17
Je trouvai Danny Boy chez Poogan, un bar de la 72e Rue Ouest qu’il fréquente assidûment. Il s’était installé à sa table habituelle, devant une bouteille de vodka glacée. Le pied droit sur le genou gauche, il scrutait sa chaussure, laquelle était une bottine de couleur beige et munie d’une talonnette.
— Je sais pas, moi, dit-il. Tu le reconnais, ce cuir ?
— De l’autruche ?
— Oui, et c’est bien ça qui me gêne. T’en as déjà vu, des autruches ?
— Au zoo, il y a quelques années de ça.
— Moi, j’en ai vu qu’à la télé, sur Canal 13. Émissions éducatives genre « Nature » et spéciales National Géographie. Spectaculaires, ces bestiaux. Ça peut pas voler, mais qu’est-ce que ça cavale ! Tu te vois en train de tuer des engins pareils rien que pour pouvoir les éplucher et en faire des bottes ?
— J’ai entendu dire qu’on faisait de vrais miracles avec le plastique Naugahyde.
— C’est pas le côté tuerie qui me chagrine, remarque, poursuivit-il. C’est plutôt le gâchis. Là-dedans, on se sert juste de l’emballage ! Ça serait différent si on bouffait la viande… sauf que ça doit pas être bien génial sinon y en aurait au menu de tous les restos de la ville.
— Autruche piccata ?
— Je songeais plutôt à l’autruche Wellington. Mais tu vois où je veux en venir, non ? S’imaginer des milliers d’autruches en train de pourrir tels des bisons morts dans les Grandes Plaines…
— Ah, ces éplucheurs d’autruches rongés par la cupidité…
— Avec Ostrich Bill à leur tête, en plus ! Dis, t’es pas d’accord avec moi que c’est du gâchis ?
— Si, sans doute. Mais tu as de belles bottes.
— Merci. Et ça dure, à ce qu’on dit. Ça fait du très bon cuir, l’autruche. Ouais, au fond, c’est peut-être pas si mal qu’on les tue pour leur peau. Qui sait si autrement on ne courrait pas le risque de succomber sous l’autruche. Parce que ça serait pire que les rats. Dieu m’est témoin que c’est beaucoup plus gros.
— Et que ça cavale plus vite.
— Ça nous bousillerait la plage de Jones Beach. Plus moyen de laisser tramer sa serviette éponge nulle part. Et pis non : voir une autruche avec la tête dans le sable tous les deux mètres…
Il avait peut-être vu la plage de Jones Beach sur Canal 13. Il y avait tout à parier qu’il n’y était jamais allé lui-même. De petite taille et toujours élégamment habillé, Danny Boy Bell est le fils albinos de parents noirs et pas plus que Dracula il n’aime à sortir en plein jour. La nuit, on le trouve chez Poogan ou à Mother Goose, en train de boire de la Stolychnaïa ou de la Finlandia en monnayant ses tuyaux à qui de droit. Le jour, on ne le trouve pas.
Je lui demandai s’il avait entendu parler de Glenn Holtzmann. Non, me dit-il. Victime innocente, dégénérés qui se baladent armés et rues dévastées par le crime, tout ce qu’il savait de l’affaire, il l’avait lu dans les journaux. Je lui laissai entendre que ça ne s’était peut-être pas passé de cette manière et qu’avant de mourir le défunt gérait beaucoup de liquide pour quelqu’un qui se faisait payer par chèque.
— Ah, dit-il, encore un monsieur à double comptabilité ? Non, j’ai pas entendu causer.
— Et si tu demandais un peu ?
— Pourquoi pas ? Et toi, Matt, comment vas-tu ? Comment se porte la belle Elaine et quand vas-tu te décider à faire d’elle une femme honnête ?
— Ah ben ça alors, Danny Boy ! J’allais justement te le demander ! Vu que tu as réponse à tout…
Je pris deux ou trois taxis et rendis visite à d’autres gens qui savent ouvrir les oreilles aussi grand que Danny Boy. Ils ne s’habillent sans doute pas avec autant d’élégance et ne bavardent pas aussi agréablement, mais aller les voir vaut le déplacement : il leur arrive souvent d’entendre des choses.
