24
Il y avait un message à la réception. « Appeler Jan Keane. »
— Joyeux anniversaire, me lança-t-elle. J’ai quoi ? Un mois de retard ?
— Un peu moins.
— Je ne me suis pas trompée de beaucoup. Tu sais, je n’avais pas oublié la date et j’étais même toute prête à t’appeler, mais ça m’est complètement sorti de l’esprit. Comme si c’était tombé dans un grand trou de ma mémoire.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— De plus en plus souvent, je dois le dire. Ça me ferait peur d’apprendre que j’en suis aux premiers stades de la maladie d’Alzheimer, mais tu sais quoi ? Ce n’est pas vraiment quelque chose dont j’aurai beaucoup à m’inquiéter.
— Comment vas-tu, Jan ? lui demandai-je.
— Ah, Matthew, pas trop mal. Ce n’est pas brillant, mais ce n’est pas horrible non plus. Je suis navrée d’avoir loupé ton anniversaire. C’était bien ?
— Très.
— J’en suis heureuse. Je peux te demander un service ? Je te promets que ça sera moins dur que le dernier. Est-ce que tu pourrais passer me voir ?
— Bien sûr, lui dis-je. Quand ?
— Le plus tôt sera le mieux.
J’avais passé une nuit blanche, mais je n’étais pas fatigué.
— Tout de suite ?
— Ce serait parfait.
— Il est quoi… ? Dix heures moins vingt ? Je me pointe vers onze heures ?
— J’y serai.
J’arrivai avec quelques minutes d’avance, tout douché et rasé de frais dans mes vêtements propres. Je sonnai et retournai sur le trottoir pour attendre la clé. Jan me la jeta droit dessus et je l’attrapai au vol. Elle applaudit et frappa encore dans ses mains lorsque je sortis de l’ascenseur.
— Simple coup de chance, lui fis-je remarquer.
— Il n’y en a pas de meilleur, me répliqua-t-elle. Bon… dis-le tout de suite : « T’as une sale gueule, Jan. »
— Pas tant que ça.
— Allons, Matt ! Mes yeux y voient encore clair et mon miroir aussi. J’ai même songé à le couvrir. C’est bien ce que font les Juifs, non ? Quand il y a un décès ?
— Les Juifs orthodoxes, oui, je crois.
— À mon avis, ils tapent assez juste, mais ils se trompent sur le moment. C’est quand on est en train de mourir qu’il faudrait couvrir le miroir. Je ne vois pas ce que ça peut changer de le faire quand tout est fini.
Je n’allais certes pas le lui dire, mais elle n’avait pas bonne mine. Son teint était blême, avec des reflets jaunes. La peau s’était tendue sur son visage, son nez et ses oreilles, son front donnant l’impression d’avoir grandi tandis que ses yeux s’enfonçaient de plus en plus dans leurs orbites. Je n’avais jamais douté qu’elle mourrait bientôt, mais là, je ne pouvais même plus le nier. C’était sa mort qui me regardait en face.
— Attends une minute, dit-elle. J’ai fait du café.
Et lorsque nous en eûmes chacun une tasse, elle ajouta :
— Commençons par le commencement. Encore merci pour le revolver. Ça a tout changé.
— Ah bon ?
— Oui, tout. Dès que je me réveille le matin, je me dis : « Alors, ma vieille, faut-il se servir de cet engin aujourd’hui ? L’heure a-t-elle sonné ? » Et chaque fois je me réponds : « Non, pas encore. Ce n’est pas encore le moment. » Et après, je me sens entièrement libre de savourer ma journée.
— Je vois.
— Et donc, merci encore, voilà. Mais ce n’est pas pour ça que je t’ai obligé à te traîner jusqu’ici. J’aurais très bien pu te remercier par téléphone. Matthew… je te laisse ma Gorgone.
Je la regardai.
— C’est de ta faute, reprit-elle. Tu t’es trop extasié dessus le soir où nous nous sommes rencontrés.
— Tu ne voulais pas que je la regarde dans les yeux. Tu me disais qu’elle pétrifiait les hommes.
— C’était peut-être contre moi que je te mettais en garde. De toute façon, tu n’as pas voulu m’écouter. Têtu comme une mule, monsieur, n’est-ce pas ?
— Tout le monde le dit.
— Trêve de plaisanteries, Matt. Cette œuvre t’a toujours fasciné et donc, de deux choses l’une… ou bien elle te plaît vraiment…
— Et comment !
