- Silence -
Juillet 1964
Perché sur le toit, Henry pensait qu’en tendant la main un peu plus loin, en étirant ses muscles au maximum, il parviendrait peut-être à effleurer les gerbes d’étincelles que le ciel répandait sur le quartier. La fête nationale hurlait depuis les berges. Lui était resté là, seul et silencieux, sur le toit des Mann.
Les jambes nues, les pieds tordus sur les tuiles, il devinait les reflets crépitants du feu sur le lit de la rivière, les torches tenues à bout de bras par les habitants éméchés. D’ici, il devinait les jupes trop courtes et les torses ruisselants. L’odeur de tous ceux auxquels il ne se mêlerait jamais.
Le dos appuyé contre le montant vérolé de la fenêtre, Henry tendit l’oreille. Un bruit, dans le jardin, derrière les buissons. Il coinça le mégot sous une lame d’ardoise et enjamba les huisseries poussiéreuses. Invisible dans l’obscurité, il vit la silhouette pénétrer dans la maison. Irene. La fille biologique de la famille Mann, une gamine de dix-sept ans, peu farouche, habituée à voir défiler régulièrement de nouveaux visages dans sa chambre. Jamais les parents Mann n’avaient eu l’idée d’installer les enfants de passage dans une pièce différente, et jamais Irene n’avait contesté leurs méthodes. Les adolescents partageaient donc la même chambre, un peu exiguë pour leurs corps grandissants. Ils s’écoutaient dormir, échangeaient occasionnellement une phrase ou deux, se sachant chacun de passage dans la vie de l’autre sans vouloir y laisser trop de traces.
Henry parvint à se glisser dans son lit avant même qu’Irene ait tourné la poignée. Il feignit de dormir, ralentissant le rythme de sa respiration, le nez enfoui sous les draps rêches. Il l’entendit retirer ses chaussures et ses vêtements. Il la savait nue mais ne jeta pas le moindre coup d’œil. Les yeux clos, il attendrait qu’elle s’allonge et s’endorme.
Mais l’alcool fit trébucher Irene, qui se mit à rire en chutant sur le lit d’Henry.
« Pardon, monsieur. »
Elle pouffa aussi silencieusement que possible et son souffle courut sous le nez d’Henry, qui cilla. Sur sa nuque et à l’intérieur de ses mains, des épines se mirent à dévorer sa peau. Il se crut soudain malade. Il eut envie de vomir, et des frissons coururent sur son échine jusqu’à ce que la chair de poule le recouvrît tout entier.
Sa mère. Il pouvait sentir sa présence dans la pièce, comme si elle se tenait là, debout, tout près de lui. Il n’était pas fou. Il ne l’avait jamais été.
Irene rejoignit son lit, encore secouée par quelques hoquets hilares, puis elle s’étira et soupira. Elle était épuisée, le sommeil ne tarderait pas à venir.
La douleur dans le bas-ventre d’Henry, qui ne l’avait pas indisposé depuis des années, refaisait surface. Il plissa les yeux de toutes ses forces pour que sa mère disparaisse, mais son parfum persistait. L’odeur de l’eau glaciale, des sous-bois, de la terre. La barrière de séquoias, et le lac, plus avant. Le dos laiteux sous ses doigts. Les boucles noires sur l’opale. Ses mains se mirent à trembler un peu.
Les yeux brûlés par les flammes des torches estivales et par quelques verres anisés, Irene ne distingua pas clairement le visage d’Henry lorsqu’elle se retourna. Elle ne vit pas les yeux grands ouverts qui la fixaient dans l’obscurité. Elle dormait à moitié quand le souffle de l’adolescent devint saccades et elle avait déjà sombré lorsque Henry fondit sur elle.
Il sentait le sang battre à ses tempes comme jamais. La rage. Pure. Incontrôlable. Absolue. Il la sentait monter en lui, palpable, mêlée au reste, comme un raz de marée avalant tout sur son passage, une coulée de boue déterrant les arbres centenaires qui avaient grandi avec le paysage.
