12

 

Je regagnai mon hôtel et coupai le transfert d’appels. Il doit y avoir moyen de faire ça à distance, mais je ne l’ai jamais trouvé. Et d’ailleurs, je n’aurais jamais cherché à user de ce service si l’abonnement ne m’en avait pas été offert par deux bidouilleurs qui avaient pénétré dans le système informatique de la Nynex pour me rendre service. Pendant qu’ils se promenaient dedans, ils s’étaient débrouillés pour me brancher le transfert d’appels sans que j’aie à en régler les frais mensuels. Ils m’avaient aussi fait bénéficier gratuitement du service des appels longue distance en déroutant mes communications sur un réseau Sprint qu’ils avaient eu la délicate attention de ne pas avertir. (Lorsque j’avais avancé des objections morales, ils m’avaient demandé si arnaquer la compagnie du téléphone allait vraiment me troubler la conscience. Pour l’instant, je dois reconnaître que rien de tel ne s’est encore produit.)

Je réussis à assister à une réunion au Y(21) de la 63e Rue Ouest à midi pile. L’orateur fêtait ses quatre-vingt-dix jours d’abstinence, ce qui est le minimum requis lorsqu’on veut diriger une réunion. Il était heureux comme un poisson dans de l’eau sans alcool et se présenta dans un grand débordement de rires. Pendant la pause, la femme assise à côté de moi me confia :

— Moi aussi, j’étais comme ça. Mais quand je suis dégringolée de mon nuage, j’ai cru à un tremblement de terre.

— Et maintenant ?

— Et maintenant je suis heureuse, joyeuse et libre, me répondit-elle. Qu’est-ce que vous croyez ?

Après, je me payai un café et un sandwich dans un delicatessen et pique-niquai sur un banc de Central Park en respirant un peu de ce bon air canadien dont Elaine m’avait vanté les mérites. Je songeai à des choses que j’aurais pu faire, mais qui pouvaient tout aussi bien attendre et, même, le devaient sans doute… Les trois quarts d’entre elles ayant à voir avec Glenn Holtzmann, il était plus que raisonnable de laisser tout ça en suspens jusqu’à ce que son épouse me dise ce qu’elle avait à me dire.

Je passai deux à trois heures dans le Park. J’allai jusqu’au zoo et regardai les ours. Arrivé à ce qu’on appelle aujourd’hui les Champs de fraises(22), je songeai à John Lennon et calculai l’âge qu’il aurait eu si une balle ne s’était pas assurée qu’il reste à jamais âgé de quarante ans. Si l’on pouvait voir le monde du point de vue de Dieu, m’avait dit un jour quelqu’un, on comprendrait immédiatement que toute vie ne dure que ce qu’elle doit durer et que tout arrive ainsi que convenu. Sauf que je ne puis voir le monde ou quoi que ce soit d’autre avec les yeux de Dieu. Tout ce que j’y gagne chaque fois que j’essaie est un superbe torticolis.

Évidemment, il y en aura toujours un pour ajouter que mon torticolis, c’est de naissance que je l’ai.

 

 

 

À la réception, je trouvai des messages de Jan et de T. J., que j’appelai en premier en le bipant. Cinq minutes s’étant écoulées sans qu’il me rappelle, je composai le numéro de Jan. Je tombai sur son répondeur, annonçai que je lui retournais son appel et ajoutai qu’elle pouvait me rappeler quand elle voulait.

J’allumai la télé, passai sur CNN et me souciais bien peu de ce que j’y voyais lorsque le téléphone sonna. C’était T. J., et T. J. se confondit en excuses pour avoir mis aussi longtemps à me rappeler.

— J’arrivais bien à trouver des cabines, me dit-il, mais y avait toujours quelqu’un dedans. Dans la 8e Avenue, tous les bigos sont foutus, Boudu.

— Quoi ? Ils sont tous en dérangement ?

— Comment ça « en dérangement » ? Non, non, ils se sont fait la malle, Perceval. Ce que les mecs y font ? Au lieu de les ouvrir, ils passent une chaîne autour, ils attachent l’aut’bout de la chaîne à leur pare-chocs de bagnole et ils arrachent tout le bazar du mur. Dis, tu crois qu’ils font tout ça rien que pour récupérer les quarters, ou bien ils essaient de revendre les appareils ?