—… ou bien tant pis pour toi si tu t’es pris les pieds dans tes mensonges parce que moi, je te la donne.
— C’est une très belle statue, et je l’aime vraiment beaucoup, mais j’espère bien devoir l’attendre encore longtemps.
— Ah ! s’écria-t-elle en tapant à nouveau dans ses mains. En fait, c’est pour ça que tu es ici : elle repart avec toi. Et on ne discute pas. Je n’ai aucune envie de m’envoyer des conneries genre codicille dans mon testament et faire attendre tout le monde jusqu’à ce que la justice ait tranché. Je n’ai jamais oublié l’enfer que ç’a été lorsque, après la mort de ma grand-mère, toute ma famille s’est lancée dans des batailles rangées pour avoir qui l’argenterie, qui le linge de table. Jusqu’à ma propre mère qui, à la veille d’être portée en terre, croyait encore que son frère Pat avait empoché les belles boucles d’oreilles de Grand-Mère pendant qu’on veillait son corps ! Et ils ne se bouffaient pas le nez pour le Diamant de l’Espoir ! L’héritage se réduisait à rien. Non, moi, c’est à l’avance que je préfère léguer mes biens. Savoir qu’on a bientôt rendez-vous avec la Grande Faucheuse a au moins cet avantage. On peut se débarrasser de tous ses bazars et être sûre qu’ils atterrissent là où on veut.
— Et si tu en réchappais ?
Elle me regarda d’un air incrédule, puis eut un petit rire sec comme un aboiement.
— Écoute, donné c’est donné, dit-elle. La statue, c’est quand même toi qui la gardes.
— Enfin quelque chose de sensé.
Elle l’avait emballée dans une caisse en bois posée debout à côté du piédestal. Lequel me revenait lui aussi, me précisa-t-elle, mais peut-être serait-il plus facile que je revienne le prendre plus tard. Le bronze était compact mais lourd alors que, facile à soulever, le socle ne se laissait pas aisément manœuvrer. Pourrais-je même me débrouiller de la statue tout seul ? Je m’emparai de la caisse et la hissai sur mon épaule. Le poids était substantiel, mais pas rédhibitoire. Je traversai le loft et reposai la caisse près de l’ascenseur pour reprendre mon souffle.
— Tu ferais bien d’appeler un taxi, me suggéra-t-elle.
— Sans blague.
— Attends que je te regarde un peu. Tu veux que je te dise quelque chose ? Tu n’as pas bonne mine, coco.
— Merci quand même.
— Je ne rigole pas. Je sais que moi aussi, j’ai une gueule pas possible, mais moi, j’ai des excuses. Dis, Matt… ça va ?
— J’ai passé une nuit blanche.
— Tu n’arrivais pas à dormir ?
— Je n’essayais même pas. J’allais me coucher quand j’ai eu ton message.
— Tu aurais dû le dire. Ça pouvait attendre.
— Je n’avais pas tellement sommeil. J’étais fatigué, mais je n’avais pas envie de dormir.
— Je connais ça. Ces derniers temps, je ne vis pas grand-chose d’autre pendant la journée.
Elle fronça les sourcils et ajouta :
— Mais il n’y a pas que ça, Matt. Quelque chose te travaille.
Je soupirai.
— Écoute, je ne voulais pas…
— Non, non, dis-je. Tu as encore du café ?
J’avais dû parler longtemps. Lorsque les mots me manquèrent enfin, nous restâmes assis en silence pendant une minute ou deux. Puis elle porta les tasses à la cuisine, et les rapporta pleines de café.
— De quoi s’agit-il, à ton avis ? De cul ?
— Non.
— Je ne le pensais pas non plus. De quoi, alors ? Le syndrome du les-garçons-c’est-comme-ça ?
— Peut-être.
— Mais peut-être pas ?
— Quand je suis avec elle, lui répondis-je, tout le reste est relégué dans un monde que je n’ai pas à affronter. La baise n’a rien d’extraordinaire. Elle est jeune et belle et, au début, la nouveauté de la chose m’a beaucoup excité, mais c’est mieux avec Elaine. Avec l’autre…
— Tu ne pourrais pas l’appeler par son nom ?
— Avec Lisa, je n’y arrive pas à tous les coups. Et il y a des fois où c’est déjà l’habitude : je suis là, nous sommes censés avoir une aventure, il vaudrait quand même mieux que je me mette au boulot si je ne veux pas que sa présence dans ma vie devienne encore plus inexplicable.