Lorsque j’en eus fini, il était plus de minuit et je me trouvais au comptoir de chez Tiffany – pas le bijoutier de la 5e Avenue, mais la cafétéria de Sheridan Square qui reste ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À minuit, il y a une réunion d’Alcooliques anonymes à deux pas de là, dans Houston Street, l’endroit ayant jadis abrité, pendant des années, un des bars « après fermeture » les plus célèbres du Village. Je songeai à m’y rendre, mais j’avais déjà raté une bonne moitié de la séance. J’aurais pu assister à celle de deux heures du matin, mais je n’avais pas envie de me coucher aussi tard.
Et appeler Elaine à une heure pareille…
Même chose pour Tom Sadecki auquel il était pourtant plus que temps de donner des nouvelles. Ce qui, au début, ressemblait beaucoup à une croisade contre les moulins à vent devenait maintenant une mission à peu près raisonnable. Plus j’y réfléchissais et plus j’étais convaincu de l’innocence de George Sadecki.
Avec un peu de chance, je pourrais peut-être même la prouver. Il me semblait évident qu’à fouiller plus avant dans la vie de Glenn Holtzmann, je tomberais forcément sur quelqu’un qui avait eu des raisons de le tuer et arriver à ce résultat, c’est à tout coup ou presque avoir fait la moitié du chemin. Dès qu’on sait qui a commis le crime, il suffit de le prouver et je n’aurais, pour ma part, pas besoin de beaucoup de preuves pour gagner l’affaire en justice. De fait, il me faudrait seulement convaincre assez de gens ayant le pouvoir d’arrêter le procès. Alors, George pourrait s’en retourner à ses occupations habituelles : mettre constamment sa vie en danger et enquiquiner les populations.
Je commandai un deuxième café. Un homme et une femme quittèrent une des tables de devant et se dirigèrent vers la caisse. L’homme m’adressa un petit hochement de tête. Je lui renvoyai un signe de la main. Je l’avais déjà vu à une réunion du groupe de Perry Street, à quelques rues de là. J’y allais parfois quand je me trouvais dans le quartier.
Je songeai qu’Elaine et moi devrions peut-être déménager dans le coin. J’avais passé bien des années dans le Village, du temps où je travaillais au commissariat du sixième secteur. C’était là que j’habitais lorsque j’avais rencontré Elaine pour la première fois, il y avait des éternités de ça.
Depuis, le quartier avait changé, mais, en gros, beaucoup moins que le reste de la ville. Pour les trois quarts au moins, il était officiellement déclaré zone d’intérêt historique et ses bâtiments faisaient souvent partie des sites classés. Les grands buildings y étaient rares, les rues tortueuses et bordées de maisons à trois étages de style fédéral, d’une taille nettement plus humaine que les bâtisses au milieu desquelles Elaine et moi nous évoluions. J’y aurais eu des dizaines de lieux de réunion d’Alcooliques anonymes, Elaine aurait pu se rendre à pied à la New York University ou à la New School, et les galeries de SoHo se trouvaient tout près.
Était-ce donc ça que je voulais ?
Ce que je voulais, je le savais très bien.
— C’est moi… Matt, dis-je au répondeur. Il est tard, mais euh… j’avais envie de vous parler. Si vous êtes encore debout… Sinon, je vous rappelle demain matin.
Elle décrocha.
— Bonsoir, Matt, dit-elle.
— Il est tard.
— Pas tant que ça.
— J’espère que je ne vous ai pas réveillée.
— Pas du tout, et ça ne m’aurait pas dérangée. En fait, j’espérais que vous me rappelleriez.
— Ah bon ?
— Oui.
— Je me disais…
— Que ?
— Je me demandais si vous aimeriez bavarder un peu. Mais non, il est trop tard.
— Non, dit-elle. Il n’est pas si tard que ça.