Ses poings, alourdis de frustration, vibraient dans le vide. Son crâne bourdonnait si fort qu’il n’entendit même pas le ronflement léger s’échapper des lèvres d’Irene.
Le jeune homme fit trois pas et s’accroupit devant cette valise qu’il n’avait jamais pris le temps de déverrouiller. Il perdit l’équilibre lorsque les loquets craquèrent sous ses doigts. Le parfum, à l’intérieur, lui explosa au visage. Il y plongea la main et reconnut chaque tissu dans l’obscurité. Le coton et le satin, les méfaits de l’amidon et l’appétit des mites. Il saisit un foulard et l’entendit glisser sous les vêtements de sa mère. Son trésor, tout ce qu’il avait pu conserver était là, dans cette précieuse et minuscule malle. Rien, trois bouts d’étoffe et un bâton de rouge à lèvres. Un trésor sans valeur, rien de méchant.
Le drap glissa sur le corps d’Irene, offrant son corps aux lueurs lunaires. Henry eut à peine le temps de remarquer la courbe légère d’un sein, peut-être le creux d’un ventre. Il s’agenouilla au pied de son lit et ferma les yeux, ses larmes brûlantes, prisonnières à l’intérieur.
Il huma profondément l’odeur qui émanait du corps assoupi. Cette peau qui sentait la joie et la sueur. Il posa le foulard de soie sur la gorge nue de la jeune fille. Et, sans délicatesse, tout refit surface. La couleur ardente des sumacs, les galets saillants contre son dos, les boucles brunes de sa mère dégoulinant sur son torse. La douleur dans son bas-ventre dès qu’il la regardait.
Il reconnut l’odeur de la vieille Dodge, les effluves de gasoil, les relents de vieux cuir du volant qui avait filé entre ses doigts.
Je t’aime, Henry.
Sa mâchoire se crispa. Irene venait d’ouvrir un œil. Sans même tressaillir, elle toisa la carcasse vacillante au-dessus d’elle.
« Qu’est-ce que tu fous ? T’es complètement malade ? »
Quelques secondes d’un silence plein de souffles. Irène ne se donnait pas la peine de dissimuler sa nudité. Au bout de quelques secondes, elle saisit le poing d’Henry et le posa sur sa cuisse. Il ne bougea pas, ne cligna pas, ne respira plus. C’était comme s’il n’était plus là.
« Viens. »
Elle cambra légèrement les reins et Henry distingua le duvet d’argent entre ses cuisses. Sa peau, si douce sous ses doigts raides comme l’acier. Et la rage, qui n’en finissait pas de gonfler en lui.
« Ne te fais pas prier, Henry… »
En croisant son regard, il vit les yeux noirs de sa mère qui le suppliaient. Il hocha la tête. Ce n’était pas bien. La chaleur au fond de ses reins, il aurait voulu qu’elle cesse. Ce n’était pas convenable. Il ne voulait pas.
« Henry… »
Contenue depuis si longtemps entre ses tripes, la rage explosa d’un seul coup, comme une bombe vous aurait arraché les jambes, mauvaise, visqueuse et étincelante ; cette chose creva le corps d’Henry de tous côtés. Les coups se mirent à pleuvoir, si violents qu’Irene n’eut pas même le temps d’ouvrir la bouche. Il frappait avec ses mains, ses pieds, ses genoux et ses dents. Une machine folle. Un mécanisme déglingué.
« Tu n’es pas elle, connasse. Tu n’es pas elle. »
Il n’avait pas crié. Tout juste murmuré. La rage s’évacuait. Le flot brûlant quittait son corps.
Il recula, les mains repues de sang et de colère. Et sur la soie rougie et sur sa langue, ce goût alcalin le soulageait déjà un peu. De l’intérieur de sa bouche, il retira le trophée. Un peu de peau tiède qu’il glissa dans la petite valise avant d’enjamber le châssis écaillé de la fenêtre. Dans la foule, personne ne le remarquerait.