— Genre « au diable tout et le reste » ?
— Moui…
— À qui en as-tu parlé ?
— À personne. Non, ce n’est pas tout à fait vrai. Je te l’ai dit et…
— Dans le genre personne, il est difficile de trouver mieux.
— Et je l’ai aussi dit au type avec lequel j’ai passé toute la nuit à boire. Enfin… c’est lui qui buvait. Je m’en suis tenu au club soda.
— Maigre consolation.
— J’ai bien envie d’en parler à Jim, mais ça me reste dans le gosier. Il connaît Elaine. C’est déjà assez dur de lui mentir à elle. S’il faut en plus que d’autres le sachent alors qu’elle n’en…
— Ce n’est pas bon, tout ça.
— Non. Sans compter qu’en parler rend la chose plus réelle et que je n’en ai aucune envie. Ce que je veux, c’est que ça reste au royaume des rêves, et encore… Depuis un certain temps, chaque fois que je la quitte, je me dis que c’est fini et que je n’irai plus jamais la revoir. Mais deux ou trois jours plus tard je ne peux pas m’empêcher de décrocher mon téléphone.
— Tu n’en as pas parlé à une réunion ?
— Non. Et pour les mêmes raisons.
— Et si tu essayais à une réunion où personne ne te connaît ? Dans un coin perdu du Bronx où ils se marient entre cousins depuis au moins trois cents ans ?
— Et où les enfants naissent avec les pieds palmés ?
— Exactement. Tu pourrais dire tout ce que tu voudrais.
— C’est vrai.
— Bon, d’accord. Tu ne le feras pas. Mais tu vas toujours aux réunions au moins ?
— Évidemment.
— Au même rythme que d’habitude ?
— Il est possible que j’aie un peu levé le pied, euh… je ne sais pas. Je me sens assez lointain. Mon esprit vagabonde et je me demande ce que je fous…
— Pas terrible, tout ça, fiston.
— Non.
— Tu sais que tu n’as peut-être pas mal choisi en venant me voir ? Mourir est un processus très instructif. C’est fou ce qu’on apprend. Le seul ennui, c’est qu’on n’a guère le temps de mettre ses nouvelles connaissances en pratique, mais… c’est toujours comme ça que ça se passe, non ? Quand j’avais quinze ans, je me disais souvent : « Ah si j’avais seulement à nouveau douze ans !
Avec tout ce que je sais maintenant ! » Et qu’est-ce que je savais de plus, hein ?
— Et maintenant ? Qu’as-tu appris ?
— Que le temps est une denrée bien trop rare pour qu’on la gaspille. Que seules comptent les choses importantes. Je sais comment ne pas me faire suer pour les trucs de rien du tout.
Elle fit la grimace, puis reprit en ces termes :
— Toutes ces illuminations en forme de déclarations qu’on affiche sur les pare-chocs de sa voiture ! Et le pire, c’est que j’ai l’impression de savoir tout ça depuis l’âge de quinze ans. Non… aujourd’hui, je le sais autrement.
— Je crois comprendre.
— Nom de Dieu, Matt ! Je l’espère bien ! s’écria-t-elle en posant une main sur mon bras. Tu comptes beaucoup pour moi, tu sais. Beaucoup. Je ne veux pas te voir tout foutre en l’air.
Quelque chose dans les journaux. Quelque chose que j’avais sans doute lu la veille ou l’avant-veille.
J’y repensai dans le taxi qui me ramenait dans le nord de Manhattan, mon bronze posé à côté de moi dans sa caisse. Arrivé devant mon hôtel, je réglai ma course et le hissai à nouveau sur mon épaule. Dans ma chambre, je trouvai un endroit où l’installer pour ne pas me prendre les pieds dedans. Il allait falloir le sortir de sa caisse, mais cela pouvait attendre. Et il ne faudrait pas oublier d’aller chercher le piédestal, mais ça aussi, ça pouvait attendre.
Je me rendis à la bibliothèque et ne mis guère de temps pour trouver l’article que je cherchais. Il était passé trois jours plus tôt. Dans quel journal, c’était difficile à dire étant donné que tous l’avaient repris sans y ajouter beaucoup de détails.