— Je ne vois pas très bien qui les leur rachèterait, lui fis-je observer. À moins qu’ils trouvent une combine pour les refourguer à la compagnie du téléphone…

— C’est pas comme ça qu’ils vont s’enrichir en moins d’deux, Matthieu. Bon, mais hé… pourquoi que présentement je t’appelle : y se pourrait que je t’aie trouvé des trucs. D’après la rumeur, y aurait quelqu’un qu’aurait vu.

— Tu as trouvé un témoin ?

— J’ai rien trouvé du tout pour l’instant. Je ne sais même pas comment elle s’appelle. Tout ce que je sais, c’est le nom de quelqu’un qui la connaît. Mais j’ai quand même l’impression d’avancer dans la bonne direction.

— Le témoin est une femme ?

— Non. Elle serait plutôt du genre dont on causait hier soir. Une poule à gaule, sauf que toi, t’as un autre mot… transsexuel, c’est ça ?

— Tout à fait ça.

— Attention l’instruction que j’vais me payer si j’m’accroche à tes basques ! Toujours est-il que cette poule à gaule, il est assez vraisemblable que j’arrive à la r’trouver. Mais ça pourrait prendre du temps.

— Fais attention, c’est tout ce que je te demande.

— Attention comme quoi ? Comme dans « safe sex » ?

— Mais putain ! m’écriai-je. Attention comme dans « attention à ne pas recevoir une balle perdue » !

— C’est peu vraisemblab’, mon gros bab ! C’est même pour ça que ça pourrait prendre du temps : je faisions vachement gaffe et tes transmachinchouettes, c’est pas des grands rapides. Entre la drogue et les hormones, ils naviguent beaucoup dans le flou. Mais que j’te dise un truc : je crois pas que George ait fait le coup.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— C’est pas lui, ton client ? Et c’est pas nous les gentils ?

— Bah, t’as p’t-êt’raison, Léon.

— Ça commence à venir, apprécia-t-il. T’es pas mauvais, tu sais ?

 

 

 

Elaine m’appela pour me raconter sa journée et me demander comment s’était passée la mienne. Nous convînmes que la journée avait été splendide et que l’automne était le meilleur moment de l’année.

— Il y a quelque chose que je voulais te demander, enchaîna-t-elle, mais, bien sûr, je ne me rappelle plus ce que c’est. Je déteste ça.

— Je sais.

— Et ça m’arrive de plus en plus souvent. Quelqu’un m’a parlé d’une herbe qui est censée aider la mémoire, mais si tu crois que je me rappelle le nom de ce truc…

— Si tu le pouvais…

—… je sais, je sais, je n’en aurais pas besoin. J’y ai pensé. Bah… ça finira par me revenir. C’est bien ce soir que tu vas voir Lisa ? Tu m’appelles après si tu en as envie ?

— Si j’y pense, oui. Et s’il n’est pas trop tard.

— Même si ça l’était, reprit-elle. Et tu sais quoi ? Je t’aime.

— Moi aussi.

 

 

 

Jan rappela pendant que j’étais allé porter des chemises à la laverie du coin. J’étais parti moins de dix minutes et passai devant la réception sans vérifier si j’avais reçu des messages. Mais, m’ayant vu entrer dans l’ascenseur, l’employé m’appela dans ma chambre pour me transmettre le message que Jan m’avait laissé. Je la rappelai aussitôt et, une fois encore, je tombai sur son putain de répondeur.

— On dirait qu’on joue à cache-cache, dis-je. Je sors dans quelques instants et ce soir j’ai un rendez-vous pour le boulot. J’essaierai de te rappeler.

 

 

 

Il était exactement neuf heures du soir lorsque je donnai mon nom au portier de l’immeuble et lui annonçai que Mrs Holtzmann m’attendait. Il prit un air méfiant en m’entendant prononcer le nom de sa patronne. J’en conclus qu’elle avait dû recevoir son plein de visiteurs depuis la mort de son époux et que la plupart d’entre eux n’avaient pas été les bienvenus.

Il se servit de l’interphone et, couvrant le micro de ses mains, y parla trop bas pour que je puisse entendre. La réponse qu’elle lui fit lui permit de se détendre : on n’allait pas lui demander de me jeter, ou d’appeler la police. Sa gratitude était visible lorsqu’il me dit :

— Montez donc, monsieur.

Elle se tenait sur le pas de sa porte quand je descendis de l’ascenseur. Elle était plus jolie que dans mon souvenir, plus mûre aussi, comme si les événements qu’elle venait de vivre avaient donné du caractère à ses traits. Elle avait toujours l’air jeune, mais il n’était plus difficile de lui accorder les trente-deux ans que les journaux lui donnaient. (Elle avait trente-deux ans et il en avait trente-huit, me surpris-je à penser. Et George Sadecki en avait quarante-quatre. Alors que John Lennon en avait toujours quarante.)

