1.

Je n’aime pas le silence, il appelle les mauvaises pensées.

Je laisse souvent entrer les bruits. Le ronflement des moteurs et les mots roturiers des piétons. Ils pénètrent par la fenêtre et me rassurent. Les chuintements, les claquements, les cris, les rires, les raclements. Le bruit du frigo, le sifflement des moustiques.

Les vibrations de mon téléphone contre le bureau laqué, comme les palpitations d’un cœur à l’étroit.

Et chaque fois, le même phrasé trivial au bout du fil, les mêmes gorges calcinées, gavées de fumée jusqu’aux lèvres. Et cette question qui revient sans cesse :

Tu es disponible, Iris ?

Je suis toujours disponible.

Les appels que je reçois sont souvent anonymes. Généralement émis par d’autres portables, ils proviennent parfois de cabines téléphoniques, d’appartements particuliers, de bureaux. Mais l’objectif visé reste identique.

Je raccroche, ouvre mon sac et y fourre les mêmes affaires, dans le même ordre. Le rituel est invariable.

Trois culottes, un soutien-gorge, trois paires de chaussettes usées. Un jean, deux tee-shirts. Un pull. Un paquet de clopes entamé.

Dans la poche avant de mon sac à dos, le strict nécessaire d’hygiène est déjà rangé : une brosse à dents, du dentifrice, un peigne, du shampoing et du gel douche bas de gamme. Des flacons minuscules, des échantillons volés au hasard des hôtels, jamais jetés, juste entassés au fond de ce sac abîmé qui ne me quitte plus depuis des années.

Mon reflex, batterie chargée, deux objectifs, un flash.

Je ne connais que rarement les lieux où l’on m’envoie, je les découvre sur place et ne m’attache qu’à une surface limitée, quelques mètres carrés d’horreur, de silence et de solitude. Alors j’immortalise un moment déjà figé depuis des heures, parfois des jours. Je mitraille des scénettes immobiles aux personnages paralysés. Des traces de sang, des cheveux, des ongles, des yeux voilés. Je ne délaisse rien, pas le moindre détail. L’angle d’un poignet, l’écorchure d’un genou laissé nu, les taches sur une culotte grisâtre. Des camaïeux douloureux, couleur crotale. Je trie, et j’envoie. Le carrelage souillé, la terre sous les semelles. Je trie. Les dents défoncées, les lividités, les visages marbrés. Et j’envoie.

La fermeture Éclair du sac se referme d’un coup sec sur mes vêtements.

Dans les poches de mon jean : mon portable en mode vibreur, un briquet jaune, mes écouteurs.

Je suis déclenchable. Je me déplace à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit pour shooter. Les victimes n’attendent pas et la mort n’est pas patiente, il faut agir vite. Armer, zoomer, suspendre son souffle, appuyer et recommencer.

La neige et la pluie sont mes plus redoutables ennemies, il leur suffit de quelques minutes pour détruire une scène de crime. Elles lavent les visages et détrempent la terre. Elles effacent, nettoient et planquent les preuves.

Aujourd’hui, ni pluie, ni neige, ni rien à l’horizon que cette canicule vorace qui sévit depuis trois jours. Trente-cinq degrés à l’ombre et vos tissus qui macèrent dans le creux de vos reins, sous vos aisselles et entre vos jambes.

Même cette voix, perdue dans le combiné, m’a paru se ramollir un peu plus à chaque mot. Mais cet appel possédait quelque chose de différent, une sorte d’éclat étrange dans ma routine. Elle m’a indiqué un lieu que je connais depuis toujours, cette ville où je suis née. Cette gare ferroviaire que j’ai quittée il y a onze ans. Pour dégager. Pour quitter ce trou perdu.

J’ouvre l’écrin de cuir noir et enfonce les écouteurs dans mes oreilles. J’effleure l’écran et les basses se mettent à trembler contre mes tympans.

Mes clés, mon casque.

Il est 15 h 30 et, à l’extérieur, le soleil fait déjà grésiller mon crâne. La Superduke m’attend, rutilante. Je baisse la visière. Problème de serrage, trois tentatives avant que le moteur ne se décide à démarrer, puis il se met enfin à vibrer entre mes cuisses.

Je monte le son au maximum et chasse quelques graviers en quittant le trottoir. Une trentaine de bornes et j’atteindrai le trou du cul du monde. Sa gare, ses quais, la voie numéro 11, et le corps sagement endormi près des rails.

Reflex
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