Le taxi remonta la 8e Avenue, tourna à gauche dans la 57e Rue Ouest et dut s’arrêter à un feu rouge de la 9e Avenue, à quelques mètres de l’entrée de mon hôtel. Dans ma tête, je m’entendis dire au chauffeur que ce n’était pas la peine d’aller plus loin et que j’allais descendre. Mais ces mots ne furent jamais dits et, le feu étant repassé au vert, nous continuâmes jusqu’à la rue suivante. Le chauffeur ayant, comme beaucoup d’autres, fait un demi-tour interdit, je me retrouvai en bas de chez Lisa.
Le portier qui s’était montré si sourcilleux la veille me sourit comme à une vieille connaissance. Il appela tout de suite à l’interphone et me sourit encore une fois avant de m’indiquer l’ascenseur. Au vingt-huitième étage, j’eus à peine le temps de frapper que la porte s’ouvrit. Lisa la referma derrière elle, mit la chaîne, se retourna et me regarda longuement avec ses grands yeux bleus.
Elle portait une robe de chambre vert sombre à liserés jaunes. Et en dessous un genre de chemise de nuit, quelque chose de rose et de transparent. Elle était pieds nus.
Je sentis son parfum, ou crus le sentir. Difficile à dire. Je n’avais pas arrêté de le sentir pendant tout le trajet en taxi.
Elle se fendit de quelques mots, je me fendis de quelques autres, mais je ne me souviens plus de ce que nous nous dîmes. À un moment donné, je lui annonçai que ce n’était pas une nuit calme, elle me répondit qu’à son avis c’était la pleine lune et gagna la fenêtre pour aller la regarder.
Je la suivis et me tins debout derrière elle. Je ne remarquai pas la lune. C’est vrai que je ne la cherchais pas. Enfin… pas littéralement.
Je posai mes mains sur ses épaules. Elle soupira et se laissa aller contre moi. Je sentis la chaleur de son corps à travers sa robe de chambre. Elle se retourna dans mes bras et me regarda : bouche légèrement entrouverte, yeux énormes. J’y plongeai le regard et eus peur de ce que j’allais peut-être y trouver.
Et l’embrassai, et eus peur de ce que j’allais peut-être manquer.
Après, je restai allongé sans bouger, à sentir la sueur se refroidir sur ma peau et écouter les battements de mon cœur. Je me sentais en pleine forme, superbement en vie, mais débordant de tristesse et de regrets.
— Il vaudrait mieux que j’y aille, dis-je.
— Pourquoi ?
— Il se fait tard.
— C’est ce que tu as dit en m’appelant. C’est aussi ce que tu m’as dit en arrivant.
— Ça n’en reste pas moins de plus en plus vrai à chaque minute qui passe et j’ai beaucoup de choses à faire demain.
— Tu pourrais rester ici.
— Je ne pense pas.
— Pourquoi ? Je te laisserais dormir.
— Vrai ?
— Enfin… de temps en temps.
Elle était étendue sur le dos, les mains croisées sur son ventre plat, les yeux tournés vers le plafond. Sa lèvre supérieure était luisante de transpiration. Le silence s’éternisant, elle me dit :
— J’aime beaucoup Elaine.
— Ah.
— Oui, beaucoup.
Je me redressai sur mon coude et la regardai.
— Moi aussi, dis-je.
— Je le sais, et…
— Je l’aime, précisai-je. Elaine et moi sommes ensemble. Tout ceci est en dehors d’elle et moi. Cela ne nous changera pas.
— Alors que fais-tu ici, Matt ?
— Je ne sais pas.
— C’est toi qui m’as appelée, n’est-ce pas ? C’était bien toi qui me parlais au téléphone, non ?
— Si.
— Alors c’est quoi, tout ça ? Ça fait seulement partie du service ? « Excuse-moi, chérie, désolé de me sauver aussi vite, mais j’ai une cliente à baiser » ?
— Arrête.
— « Elle est veuve et tu sais ce que c’est. La pauvre doit en mourir d’envie… »
— Je me demande bien d’où aurait pu me venir une idée pareille.