— Je suis contente que vous ayez pu venir, me dit-elle. Je ne sais plus très bien comment vous appeler… Matt ou Matthew ?

— Comme vous voudrez.

— Je vous ai appelé monsieur Scudder au téléphone, reprit-elle. Je n’arrivais plus à me rappeler comment je vous avais appelé le soir où nous avons mangé ensemble. Elaine vous appelle Matt. Et donc… j’en ferai autant. Entrez. Entrez… Matt.

Je la suivis dans la salle de séjour, où deux canapés étaient disposés à angle droit. Elle s’assit sur l’un et me fit signe de prendre place sur l’autre. Je m’installai. Les deux canapés étant placés de façon à ce qu’on ne rate rien de la vue, je contemplai les derniers vestiges d’un coucher de soleil qui n’était déjà plus que taches roses et mauves au bord d’un ciel de plus en plus noir.

— Les gratte-ciel d’en face sont ceux de Weehawken, me dit-elle. Si vous vous dites que la vue est assez belle d’ici, pensez un peu à celle qu’ils ont là-bas. C’est tout Manhattan qu’ils découvrent. Évidemment, lorsqu’ils descendent au rez-de-chaussée, c’est dans le New Jersey qu’ils se trouvent…

— Ah, les pauvres diables !

— Bah, ça n’est peut-être pas si dur que ça. Dès que je suis arrivée à New York, je me suis dit qu’on ne pouvait vivre qu’à Manhattan. J’ai grandi à White Bear Lake, dans le Minnesota. Je sais, je sais : à entendre ce nom, on pense élans et Esquimaux alors qu’en fait c’est pratiquement un faubourg des Villes jumelles(23). Bah… je suis descendue de l’avion de la Northwest avec une maîtrise en arts de l’université du Minnesota et je ne sais quoi d’autre… Un carnet à dessins, sans doute, et le numéro de (téléphone d’une amie d’une amie. J’ai passé ma première nuit new-yorkaise à l’hôtel Chelsea et, le lendemain matin, je me suis retrouvée à partager un appartement dans la 10e Rue Est, à deux pas de Thompkins Square Park. Dans le genre choc culturel, je ne vois pas beaucoup mieux.

— Mais vous vous y êtes faite.

— Oh oui ! Je ne suis pas restée très longtemps à Alphabet City(24) parce que je ne trouvais pas le quartier très sûr. Rien ne m’y est jamais arrivé, mais tous les jours j’entendais des histoires de gens qui s’étaient fait agresser, violer ou poignarder et, dès que j’ai pu, j’ai emménagé dans Madison Street. En bas, dans le Lower East Side.

— Je sais où c’est… et on ne peut pas dire que ça soit aussi chic que Sutton Place !

— Non. En fait, c’était des taudis. Dans n’importe quelle autre ville américaine, on aurait passé tout ça au bulldozer, mais il y avait moins de drogue que dans la 10e Rue Est et je m’y sentais plus en sécurité. J’ai commencé par partager une chambre avec quelqu’un, puis je me suis trouvé un appartement pour moi toute seule : trois petits clapiers dans une baraque où les couloirs sentaient l’urine et la marijuana. Et il ne m’y est jamais rien arrivé et personne ne m’a jamais embêtée dans la rue. Non, personne n’a cherché à forcer ma porte ou à entrer chez moi par les échelles de secours. Pas une seule fois. Et un jour, j’ai rencontré un homme qui, après m’avoir complètement raptée, m’a fait à jamais quitter ces lieux pour me déposer dans cet endroit absolument incroyable où tout était neuf, où rien ne sentait mauvais, où il y avait un portier de service vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

« Et c’est là que je suis encore, reprit-elle en élevant la voix. Là que je suis, assise sur un canapé neuf, les pieds posés sur un tapis neuf, dans un endroit où tout est neuf et où, en regardant par la fenêtre, je vois à des kilomètres et des kilomètres. Et là, dans cet endroit sûr, dans cet endroit éminemment propre et sûr, j’ai perdu un enfant et un mari et comment tout cela s’est-il passé, c’est ce que j’aimerais bien qu’on m’explique. Comment tout cela s’est-il passé ?

