30.
Les branches mortes craquent sous nos pieds et la fraîcheur caresse enfin notre peau. Le chant discret des feuilles rougies qui n’en finissent pas de tomber autour de nous. L’automne était bien là, caché depuis toujours dans cette forêt gorgée d’oiseaux et de boue. Un chemin de terre nous offre deux choix. Les équipes sont parties côté ouest. Nous empruntons l’autre voie.
Les martinets, les piverts et d’autres espèces côtoient les cimes, virevoltant d’un arbre à l’autre sans que je parvienne à distinguer vraiment leurs piaillements. Les ailes des papillons se noient dans la végétation et les toiles vides s’étirent entre les troncs. Quelques scarabées courent sur les bouts d’écorce tombés au sol, et d’autres insectes que je ne vois pas filent sous mes chaussures. Entre les feuilles humides, les grenouilles et les salamandres. La vie est partout.
Tout est calme ici. Il fait bon. Les parfums des sous-bois chatouillent mon palais. Les voix de la cavalerie se sont taries. Je ne sais pas depuis combien de temps nous marchons. Je ne sais même plus ce que nous cherchons exactement. Reisse est loin devant. Mes pieds sont trempés par cette rosée qui ne sèche jamais mais je n’ai pas froid. Je n’ai pas mal. Je suis bien. Quand, sous mon pied, une chose minuscule et amorphe manque de me faire trébucher.
C’est mou et immobile, tapi sous les feuilles collantes. Je m’agenouille. Des auréoles oxydées tachent instantanément le bas de mon pantalon. Je pose les mains sur la terre meuble et m’approche de la silhouette informe. Il s’agit sans doute d’un animal mort ; pourtant, je ne peux m’empêcher de l’observer, de l’examiner, de l’écouter, comme si je pouvais encore l’entendre respirer. Je retire délicatement les feuilles. L’animal ne crie pas. Il n’est pas mort. Il ne vit pas non plus, en fait il n’a jamais vécu. C’est une peluche. Pas un vulgaire bout de tissu rembourré, non. Un chien. Et sous la couche de saleté brunâtre, je peux discerner les rayures orange, bleues et jaunes. Le chien aux rétines manquantes. La peluche de Paul Trenti.
Un bruit dans mon dos.
Je me redresse brusquement et fourre la peluche à l’intérieur de mon sac.
Je me retourne mais ne vois rien. La forêt, elle, n’a pas sursauté, rien ne la dérange jamais.
« Iris ? Tu as vu quelque chose ? »
Mon cœur cogne. Un craquement. Un pas sur une branche sèche. C’est là. Juste derrière moi. Ça m’observe depuis un bon moment. Ça me connaît. Je ne respire presque plus.
Un autre bruit, plus près. Reisse se fige. Il regarde la bête avancer dans mon dos, sans bouger. Sans lever le petit doigt. Il attend.
Un nouveau craquement derrière moi et mes jambes se détendent enfin. Je cours vers Reisse. Aussi vite que je peux. Plus que quelques mètres et il me protégera. Il tuera le monstre.
Une racine sangle brutalement mon pied. L’étrange sensation de voler, puis mon corps qui s’étale de tout son long dans une tranchée boueuse. La joue sur la terre et les bras noirs d’une crasse fraîche. Les pas se rapprochent et Reisse demeure immobile. Il laisse la bête venir à lui. Il l’amadoue.
« Bonjour. »
Pas de réponse. Juste un reniflement. La bête pleure, à gros sanglots. Ce n’est pas une bête, même pas un homme. Ce n’est qu’un gosse. Un gamin perdu. Paul.
Mes muscles répondent enfin et je relève la tête. La petite silhouette vacille devant Reisse, tremblante et vulnérable. Ce n’est pas Paul Trenti, c’est une petite fille. La môme sanglote. Elle porte un polo mauve et un bermuda noir. Ses cheveux cuivrés retombent en boucles épaisses sur des oreilles un peu décollées et de longs cils trempés de larmes papillonnent sur ses yeux verts. Elle est terrorisée. Ses vêtements sont sales et le lacet de sa chaussure droite est défait. Elle laisse échapper une sorte de bâton au sol. Ça ressemble à du métal, en plus léger. Du carbone. Merde. Au bout de la tige, un long fil de nylon s’emmêle dans le mécanisme, et sur l’hameçon, je devine des traces de sang brun. Le sang de Robert Blot. Merde, merde, merde.
« Comment est-ce que tu t’appelles ?
— Marie.
— Tu veux bien me dire ce qui s’est passé, Marie ? »
Elle regarde Reisse et hésite quelques secondes avant de continuer.
« Je suis allée pêcher avec mon papa. Il a voulu m’apprendre comment lancer. J’ai fait comme il m’a dit, et… et… »
L’hameçon tout neuf a ferré le mauvais poisson. Le crochet lisse s’est enfoncé dans la gorge de Robert Blot. Paniquée, elle a dû tirer plus fort pour le lui retirer, ce qui a aggravé les choses. Elle a tué son père et a assisté à son agonie.
Une grosse larme roule sur sa joue, traçant un sillon rose à travers la saleté.
« Il est tombé dans l’eau… sa bouche… elle était ouverte… »
La gosse est terrorisée.
« C’était un accident, ma puce… Rien qu-qu’un accident. »
Soudain, le petit corps se jette dans mes bras. Marie pleure à chaudes larmes dans mon cou. Malgré deux jours passés à errer dans la boue, ses cheveux dégagent un parfum entêtant de maïs grillé et de chewing-gum. Ses bras nus sont doux sous mes doigts.
« Ça va aller, m-ma puce, ne t’inquiète pas…
— Je ne l’ai pas fait exprès, je vous… le jure… »
Elle se demande ce qui va se passer maintenant. Aura-t-elle le droit de retrouver sa mère ? Voilà l’unique question qu’elle se pose désormais. Voilà pourquoi elle me serre si fort. Parce qu’elle n’a absolument aucune idée de la réponse.
Je me redresse lentement.
« Viens avec nous, Marie, tu n’as pas mangé dep-puis deux jours, tu dois reprendre d-des forces. »
Elle glisse sa petite main à l’intérieur de la mienne.
« Tout ira bi-bien maintenant, ne t’en fais pas. C’était un accident. Ta maman doit être très inquiète. »
Je la serre plus fort lorsqu’elle trébuche sur les pierres. Marie ne sourit pas et continue de marcher en faisant un peu plus attention. Elle pose sur moi des coups d’œil furtifs et insistants.
« Qu’est-ce qui se p-passe, ma puce ? »
Elle ne me regarde plus. Rouge pivoine, elle pose un pied devant l’autre en examinant le chemin de terre qui se dessine à nouveau sous nos pieds.
« Tu peux t-tout me dire, qu’est-ce que t-tu as ? »
La nuque courbée, concentrée sur chacun de ses gestes, sa voix-clochette ressemble aux pépiements des oiseaux libres.
« Pourquoi… pourquoi est-ce que tu parles comme ça ? »