Elle me regarda.
— Tu n’avais pas envie que je m’en aille, cet après-midi, lui fis-je remarquer. Tu voulais que je t’aide à regarder le coucher de soleil.
— Je me sentais seule.
— C’est tout ?
— Non. Tu m’attirais. Et je savais que je te plaisais aussi, enfin… j’en étais à peu près sûre. Et j’avais envie que ça arrive.
— Et c’est arrivé.
— Et c’est arrivé. Sauf que maintenant, tu aimerais bien que Cendrillon redevienne citrouille. Ou pizza ou petit rond de fumée. Parce que tu aimes Elaine.
Je gardai le silence.
— Crois-moi, reprit-elle. Je n’ai aucune envie de te compliquer l’existence. Je n’ai aucune envie de porter ta bague au doigt ou tes enfants dans mon ventre. Je n’ai même pas envie que tu m’offres des fleurs. J’aimerais seulement que tu continues à être le détective que j’ai engagé et que nous soyons amis.
— Rien de plus simple.
— Vraiment ?
— Mais oui. Sauf qu’il y a risque de contradiction entre ces deux rôles.
— Ce qui veut dire ?
— Qu’un détective ne peut pas s’empêcher de remarquer quand on lui ment. Alors qu’un ami est censé ne rien voir.
— Quand t’ai-je menti ?
— Oh, ce n’était qu’un tout petit mensonge. Quand je t’ai appelée, tu m’as dit que tu étais réveillée. De fait, tu t’étais retirée pour la nuit.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Il n’est pas né celui qui va tromper le Grand Détective, lui répliquai-je. Quand je me suis pointé, tu étais en robe de chambre et chemise de nuit.
— Et donc je dormais quand tu m’as appelée ?
— Exactement.
— J’étais en chemise de nuit et quand tu m’as appelée, j’ai passé une robe de chambre ?
— Voilà. Tu as encore gagné.
— Hé non, dit-elle. Quand tu as appelé, j’étais assise dans la salle de séjour et je regardais The Fabulous Baker Boys sur le câble. J’étais habillée comme cet après-midi.
— Pantalon marron et pull-over à col roulé vert.
— Tout à fait. Après le coup de fil, j’ai éteint la télé et je me suis déshabillée entièrement. Je me suis remis un peu de parfum, j’ai revu mon maquillage et j’ai enfilé ma petite nuisette et ma robe de chambre.
— Ah.
— Ce qui fait de moi une pute, je sais, et alors ? Ça m’est égal.
Elle prit ma main et l’enferma entre les siennes.
— Reviens donc au lit, monsieur le Grand Détective. Nous avons encore beaucoup d’indices à trouver.
Il était nettement plus de quatre heures du matin lorsque je la quittai. Les bars étaient fermés et c’était tout aussi bien.
Je rentrai chez moi par la 57e Rue Ouest, la tête trop pleine de choses pour même seulement pouvoir les noter. Au lieu de tout trier, j’avais envie d’éteindre la machine.
Je montai droit à ma chambre sans m’arrêter à la réception, me déshabillai et filai sous la douche. Parfois, il n’y a pas d’eau chaude à ces heures-là, mais là il y en avait à profusion et j’épuisai sûrement la réserve.
Je m’essuyai et me couchai aussitôt. La liste des tâches auxquelles je devais réfléchir était longue, mais j’étais trop fatigué pour m’y mettre. Je fermai les yeux, posai la tête sur l’oreiller et sombrai en un instant.
J’avais réussi à mettre le réveil avant de m’allonger. À neuf heures et demie sa sonnerie me sortit violemment d’un rêve. Ce dernier avait entièrement disparu lorsque je parvins finalement à arrêter le vacarme. Une seule image m’en restait : il y avait beaucoup de gens dans ma chambre et j’y étais nu.