Je me gardai de rien dire. Je ne crois d’ailleurs pas qu’elle attendait une réponse. Je l’observai pendant qu’elle essayait de retrouver son calme. Son visage était un ovale parfait et ses traits réguliers. Habillée très comme il faut, elle portait un cardigan gorge-de-pigeon sur un pull-over ras du cou assorti et une jupe bleu marine plissée. L’ensemble faisait songer à la tenue d’une demoiselle de patronage qui a vieilli, mais alors que, six mois plus tôt, je l’avais trouvée jolie, je voyais maintenant une femme qui n’était pas loin d’être belle.

— Je vous demande pardon, dit-elle. Je croyais pouvoir me dominer.

— Mais vous le faites.

— Puis-je vous servir quelque chose à boire ? Nous avons du scotch, de la vodka et je ne sais plus quoi d’autre et… Ah oui, nous avons aussi de la bière au frigo. Et il vaudrait mieux que je cesse de dire « nous ». Qu’est-ce que je vous offre, Matt ?

— Rien pour l’instant, merci.

— Du café ? Il y en a de fait et je crois que je vais en prendre. J’ai peur que ce ne soit pas du déca si c’est ça que vous voulez…

— En fait, je préfère le normal.

— Moi aussi, mais le soir Glenn ne pouvait boire que du déca. Il y a quelques mois de ça, nous sommes allés dans un restaurant où le garçon nous a demandé si nous voulions du déca ou du non-déca. Vous vous rendez compte ?

— C’est la première fois que j’entends une expression pareille.

— Et j’espère que c’est la dernière, reprit-elle. Vous le voulez comment, votre café ? Enfin je veux dire… votre non-déca ?

Je le lui dis, elle gagna la cuisine pour aller me le préparer. Lorsqu’elle revint, je me tenais debout devant la fenêtre et contemplais le quartier de Hell’s Kitchen, ou de Clinton – au choix. Je n’avais aucun mal à voir le square DeWitt Clinton et me demandai si T. J. s’y trouvait.

— On ne peut pas voir d’ici, dit-elle. Le coin du bâtiment bloque la vue.

Elle s’était glissée à côté de moi et me montra l’endroit du doigt.

— J’y suis allée le lendemain, reprit-elle, ou était-ce le surlendemain ? Je ne me souviens plus. Je ne sais pas ce que je comptais y trouver. C’est un coin de rue comme un autre.

— Je sais.

— Vous y êtes allé ?

— Oui.

— Votre café est sur la table. Dites-moi s’il vous va.

Je m’assis et goûtai. Le café était bon et je le lui dis.

— Le café est un de mes vices, enchaîna-t-elle, et, désolée, mais le déca n’est pas à la hauteur. Je ne sais pas pourquoi.

Elle s’assit et but quelques gorgées.

— Ça va être difficile de s’habituer, dit-elle. Être veuve… Je commençais à peine à m’habituer à l’idée d’être une épouse.

— Vous étiez mariés depuis combien de temps ?

— Ça a fait un an en mai et donc… dix-sept mois ? Pas tout à fait un an et demi.

— Quand avez-vous emménagé ici ?

— Le jour même où nous sommes rentrés de notre voyage de noces. Quand nous nous sommes rencontrés, Glenn avait un studio à Yorkville et moi, bien sûr, j’habitais toujours dans Madison Street. Après notre mariage, nous sommes allés passer une semaine aux Bermudes et quand nous sommes revenus, il y avait une limousine qui nous attendait à l’aéroport. Nous sommes venus tout droit ici et je me suis demandé si le chauffeur ne s’était pas trompé d’adresse… Je croyais que nous irions vivre chez Glenn en attendant de trouver quelque chose de plus grand. Mais je n’ai pas eu le temps de m’en rendre compte que Glenn me prenait déjà dans ses bras pour me faire franchir le seuil de cet appartement. Il m’a même dit que si ça ne me plaisait pas, on pouvait toujours déménager… Si ça ne me plaisait pas !

— C’était une belle surprise.

— Glenn était plein de surprises, dit-elle.

— Ah bon ?

Elle commença à ajouter quelque chose, puis se ravisa.

— Je devrais être plus affaires affaires, conclut-elle enfin. Mais je ne sais pas très bien quoi faire… C’est la première fois que j’engage un détective privé.

— J’ai déjà un client, Lisa.

— Ah ? Il vous avait engagé ?

— Qui ça ?

— Glenn.

— Non, lui répondis-je. Pourquoi l’aurait-il fait ?

— Je ne sais pas.

Je plongeai.

— Mon client est un certain George Sadecki, lui dis-je. C’est son frère qu’on a arrêté pour le meurtre de Glenn.

