52.
Je n’aime pas le thé. Ce goût d’eau qui vous promet la lune et l’Orient, qui vous brûle la langue et vous donne mauvaise haleine. Vous le savez, ce n’est que de l’eau. Et pourtant, vous y revenez chaque fois, vous fermez les yeux, jusqu’à ce que les épices assèchent votre langue et que votre gorge se mette à réclamer plus de promesses. Le thé est une blague.
Jackie Philco pose une tasse fumante sous mon nez.
« Tout va bien, Iris ? »
Je chiffonne la carte de Carras à l’intérieur de ma poche.
« Oui… ça va.
— Sucré au miel, comme tu l’aimes. »
Le goût du miel, je l’ai oublié depuis longtemps.
L’énorme Philco fait virevolter son postérieur dans une grâce approximative, puis elle dépose un plateau débordant outrageusement de nourriture sur la table. Des gâteaux. Des roses, verts, briochés, sablés, dégoulinants de crème. Du chocolat. Du thé fumant qui sent la bergamote et le citron.
Le miel s’accroche à la cuillère que je trempe dans la tasse brûlante, pour retomber avec une paresse incroyable en un filet plus fin qu’un cheveu d’or. J’ai enterré ma mère ce matin, et voilà que je souris. Jackie se démène pour me réconforter, elle fait tout pour que je me sente bien. Pour que je reste un peu plus longtemps. Elle a sans doute peur que je parte sans prévenir et que je ne remette plus jamais un pied ici. Elle a raison. C’est ce dont j’ai le plus envie au monde. Me tirer. Retrouver Reisse et résoudre ses affaires à sa place. Boire des quantités astronomiques de bière, un casque vissé sur les oreilles, le volume hissé à la limite du supportable. Ça me suffit, je n’ai besoin de penser à rien d’autre, qu’à ça, mon petit confort personnel. Tous ces efforts vains pour oublier le reste. Tous ces rituels pour oblitérer mon fils. Ça ne fonctionnera pas, mais je ferai semblant.
Eddy Chapelle va hanter chacune de mes nuits jusqu’à ce que j’en crève, et le goût onctueux du miel n’y changera rien.
Cet enfoiré de Carras ne peut pas dire vrai.
Chapelle n’est pas un homme de paille. On ne s’est pas servi de lui. Quel individu sensé aurait pu garder le silence pendant tant d’années ? Les meurtriers sont orgueilleux, un jour ou l’autre ils se laissent prendre, pour être punis ou reconnus, cela dépend de leur personnalité ou de leur degré d’intelligence. Psychotiques ou psychopathes. Tout ne tient qu’à ça. Mais pour la victime, cela ne change pas grand-chose. À six pieds sous terre, elle s’en contrefiche.
Je me rappelle les images du procès de Chapelle diffusées sur la chaîne locale, cet homme incapable de prendre la parole, répondant du bout des lèvres à ces questions qu’il ne comprenait pas. Oui, il était coupable. Cela n’a jamais fait le moindre doute. Un seul des jurés a cru en son innocence. Une toute petite voix étouffée par la foule furieuse. Si le bûcher avait encore été d’actualité à l’époque, j’aurais craqué l’allumette. Je l’aurais regardé brûler, j’aurais écouté chaque parcelle de sa peau grésiller au-dessus des braises, jusqu’à ce que ses hurlements s’arrêtent. Peut-être alors que les cris se seraient aussi tus tout au fond de mon crâne. Mais ils sont toujours là, braillant et vociférant, crachant leurs tripes, parfois plus ténus, parfois déchaînés, mais toujours présents.
« Tu vas attendre que ta cuillère fonde, mon petit ? »
Quelques gâteaux ont déjà été engloutis sans même que je m’en aperçoive. Un vert. Un brioché. Plus une bonne partie du chocolat.
Je porte la porcelaine à mes lèvres et le thé parfumé brûle ma langue et mon palais. Il est beaucoup trop sucré mais je ne me plains pas, je le bois sagement jusqu’à ce qu’une fine poudre recouvre le fond de ma tasse. J’avale un peu de pâte d’amande, pour ne pas paraître grossière.
Après avoir avalé quelques gâteaux supplémentaires, Jackie se lève et s’avance vers moi. C’est la valise à mes pieds qu’elle toise, curieuse.
« D’où est-ce que tu sors ça ?
— L’hôpital, ils me l’ont re-remise avec l’acte de d-décès.
— Il ne faut pas laisser traîner ses affaires. Par respect pour elle, il vaut mieux les ranger, tu ne crois pas ?
— Probablement.
— Je m’en occupe, mon petit. Toi, tu te détends. »
Jackie pose la valise sur le fauteuil et l’ouvre largement. Honteuse, je la regarde remettre de l’ordre dans la pagaille que j’ai créée, plier chaque vêtement que j’ai jeté sans grand soin, et tassé avec force sans jamais gagner contre cette vulgaire fermeture Éclair. Elle pince le tissu des chemises de nuit et des culottes avec la même attention. Les chaussons sont insérés en premier, tout au fond, puis les jupes et les vestes que ma mère n’a visiblement jamais portées au sein de l’hôpital.
Alors que j’observe Jackie qui s’affaire, ma tête se met à tourner légèrement. Rien de grave, juste la naissance d’une énième migraine qui peine un peu à émerger.
L’énorme femme s’agite, faisant tournoyer le linge sous mon nez. Cette valise me donne l’impression de contenir beaucoup plus de vêtements qu’elle ne le devrait. Y avait-il autant de paires de bas lorsque je l’ai ouverte ? Les a-t-elle portés ? Et ces draps bien trop grands, les ai-je vraiment dépliés ? Le tissu vole et claque tout autour de moi et ma tête vacille. Mes doigts engourdis parviennent à agripper la courbe du guéridon de justesse, alors je peux m’asseoir quelques secondes.
« Jackie… »
Je m’étends pour éviter de sombrer complètement. Je veux prévenir Jackie, mais elle ne semble pas m’entendre, trop occupée à remettre de l’ordre dans la vie figée de son amie.
Quelque chose s’échappe de la trousse de toilette que j’étais certaine d’avoir fermée. Ça ressemble à un papillon qui gigote sur le sol. Il est flou sur les lattes du parquet qui ondulent doucement.
Cette chaleur. La sueur dans mon dos qui trempe mon chemisier. Cette tache sombre. Ce n’est pas digne d’une fille bien éduquée, tu le sais. Peux pas essuyer. Mes mains sont endormies. Jackie écrase le papillon qui glisse sous le guéridon. Il est mort. Le bout de papier bat des ailes. Ce n’est pas un papillon, mais une photo. Une carapace gorgée de couleurs brillantes. Je tends la main. Arrive pas à l’attraper. Il rampe toujours plus loin.
« Jack… »
La grosse femme me regarde sombrer et, alors qu’elle prend ma main, je ne sens plus rien.