Je repris une douche, me rasai et m’habillai. En sortant, je m’arrêtai à la réception pour prendre mes messages, mais il n’y en avait pas. Je trouvai ça bizarre. J’avais presque un pied dehors lorsque je compris soudain que j’avais laissé le transfert d’appels branché après avoir quitté Elaine. Ensuite, j’étais descendu directement à Chelsea et n’étais pas rentré à l’hôtel avant l’aurore.
Je remontai et fis ce qu’il fallait. Je songeai à appeler Elaine pour vérifier mes messages, puis je me dis que s’il y en avait eu de cruciaux, elle aurait appelé l’hôtel. Elle l’avait déjà fait par le passé lorsque, tête en l’air, j’avais oublié de débrancher le transfert d’appels.
En plus, elle devait être en train de se tonifier les muscles au gymnase. Et si je me trompais, eh bien… je ne me sentais pas encore prêt à lui parler.
Le travail ne manquait pas. J’avalai un petit déjeuner à la cafétéria du coin, descendis en métro jusqu’à Chambers Street et fis la tournée de diverses institutions municipales et étatiques. J’appris plusieurs choses sur Glenn Holtzmann, la plus intéressante ayant à voir avec l’appartement où je venais de commettre ce qui ressemblait beaucoup à un adultère. C’était une société, la MultiCircle Productions, qui l’avait acheté au constructeur trois ans plus tôt. La MultiCircle l’avait de toute évidence perdu suite à un défaut de paiement, Glenn Holtzmann s’en étant porté acquéreur auprès d’une certaine US Asset Réduction Corp un an et demi avant sa mort. L’acte de propriété lui avait été remis le 13 avril, soit un mois avant son mariage avec Lisa.
Cet accord étant intervenu avant qu’il ne lui demande sa main, il avait dû entamer ses négociations avant même de la rencontrer, ce qui me semblait étrange. Avait-il succombé aux charmes de Lisa parce qu’il avait déjà un endroit où vivre avec elle ? Avait-il acheté son appartement parce que l’affaire était trop belle pour qu’il la laisse passer ? Mais c’était quoi, au juste, cette « affaire » ? Je n’arrivais pas à trouver la somme qu’il avait payée. Elle aurait dû figurer aux archives, mais la pièce avait disparu.
Aux environs de quatre heures de l’après-midi, j’entrai dans une cabine publique et attrapai Joe Durkin à son bureau.
— Tu sais pas le plus terrible ? lui lançai-je. Je suis à deux pas du One Police Plaza et je n’y connais pas une âme à qui demander un service !
— C’est pour me dire ça que tu m’appelles ?
— Oui. Juste une petite question… Ça ne te prendra même pas une minute.
— Et mon temps est précieux.
— Et ton temps est précieux. Glenn Holtzmann avait-il un casier judiciaire ?
— Nom d’un petit Jésus à échasses ! s’écria-t-il. C’est avec quoi que tu te branles, ces temps-ci ?
— En avait-il un ?
— Bien sûr que non.
— C’est un fait avéré ? Un fait que tu pourrais corroborer ?
— Arrête, Matt. Tu t’imagines que personne n’a vérifié ? Avec une histoire qui a fait presque autant de bruit que le kidnapping du bébé Lindbergh ? T’as une idée du nombre de gens qu’on a mis dessus ?
— Chacun de ces gens se disant que c’était le voisin qui faisait le nécessaire…
— T’as fini, oui ?
— Sois gentil, Joe. Qu’est-ce que ça coûte de vérifier ?
— À quoi ça pourrait servir ? Surtout au stade où on en est ! Je comprends vraiment pas comment tu peux encore t’emmerder avec des conneries pareilles ! C’est quoi, ton bazar ?
— Ça te prendra vingt secondes. Tu entres la question dans ton ordinateur et ça y est. Ton engin te le dira tout de suite et on saura.
— Non, ce que me dit mon engin à tous les coups, c’est du genre : Question non valide ou Accès Interdit. T’as de la chance d’avoir laissé tomber la police avant que ces machins-là nous envahissent. Le pire étant bien sûr la manière dont tous les petits merdeux qui sortent de l’Académie de police comprennent tout en exactement une minute trente ! Un putain de dinosaure, que j’ai l’impression d’être… Merde, tiens… Bon, c’est parti… Pas de casier. Tu parles d’une surprise.