— Et il vous a engagé…

— Pour voir si ce n’est pas quelqu’un d’autre qui a fait le coup. Comprenez-moi bien, Lisa : je ne cherche pas à dédouaner Sadecki si c’est lui l’assassin. Mais il y a une chance pour que ce soit quelqu’un d’autre et, dans ce cas, l’assassin de votre mari serait toujours en liberté.

— Oui, évidemment.

Elle réfléchit et ajouta :

— Vous essayez de trouver quelqu’un qui aurait eu des raisons de tuer Glenn.

— C’est une piste possible. Il y en a d’autres : il se peut aussi que Glenn ait été abattu par un inconnu et que cet inconnu n’ait rien à voir avec George Sadecki. La 11e Avenue est très différente la nuit. On n’y vend plus des voitures et des freins, on passe tout de suite à la drogue et aux femmes et ce genre d’activités fait sortir des tas d’indésirables dans les rues. Et il n’est pas impossible que Glenn soit tombé sur un inconnu…

— Ou sur quelqu’un qu’il aurait connu.

— Oui, ça aussi, ça se peut. J’ai fait la connaissance de Glenn en avril et, depuis, je l’ai vu deux ou trois fois dans le quartier. Mais je ne le connaissais pas vraiment.

— Moi non plus.

— Ah ?

— Je vous ai dit qu’il m’avait raptée. Je n’exagère pas. Nous nous sommes rencontrés à son bureau, je crois même que nous en avons parlé le soir où nous avons dîné ensemble…

— Oui, je m’en souviens.

— Il a vraiment essayé de me séduire, il m’a courtisée comme jamais je ne l’avais été auparavant et… il m’a quasiment enlevée ! Je lui parlais tous les jours et si on ne pouvait pas sortir ensemble, il me téléphonait. J’avais eu des petits copains avant, et aussi des hommes qui s’intéressaient à moi, mais jamais rien de semblable.

 

 

 

« Et en plus, sexuellement, il ne me pressait pas. Nous nous sommes connus un bon mois avant de coucher ensemble et pendant ce mois-là nous nous voyions au moins trois ou quatre fois par semaine. C’est vrai qu’avec le sida et le reste, les gens ne couchent plus automatiquement ensemble à la deuxième ou troisième soirée, mais attendre un mois entier ! Qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais pas.

— J’aurais même pu m’inquiéter, mais j’avais l’impression qu’il avait pris les choses en mains et qu’il savait ce qu’il faisait. Bref, un soir, nous avons dîné quelque part dans son quartier et il m’a ramenée chez lui. « Tu restes », m’a-t-il annoncé. Et je me suis dit « parfait, c’est génial » et nous avons couché ensemble. Et deux jours plus tard, il m’a demandée en mariage. « Nous allons nous marier », m’a-t-il dit. « Parfait, génial », me suis-je dit à nouveau.

— Romantique en diable, tout ça.

— Dieu, oui ! Comment aurais-je pu ne pas tomber amoureuse de lui ? Et même si ça n’avait pas été le cas, à dire vrai, je crois que je l’aurais quand même épousé. Il était intelligent, il était riche, il était beau et il était fou de moi. En l’épousant, je pouvais avoir des enfants, cesser de tirer le diable par la queue et me consacrer au type d’art qui m’intéressait vraiment. Fini Madison Street, fini les journées passées à prendre le métro et à montrer mon book à des directeurs artistiques qui s’intéressaient nettement plus à mes appas qu’à mon travail, sauf quand je tombais sur des mecs que les nanas laissent absolument indifférents. Si j’avais rencontré un type comme Glenn deux ou trois ans plus tôt, il m’aurait foutu une trouille pas possible : la façon dont il prenait tout en charge… Heureusement, j’avais déjà passé assez d’années à me débrouiller toute seule. New York n’est pas une ville tendre.

— C’est vrai.

— J’étais prête à laisser quelqu’un prendre la barre. Et je n’ai jamais eu l’impression qu’il me bousculait. Pour le voyage de noces, c’est lui qui a choisi le lieu et qui a tout organisé. Mais il a choisi un lieu dont il savait très bien qu’il me plairait. Quant à cet appartement… il savait que j’aimais bien le quartier, que j’adore les hauteurs et qu’avoir un panorama comme celui-là…

« Et en plus, tout était prêt. Il l’avait fait meubler entièrement. Tout ce qui ne me plaisait pas, je n’avais qu’à le renvoyer au magasin. Il n’aurait jamais voulu me faire entrer dans un appartement vide, mais il voulait être sûr que tout m’y plaise. Tout ce dont je n’étais pas folle, je pouvais le changer. Il y avait un tapis dont je ne raffolais pas, nous l’avons tout de suite rapporté chez Einstein Moomjy et nous avons pris celui-ci à la place. Le premier tapis était impeccable, mais j’avais l’impression qu’il voulait me faire changer quelque chose, que c’était obligatoire… Vous voyez ce que je veux dire.