Un certain Roger Prysock avait été abattu la veille en début de soirée, au coin de Park Avenue South et de la 28e Rue Est. Aux dires de la police, les témoins avaient vu la victime en train de passer un coup de téléphone dans une cabine lorsqu’une voiture s’était rangée le long du trottoir. Un homme en était aussitôt descendu, avait tiré plusieurs fois sur Prysock et, après avoir achevé ce dernier d’une balle dans la nuque, était remonté dans le véhicule, qui s’était éloigné. « Dans un grand crissement de pneus », précisait le Post. Âgé de trente-six ans, le défunt aurait eu un casier judiciaire très chargé, ses condamnations allant du recel à l’attaque à main armée.
— C’était un mac, me dit Danny Boy. D’après moi, il a décroché ce boulot grâce à la loi antiségrégation.
— Comment ça ?
— Il était blanc.
— Les macs ne sont pas tous noirs.
— Exact. Mais sur le terrain, les macs blancs sont assez rares et Dodger Prysock, c’était un homme de terrain et rien d’autre.
— Dodger, tu dis ?
— Son nom de rue(44). C’était quasi inévitable, non ? Roger the Dodger(45), et le gars était originaire de Los Angeles.
— J’aurais dit Brooklyn.
— C’est parce que tu connais bien l’histoire. Mr Prysock n’était pas ce qu’on pourrait appeler une figure marquante dans son domaine, mais il se débrouillait.
— Assez pour se payer des chapeaux mauves et des costumes zoot ?
— C’était pas du tout son style. Dodger laissait ça à nos frères en négritude. Il s’habillait plutôt dans le genre J. Press(46).
— Qui l’a tué ?
— Aucune idée. La dernière fois que j’entends parler de lui, il n’est pas à Manhattan et la première chose qu’on me dit après ça, ça s’étale dans tous les journaux. Qui l’a tué ? Ça me dépasse. C’est pas toi, au moins ?
— Non.
— Ben, c’est pas moi non plus. Mais ça nous laisse quand même pas mal de possibilités.
L’après-midi était déjà bien avancé lorsque j’arrivai au dernier étage du 488 18e Rue Ouest, mais les lieux n’auraient pas paru différents en pleine nuit, les fenêtres ne laissant pas passer la lumière du jour. Les vitres avaient été remplacées par des miroirs dans leur partie inférieure, et le haut était peint du même jaune citron que les murs.
— Rien ni personne, pas même le soleil, ne doit être en mesure de voir ce qui se passe ici, me confia Julia. Pas même Notre Seigneur.
Elle m’offrit une tasse de café, me fit asseoir dans un fauteuil et s’installa sur le divan en repliant ses jambes sous elle. Cette fois-ci je n’aurais pas droit au pyjama de harem. Elle portait un pantalon noir confortable et un chemisier couleur fuchsia. Ce dernier était en soie et ne semblait pas cacher des choses que Dieu ou la chirurgie n’auraient pas données à sa propriétaire.
J’avais bipé T. J., ce qui avait déclenché plusieurs coups de fil dans les deux sens. Résultat, j’avais enfin obtenu une audience auprès de Sa Majesté.
— Roger Prysock, lui lançai-je.
— Il n’y avait pas un… Arthur Prysock ? se demanda-t-elle à haute voix. C’était un musicien, si je me souviens bien.
— Celui-là, c’est Roger.
— Peut-être un parent.
— Tout est possible, lui fis-je remarquer. Roger the Dodger qu’ils l’appellent.
— Qu’ils l’appelaient, me corrigea-t-elle. Il est mort.
— Abattu alors qu’il passait un coup de fil d’une cabine publique. Trois ou quatre balles en pleine poitrine, plus une de rab pour ne rien laisser au hasard. Et dans la nuque, celle-là. Ça vous dit quelque chose ?
— Très vaguement, une sorte de sonnerie étouffée. Comment trouvez-vous ce thé ?
— Bien. Il était grand et avait les yeux et les cheveux noirs. Beau garçon. Bien habillé, mais moins voyant que ses confrères.
— Que ses confrères ? répéta-t-elle d’un ton raide.
— Il est mort sur un trottoir où les putes travaillent depuis toujours. Et donc… qui connaissons-nous d’autre qui, comme lui, était grand, avait les cheveux noirs, s’habillait comme un ancien de l’Ivy League(47) et a trouvé la mort de la même façon… et dans le même genre de rue ?
— Ah, mon Dieu ! s’écria-t-elle. On ne pourrait pas glisser sur les indications scéniques et passer à l’histoire ?
— Qui l’a tué, Julia ?
— Eh bien, mais… On dirait que c’est le même type qui a tué notre ami Glenn et là, je vous ai déjà dit que je ne savais pas qui c’était.
— Vous ne saviez pas.
