues. J’ai cinq ans et déjà une lourde tignasse brune, tirée en tous sens par le vent. Je le regarde, l’imite, l’admire. L’objectif a coupé mon visage, comme si je ne devais pas apparaître. Comme si je gâchais la pellicule.