— Oui.

— C’était un merveilleux époux, dit-elle. Attentionné, sensible… Quand j’ai perdu le bébé, il a été vraiment avec moi. C’était un moment difficile et, de fait, je n’avais que Glenn… Je ne me suis jamais fait d’amis à New York. J’aimais bien les gens d’Alphabet City, mais je les avais perdus de vue en emménageant dans Madison Street et la même chose est arrivée avec les gens de Madison lorsque j’ai déménagé ici après mon mariage. Je suis comme ça. Je suis aimable, mais je ne me lie jamais vraiment de manière durable.

« Tout cela pour dire que j’étais souvent seule, Glenn devant travailler tard certains jours. Parfois même il avait des rendez-vous d’affaires le soir et les week-ends. J’ai commencé à suivre des cours… c’est comme ça que j’ai rencontré Elaine… et bien sûr, j’avais la peinture et le dessin. J’allais aussi au cinéma et le mercredi après-midi j’allais parfois à une matinée théâtrale. Et il y avait toujours les concerts. Avec Carnegie Hall et le Lincoln Center tout à côté, ce n’est pas difficile de trouver quelque chose à faire. Et comme ça ne m’ennuyait jamais d’être seule… Vous voulez encore du café ?

— Pas maintenant, merci.

— Depuis l’assassinat, reprit-elle, je n’arrête pas d’allumer la télévision. Je ne la regardais jamais quand j’étais seule à la maison, mais maintenant… On dirait que je la regarde tout le temps. Je finirai sans doute par dépasser ça.

— Pour le moment, ça vous fait de la compagnie.

— Je crois que c’est exactement ça. J’ai commencé par l’allumer pour regarder les nouvelles. J’avais besoin de voir tous les bulletins d’information au cas où il y aurait eu quelque chose sur la mort de Glenn, quelque chose de nouveau… Et puis ils ont arrêté ce type… je vous demande pardon mais j’ai comme un blocage, je n’arrive jamais à me rappeler son nom…

— George Sadecki.

— Voilà. Et dès qu’ils l’ont arrêté, je me suis désintéressée des nouvelles, mais je voulais toujours entendre des bruits de voix dans l’appartement. Parce que c’est ça, la télévision : des bruits de voix humaines. Je crois que je vais cesser de la regarder. Si j’ai besoin d’entendre des voix, je peux toujours parler tout haut, n’est-ce pas ?

— Je ne vois pas ce qui pourrait vous en empêcher.

Elle ferma les yeux un instant. Lorsqu’elle les rouvrit et se remit à parler, sa voix me parut fatiguée, tendue.

— Je commence seulement à comprendre que je ne connaissais pas du tout mon mari, reprit-elle. Ce n’est pas bizarre, ça ? Je croyais le connaître, ou plutôt non… jamais il ne me serait venu à l’idée que je ne le connaissais pas. Et puis il s’est fait tuer et maintenant je vois bien que je ne le connaissais absolument pas.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— À un moment donné, c’était le mois dernier, il m’a parlé de sa mort, comme ça… Il m’a dit que si jamais ça se produisait, je n’aurais pas à craindre de perdre l’appartement. Il avait pris une assurance sur les hypothèques. Au cas où il mourrait, celles-ci seraient toutes réglées d’un coup.

— Et vous n’avez jamais découvert cette police d’assurance.

— Il n’y en a jamais eu.

— Les gens qui mentent sur leurs assurances, ça existe, lui expliquai-je. Cela ne leur paraît pas important parce qu’ils ne s’attendent pas à mourir dans l’instant. Il voulait sans doute que vous vous sentiez tranquille. Et vous êtes sûre et certaine qu’il n’y a jamais eu de police d’assurance ? Ça vaudrait peut-être le coup de vérifier auprès du bailleur de fonds.

— Il n’y a pas d’assurance, répéta-t-elle. Et il n’y a pas de bailleur de fonds non plus.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il n’y a jamais eu d’hypothèques. Cet appartement, j’en suis la propriétaire tout ce qu’il y a de plus réel et légitime. Il n’y a jamais eu d’emprunt. Glenn l’a acheté comptant.