— L’imparfait ne convient pas ?
Je secouai la tête.
— Non, Julia. Vous ne saviez pas qui c’était à ce moment-là, mais maintenant, je crois que vous le savez. En fait, je suis à peu près sûr que Glenn Holtzmann a été tué par erreur et que le type qui l’a flingué cherchait Roger Prysock. Il est possible que notre tueur n’ait eu que le signalement de sa victime… ou alors Glenn et Prysock se ressemblaient tellement que, la mauvaise lumière aidant, il les a confondus.
— J’étais de l’autre côté de la chaussée, mais je peux vous garantir que Holtzmann ne ressemblait pas du tout à Prysock.
— Sauf que ça, vous le saviez déjà parce que vous l’aviez déjà vu de près.
— C’est vrai.
Elle s’examina un ongle, puis se rongea une envie.
— Je n’ai pas fait le lien entre les deux assassinats, reprit-elle. Le premier, celui de Glenn, ça fait des semaines et des semaines que je n’y pense plus. Quant au second… les détails sont plutôt maigres. J’ignorais le coup de la balle dans la nuque.
— Ça sent sa signature.
— Effectivement.
Elle étudia ses ongles à nouveau, puis souffla dessus comme si le vernis n’était pas sec.
— Je ne savais même pas qu’il était revenu en ville, enchaîna-t-elle.
— Qui ça ? Prysock ?
— Oui. Ça fait des mois que je ne l’ai pas revu. On m’avait dit qu’il était reparti à Los Angeles. C’est de là qu’il est, je crois.
— On le dit.
— J’ai appris son retour et sa mort en même temps.
— Qui lui en voulait ?
Son regard se fit fuyant.
— J’ai pas de mac, moi, dit-elle. Ni mac ni « manager » comme certains d’entre eux aiment se faire appeler de nos jours. Et Roger the Dodger, je le connaissais à peine et ne pensais pas grand bien de lui. Il était plutôt conservateur côté vêtements, mais fort capable de passer un costume de chez Tripler pour ressembler à une pute à dix dollars le coup, vous pouvez me croire.
— Je vous crois.
— Tout ce que je pourrais vous dire sur lui se réduirait à des ragots. Et, bien sûr, ce n’est pas moi qui vous ai raconté tout ça. On est clairs sur ce point ?
— Comme de l’eau de roche.
— Ce que je sais, et je ne l’ai appris que bien après la mort du Dodger, c’est qu’il était parti en Californie pour raisons de santé. Bref, il y avait quelqu’un qui voulait le descendre.
— Qui ça ?
— Je ne connais pas le type en question. Tout ce que je sais, c’est son surnom de travail. Sans compter que je n’ai jamais vu cet individu parce qu’il n’arpente pas le même trottoir que la fille que vous avez devant vous.
— Quel est son surnom ?
— Zoot.
— Zoot, répétai-je.
— À cause de ses goûts vestimentaires, lesquels sont assez éloignés de ceux qu’affichait feu Mr Prysock.
— Il porte un costume zoot, dis-je.
— Un vrai, me précisa-t-elle, mais savez-vous seulement ce que c’est ? Les gens ont tendance à appeler « zoot » tout ce qui est fringues tape-à-l’œil et de mauvais goût, tout ce qu’on peut se mettre sur le dos quand on a un chapeau couleur magenta et une Cadillac rose avec coussins recouverts de fourrure. De fait, le « zoot » est un style vestimentaire des années quarante.
— Avec grands drapés et plis couchés.
— Alors là, vous me surprenez, mon chou ! C’est peut-être grossier à moi de vous le dire, mais vous ne me faisiez pas l’impression de vous intéresser beaucoup à la mode. Et voilà que vous vous transformez en véritable historien de la couture(48) masculine ?
— Je n’irai pas jusque-là, lui répondis-je, mais… parlez-moi de ce Mr Zoot. Serait-ce un Noir ?
— Vous êtes voyante, en plus ?
— Peau sombre, menton long et pointu, qui se remarque plus de profil que de face. Petit nez retroussé.
— On dirait que vous le connaissez.
— Je ne l’ai pas plus rencontré que vous, mais je l’ai vu une fois. Il portait un costume zoot bleu et des lunettes de soleil réfléchissantes. Et un chapeau.
Je fermai les yeux et me concentrai.
— En paille, le chapeau, et marron cacao. À bords très étroits. Et bande très criarde.
— Ça remonte à quand ?