— Tu es sûr ?
— Oui, je suis sûr, enfin… côté grosses infractions et délits majeurs. Il n’est pas impossible qu’il ait grillé un feu rouge dans sa vie. C’était peut-être un petit malin avec des tas de contraventions pas payées, mais ça, je peux pas le savoir. Et c’est pas la peine de me demander de demander à mon bazar de causer à l’ordinateur du Service des amendes parce que je n’en ai aucune envie.
— Il n’avait pas de voiture.
— Il aurait pu en louer une. Récolter une contravention quand on est au volant d’une voiture de location, ça s’est vu.
— En fait, lui dis-je, ce ne sont pas ses contraventions qui m’intéressent.
— Et moi, y a rien qui m’intéresse dans ton histoire. Non, soyons sérieux : qu’est-ce que t’as, Matt ? Pourquoi tu t’acharnes sur cette affaire ?
— Joe, ça fait à peine une semaine que j’y travaille.
— Et alors ? Écoute, faut que j’y aille. Tu m’appelles quand t’as fini de te branler et tu m’emmènes bouffer un hamburger ?
Je me payai un café et me demandai ce qui le mettait de si mauvaise humeur. Commencer par la victime était une approche parfaitement traditionnelle et je ne voyais pas pourquoi je n’aurais pas essayé de m’assurer que ladite victime n’avait pas de casier judiciaire. Il était plus que probable qu’on avait déjà vérifié, mais quel mal y avait-il à repasser derrière ? Et pourquoi cette hargne à jouer les étonnés et à me mépriser parce que je ne laissais pas tomber ?
C’était le samedi précédent que je m’étais assis en face de Tom Sadecki et avais accepté son avance de mille dollars. On était maintenant le jeudi suivant, cela ne faisait donc que quatre jours que j’avais commencé. Je ne comprenais vraiment pas ce qui agaçait Joe.
À ce propos… J’avais projeté de rappeler mon client, je cherchai son adresse dans mon carnet de notes et l’appelai au magasin. Ce fut une femme qui décrocha et lui passa la communication sans même m’avoir demandé mon nom.
— Tom ? Matt Scudder à l’appareil. Je me disais qu’un petit rapport serait peut-être le bienvenu.
— Que voulez-vous dire ?
— Seulement qu’au début je n’étais pas très chaud pour m’y atteler, mais que maintenant l’innocence de votre frère me paraît nettement moins improbable. Je n’ai {encore rien à donner au District Attorney, mais je suis cent fois plus optimiste que samedi dernier.
— Tiens donc.
— Absolument, et je me disais que ça vous plairait de ? le savoir.
Le silence s’éternisa, puis Tom me dit :
— D’abord, j’ai cru que vous blaguiez. Évidemment, je ne voyais pas très bien comment ça pouvait vous amuser, mais… Après, je me suis dit que les gens avaient de drôles de façons de réfléchir et après, je me suis dit : putain de Dieu, ce mec est pas plus abstinent que moi, il se tape des petits verres en cachette et c’est ça qui le rend dingue et y a pas à chercher plus loin. Je vous dis ce qui m’est passé par la tête.
— Je ne comprends pas ce que vous me racontez, Tom.
— Ben, non. Bien sûr que vous ne comprenez pas. C’est passé au dernier bulletin d’infos hier soir et ce matin, c’était dans les journaux, mais… faut croire que vous n’avez pas regardé la télé. Et pas lu les journaux non plus.
Je me sentis mal.
— Que s’est-il passé ? lui demandai-je. Dites-moi.
— George, me répondit-il, vous savez ? Mon frère ? Eh ben, ils l’avaient ramené de Bellevue à Rikers… et hier soir, y a un type qui lui a planté un couteau dans le ventre. Il est mort, Matt. Mon frère est mort.