— C’est peut-être seulement ça qu’il voulait vous dire : cette propriété n’est pas grevée.

— Non. Glenn s’est montré très précis. Il m’a détaillé la police et comment elle marchait. L’assurance à terme se réduisant, c’était la couverture qui décroissait chaque année, au fur et à mesure que l’hypothèque était amortie. Tout cela était limpide… et inventé de bout en bout. Il était effectivement assuré puisqu’il avait une assurance de groupe qu’il avait contractée au travail et une assurance sur la vie qu’il s’était prise tout seul et dont j’étais la seule bénéficiaire. Mais jamais il n’avait eu ni assurance à terme décroissant, ni hypothèque sur l’appartement.

— Dois-je en conclure que c’était lui qui s’occupait des finances familiales ?

— Évidemment. Si j’avais réglé les factures chaque mois…

— Vous auriez remarqué qu’il n’y avait pas d’hypothèque à payer…

— Il s’occupait de tout.

Elle commença à dire autre chose, puis s’arrêta et se leva pour gagner la fenêtre. Il faisait complètement noir et le ciel était plein d’étoiles. On ne les voit pas toujours à New York, même lorsque la nuit est claire, à cause de la pollution. Mais ce soir-là, elles étincelaient : le bon air du Canada.

— Je ne sais pas si je dois vous dire…

— Me dire quoi ?

— Je me demande si je peux vous faire confiance.

Elle fit demi-tour et fixa sur moi ses grands yeux bleus. C’était pourtant un regard bien confiant, où on lisait peu de calculs.

— Je suis navrée de ne pas pouvoir vous engager, dit-elle. Mais comme vous avez déjà un client…

— Vous pensez que vos intérêts sont contraires aux siens ?

— Mes intérêts ? Je ne sais pas ce qu’ils sont.

J’attendis qu’elle poursuive. Lorsqu’elle ne dit rien, je lui demandai comment son époux avait pu payer cet appartement comptant.

— Je l’ignore. Il avait hérité d’une somme d’argent à la mort de ses parents et c’est comme ça qu’il avait pu effectuer le premier versement. D’après lui.

— Peut-être y avait-il assez de fric dans sa famille pour qu’il n’ait pas besoin d’emprunter.

— Peut-être.

— Et peut-être aussi n’en disait-il rien parce qu’il ne voulait pas que vous sachiez que vous aviez épousé un homme riche. Certains riches sont comme ça : ils ont peur qu’on ne les aime que pour leur argent. Et s’il y avait une grande disparité entre vos biens et les siens…

— Disons que je devais valoir dans les un dollar quatre-vingt-dix-huit cents…

— Voilà qui explique peut-être beaucoup de choses.

— Mais alors, où est l’argent ? voulut-elle savoir. Si Glenn était riche, ne devrait-il pas y avoir des comptes en banque, des actions et des obligations ? Je n’en trouve pas trace. Il y a bien des polices d’assurances et je vous en ai parlé, il y a aussi quelques milliers de dollars sur un compte chèque, mais c’est tout.

— Il est possible qu’il ait eu d’autres ressources dont vous ne savez rien, lui fis-je remarquer. Il aurait pu avoir un coffre à la banque, un portefeuille d’actions… Si aucune somme ne vous parvient dans les quelques mois qui vont suivre, je vous accorde que la situation sera étrange, mais c’est ce qu’il vous faudra attendre pour être au clair sur ce point.

— De l’argent, il en est arrivé, m’annonça-t-elle alors.

— Ah.

Elle inspira profondément, expira, puis arrêta sa décision. Elle passa dans une autre pièce et en revint un instant plus tard, un petit coffre-fort en métal de la taille d’une boîte à chaussures dans les bras.

— Il y a à peine deux jours, j’ai trouvé ça dans la penderie, dit-elle. Je me disais que je ferais peut-être bien de ranger les affaires de Glenn et de donner ses habits à Goodwill(25), lorsque j’ai trouvé ça sur l’étagère du haut. Je ne connaissais pas la combinaison et j’allais essayer de l’ouvrir à coups de marteau et de tournevis lorsque j’ai compris que ce n’était jamais qu’un système à trois chiffres et que donc il ne pouvait pas y avoir plus de mille combinaisons, et que si je commençais à zéro zéro zéro et montais jusqu’à neuf une colonne après l’autre… ça me prendrait quoi, au juste ? Et puis je n’avais pas grand-chose d’autre à faire. J’ai commencé à pleurer en arrivant au bon numéro : un-un-cinq. Le jour de notre anniversaire de mariage : le onze mai… onze cinq. J’ai regardé le cadran et je me suis mise à pleurer et je pleurais toujours quand j’ai ouvert le couvercle.