— À un an. Un an et demi peut-être. Il avait un surnom, mais ce n’était pas Zoot.
— Que faisait-il ?
— Il était assis à une table et parlait avec un de mes amis. Et j’ai pris sa place quand il est parti.
— Et c’est là que vous avez appris son nom.
— Mais pas son surnom.
— Bon. Et si on en venait à la question à plein de fric ? De quelle couleur était la bande de son chapeau ?
Je fronçai les sourcils, me concentrai encore plus, puis secouai la tête.
— Désolé, dis-je enfin.
— Et moi donc ! dit-elle. Mais tout n’est pas perdu. Vous emportez quand même le four à micro-ondes et l’ensemble télé-vidéo. Et encore une fois merci de nous avoir honoré de votre présence à l’émission Essayez de vous rappeler.
— Nicholson James, dis-je à Joe Durkin. À l’orée de sa vie, il s’appelait James Nicholson, mais un jour quelqu’un lui a tout chamboulé sur un document officiel. Une citation à comparaître, c’est probable : c’est le genre de documents officiels qu’il voyait le plus souvent. Toujours est-il que ça lui a beaucoup plu. Dès qu’il a pu, il a changé son nom légalement. C’est sans doute la dernière chose légale qu’il ait jamais faite.
— Et côté illégal ?
— Difficile à dire. Il a zigouillé un certain Roger Prysock dans Park Avenue South, mais ça, c’était il y a quelques jours. Il a très bien pu commettre une demi-douzaine de délits majeurs depuis. D’un autre côté, il est peut-être entré dans les ordres… qui sait ?
— Pas moi. Et je peux pas dire que ça me passionne beaucoup, du moment que ce Nick s’abstient de fréquenter mon secteur… Nick ? C’est comme ça qu’il se fait appeler ? Pourquoi pas Jim ?
— Certains l’appellent Zoot.
— Super, ça, dit-il. Classieux. Évidemment, si jamais il prenait la bure, il faudrait l’appeler Father Zoot. Ou alors Sister Zoot si jamais il décidait de rejoindre les Petites Sœurs des pauvres. Dis-moi… Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse de savoir qu’un trouduc avec le nom à l’envers a zigouillé un autre trouduc dans un secteur qui n’a rien à avoir avec le mien ?
— Le type qu’il a abattu faisait dans les un mètre quatre-vingt-cinq. Il pesait environ quatre-vingts kilos et avait les cheveux et les yeux noirs. Il était bien habillé et parlait au téléphone au moment de la fusillade. Notre Mr Zoot lui en a collé quelques unes dans la poitrine et une de der dans la nuque.
Joe Durkin se redressa d’un coup.
— D’accord, dit-il. Je suis tout ouïe.
— Il y a deux mois de ça, disons, Nicholson James commence à beaucoup aimer Roger Prysock. J’ignore le sujet de la dispute. Les filles ou le fric, il y a des chances. Et voilà qu’un soir notre Mr Zoot se balade en voiture dans la 11e Avenue. Cherche-t-il son copain Prysock ? Ce n’est pas impossible. Ou alors il a un pot du tonnerre. Toujours est-il que le bonhomme qu’il veut se trouve devant lui et qu’il parle au téléphone tout comme le fait souvent le dénommé Prysock. Il a mis sa tenue Ivy League, encore une fois comme Prysock…
— Sauf que ce n’est pas Prysock.
— Non. C’est Glenn Holtzmann. Glenn Holtzmann qui est allé faire un tour et, c’est fort probable, est en train d’enclencher une de ses combines. Laquelle, on ne le saura jamais vu qu’il n’a pas le temps d’arriver à ses fins. Zoot saute de voiture et lui tire trois balles dans le corps. Holtzmann tombant aussitôt le visage en avant, Zoot ne peut pas voir qu’il s’est trompé de cible. De toute façon, il fait déjà nuit et on n’y voit pas grand-chose.
— Et Nicholson James non plus.
— Zoot tire donc sa dernière balle et rentre chez lui, poursuivis-je. Ou alors il va quelque part où on peut faire la fête quand on a bien bossé. Pendant ce temps, George Sadecki sort de l’ombre et se dit que laisser tramer ses douilles à droite et à gauche, ça n’est pas bien : c’est vrai que lui, c’est en plein delta du Mékong qu’il est en train de patrouiller… Les flics ayant bien fait leur boulot, on le prend avec une poche pleine de pièces à conviction et le pauvre George ne peut même pas jurer qu’il n’a pas commis l’acte dont on l’accuse.
— Et celui qu’on voulait tuer ?
— Roger ? Comme les premiers Dodgers de Brooklyn, il a filé à Los Angeles. De fait même, il a probablement déjà quitté New York lorsque Zoot abat Holtzmann. Ou alors, il s’apprêtait à le faire tout de suite. George se retrouve à la prison de Rikers. Puis on l’expédie à Belle vue avant de le rapatrier à Rikers, où il est assassiné à coups de poignard. L’affaire était déjà close et ce n’est pas maintenant que la justice va s’amuser à remuer les cendres froides.
— Revenons sur le trottoir. Comment se fait-il que personne ne sache que Holtzmann se soit trouvé sur la trajectoire d’un certain nombre de balles qui ne lui étaient pas destinées ?
— Comment le saurait-on ? Et d’un, peu de gens savaient que Zoot en voulait à Prysock et de deux, ceux qui étaient au courant n’y auraient pas attaché beaucoup d’importance : les macs qui se disputent, ça arrive tous les jours. Et quand ils ne font pas ce qu’il faut tout de suite, ça finit par passer. N’oublions pas non plus que sur le trottoir, on ignorait que Prysock et Holtzmann se ressemblaient et que, contrairement à ce que les journaux racontaient, George n’avait pas tiré. Que diable ! Prysock lui-même ne savait pas à quel point ça chauffait pour lui. À ses yeux, rentrer à New York ne posait aucun problème. Sur ce, Nicholson James apprend que son ennemi est revenu et il entreprend aussitôt de le retrouver. Il tombe sur la bonne cabine publique, il voit un type en train de téléphoner et ce type, c’est forcément le bon, il remet ça.
Nous reprîmes plusieurs fois l’histoire de A à Z, puis Joe Durkin me demanda ce que j’attendais de lui.
— Tu pourrais peut-être appeler le type qui a enquêté sur le meurtre de Prysock, lui suggérai-je. Et lui dire de voir un peu du côté de Nicholson James.
— Alias le Zoot ? dit-il en martelant son bureau du bout des doigts. Et je tiendrais mon renseignement de qui ?
— D’un de tes indics ?
— Auquel son petit doigt aurait tout raconté ?
— Ah, ce petit doigt !
— Nos indics sont sans doute déjà au courant, tu sais ? Je vois assez bien notre Mr Zoot bavasser comme un fou dans un bar à voyous de Lenox Avenue et trois de nos mouchards se piétiner la gueule pour arriver au téléphone.
— Ça se peut.
— Mais tu ne le penses pas.
— Si c’était le cas, un de mes amis serait déjà au parfum. Or il ne l’est pas.
— Je crois savoir de qui il s’agit.
— Tiens donc.
— Et il n’est pas au courant. Intéressant, ça. Mais au fait, tu pourrais passer le tuyau toi-même, non ? Tu t’installes dans une cabine, pas dans Park Avenue… ni dans la 11e non plus… Tu n’as pas besoin de moi pour ça !
— Venant de toi, ça serait plus crédible.
— Quand c’est Durkin qui parle, on écoute ? Tu te souviens de la pub pour E. F. Hutton(49) ? Je me demande bien où il est passé, celui-là.
— Je l’ignore.
— Peut-être que les gens ont cessé de l’écouter.
Il fronça les sourcils et ajouta :
— Soit. Mais c’est quoi, la chute de l’histoire ?
— En travaillant bien, et avec un peu de chance, la police fait tomber Nicholson James pour le meurtre de Roger Prysock.
— Et les morts qu’il vaudrait mieux ne pas réveiller ?
— Comment ça ?
— Holtzmann et Sadecki. Tu te rends compte du bordel si jamais on rouvrait le dossier ! Pour le meurtre de Holtzmann, Zoot s’en tirerait les doigts dans le nez. De fait même, on aurait encore plus de mal à lui coller l’assassinat de Prysock sur le dos vu que la défense aurait soudain d’autres cordes à son arc.
— Et je ne vois pas que la police y trouverait son compte non plus.
— C’est vrai que deux ou trois de nos collègues ont déjà eu droit aux félicitations de la hiérarchie pour le beau travail qu’ils ont accompli en coffrant Sadecki. Non, il ne serait pas bon d’aller ainsi réveiller les morts. Et ce n’est pas Mr Zoot qui ira poser des questions. Il n’est pas con à ce point-là, si ?
— Non.
— Et toi, Matt ? Tu peux laisser filer ?