— Qu’avez-vous trouvé ?

En guise de réponse, elle tourna le cadran, ouvrit le coffre et me montra : le réceptacle était à moitié plein de billets de banque retenus par des élastiques. Tous ceux que je voyais étaient des coupures de cent.

— Je m’attendais à des actions et à des papiers personnels, reprit-elle, mais après vous avoir monté la tête comme je viens de le faire, vous saviez sans doute ce que j’allais vous faire voir.

— Pas nécessairement.

— Qu’est-ce que ça aurait pu être d’autre ?

Des dizaines et des dizaines de choses, me pensai-je en moi-même. Un journal intime. Une réserve de drogue, pour la revente ou la consommation personnelle. Des trucs pornos. Une arme. Des bandes magnétiques. Des secrets professionnels. Des lettres d’amour, anciennes ou récentes. Des bijoux de famille. N’importe quoi.

— Je me suis quand même dit que ça devait être de l’argent, lui répondis-je.

— Je l’ai compté. Il n’y a pas loin de trois cent mille dollars.

— Et rien qui pourrait en indiquer la provenance ?

— Non.

— Et vous ne pensez pas que c’est le reste de son héritage ?

— Je ne sais même pas s’il a jamais hérité de quoi que ce soit. Pour ce que j’en sais, il se pourrait très bien que ses parents soient encore vivants ! J’ai peur, Matt.

— Quelqu’un a-t-il essayé de vous flanquer la trouille ?

— Que voulez-vous dire ?

— Des coups de téléphone bizarres ?

— Rien que des journalistes. Et pas énormément cette semaine. Qui d’autre pourrait avoir envie de m’appeler ?

— Quelqu’un qui voudrait qu’on lui rende cet argent.

— Vous croyez que Glenn l’a volé ?

— Je ne sais pas où il a trouvé ce fric, lui répondis-je. Je ne sais pas d’où ça vient et depuis combien de temps il l’avait dans son coffre. Vous feriez peut-être mieux de ne pas garder ça chez vous.

— J’y ai pensé, mais je ne vois pas très bien où je pourrais le mettre.

— Avez-vous un coffre ?

— Non. Je n’ai jamais rien eu d’assez précieux pour ça.

— Maintenant si.

— Vous croyez que ce serait une bonne idée ? Si jamais il y avait une enquête des impôts…

— Vous avez raison. D’où que vienne cet argent, il y a tout à parier qu’il ne l’a pas déclaré au fisc. S’ils procèdent à une vérification, ils obtiendront la permission d’ouvrir tous les coffres que vous pourriez avoir, sous quelque nom que ce soit… le sien comme le vôtre.

— Et vous, me demanda-t-elle, vous avez un coffre ? Si vous pouviez me gar…

Je secouai la tête. Quelques minutes plus tôt, elle ne savait même pas si elle pouvait me parler de son argent. Et maintenant elle voulait me le confier ?

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, lui répondis-je. Avez-vous un homme de loi ?

— Pas vraiment. J’avais bien un type dans East Broadway… Quelqu’un à qui j’ai fait appel quand j’ai eu des ennuis avec mon ancien propriétaire, mais non : je ne le connais pas vraiment.

— Bon. Eh bien moi, je peux vous recommander quelqu’un. Il vit à Brooklyn, de l’autre côté du pont, mais je crois que ça vaut le déplacement. Je peux vous donner son téléphone ou l’appeler pour vous si vous le désirez.

— Vous feriez ça pour moi ?

— Dès demain matin. Il vous donnera de bons conseils et devrait pouvoir garder votre argent dans son coffre. Ça sera plus sûr que dans votre penderie et je crois que la confidentialité avocat-client devrait jouer dans votre cas. Je vais le lui demander.

— Et en attendant…

— En attendant, cet argent peut très bien rester dans votre penderie. Il y est resté jusqu’à aujourd’hui et ce n’est pas moi qui vais aller répandre la nouvelle.

— Je serai bien contente lorsqu’il ne sera plus ici, dit-elle. Je me sens très nerveuse depuis que je l’ai découvert.

— On le serait à moins. C’est une grosse somme. Mais je ne crois pas que vous devriez aller donner ça aux gens de Goodwill.