— C’est à mon client d’en décider, lui répondis-je. Nous verrons bien si j’arrive à lui vendre l’idée.
J’appelai de ma chambre d’hôtel et trouvai Tom Sadecki à son magasin. Je lui fis un bref résumé de la situation qu’il écouta sans m’interrompre. Pour finir, je précisai
— Et c’est ici que vous devez décider. Pour l’instant notre tireur pourrait être déféré devant les tribunaux pour le meurtre de Roger Prysock, mais cela n’a rien d’inévitable. Au cas où il le serait, il pourrait être condamné, mais, là non plus, rien n’est sûr. Tout dépendra du dossier qu’ils auront contre lui. Il peut plaider coupable ou risquer le tout pour le tout, mais l’affaire est encore fraîche et il y a des témoins oculaires. Cela dit, il est trop tôt pour dire ce qui peut se passer.
« En essayant de relier le tueur à Holtzmann et de tout révéler, on pourrait fragiliser ce qu’on a contre lui dans le meurtre de Prysock. Ça nous permettra de laver l’honneur de votre frère, mais comme vous m’avez dit que ça n’avait guère d’importance… Cela étant, vous avez tout à fait le droit de changer d’avis si ça vous chante.
— Putain ! s’écria-t-il. Et moi qui croyais en avoir fini !
— Vous n’êtes pas le seul.
— Que faut-il faire, selon vous ?
— Je ne peux pas répondre à votre place. Pour moi, le plus facile serait que vous laissiez tomber et Dieu m’est témoin que les flics apprécieraient beaucoup, mais le seul vrai problème là-dedans, c’est ce que vous voulez, vous et votre famille.
— George est innocent, n’est-ce pas ? Vous en êtes sûr ?
— Absolument.
— C’est drôle, dit-il. Au début, pouvoir le croire était la seule chose qui m’importait. Après, laisser tomber m’a paru essentiel, vous voyez ? Et maintenant tout semble indiquer que j’avais vu juste d’entrée de jeu. Évidemment, j’en suis très heureux, mais ça n’est plus aussi fondamental. Comme si tout ça n’avait rien à voir avec George ou aucun d’entre nous !
— Je crois comprendre ce que vous dites.
— On ne ferait jamais que le renfourner dans la machine, n’est-ce pas ? Pour laver son honneur alors qu’il n’a pas besoin d’être lavé ? Non. Que le monde oublie donc mon frère. Nous, nous ne l’avons pas oublié et cela suffit amplement.
— Donc on laisse courir, dis-je.
J’appelai Lisa. Je lui dis bonjour, elle me dit bonjour et attendit que je m’invite chez elle.
Au lieu de ça, je lui racontai comment son mari s’était fait descendre par quelqu’un qui l’avait pris pour un maquereau.
— On ne rouvrira pas le dossier, ajoutai-je. La seule personne qui aurait pu le vouloir est le frère de George Sadecki et il s’y refuse. Les flics préfèrent laisser tomber… et nous aussi.
— Bref, rien n’a changé.
— Tous les fils ont été renoués, lui répondis-je. Et il est rassurant de savoir que Glenn ne s’est pas fait tuer par quelqu’un qu’il avait dénoncé ou s’apprêtait à coincer. Cela étant, d’un point de vue pratique, non, rien n’a changé.
— Etrange, l’espèce de prémonition qu’il a eue.
— Si c’est bien de prémonition qu’il s’agissait. Peut-être préparait-il un coup qui pouvait lui coûter la vie, et qui la lui aurait effectivement coûtée si ce maquereau ne l’avait pas tué avant.
Nous parlâmes encore un peu, puis elle me demanda si je voulais passer.
— Pas ce soir, lui répondis-je. Je suis crevé.
— Dors bien, me dit-elle.
— Je m’y efforcerai. Et je te rappelle.
Je raccrochai. Je gagnai ma fenêtre et regardai dehors pendant quelques instants. Puis je décrochai à nouveau et passai un autre coup de fil.
— Salut, dis-je. Ça t’embêterait que je passe ?
— Maintenant ?
— Ce n’est pas le moment ?
— Je ne sais pas, dit-elle.
— J’ai vraiment envie de te voir. Je suis crevé, je ne me suis pas couché depuis avant-hier soir.
— Tu as des ennuis ?
— Non, j’ai beaucoup travaillé. Mais bon… ça peut attendre jusqu’à demain.
— Non, dit-elle. Ça va.
— Tu es sûre ?
— Ça va, dit-elle.