7

 

— Entre, me dit-elle. C’est gentil d’être venu. Tu as bonne mine, Matt.

— Toi aussi, lui répondis-je. Tu as maigri.

— Ah ! s’exclama-t-elle, enfin !

Elle pencha la tête de côté et me regarda dans les yeux.

— Qu’est-ce que tu en penses ? Ça m’améliore un peu ?

— Tu m’as toujours paru bien, Jan.

Son visage s’assombrit, puis elle se détourna et m’annonça qu’elle venait juste de faire du café. Le prenais-je toujours noir ? Oui, toujours. Sans sucre, n’est-ce pas ? C’est ça : sans sucre.

Je gagnai le devant de la pièce, où des fenêtres allant du plancher au plafond donnaient sur Lispenard Street. La tête de Gorgone aux cheveux de serpents entortillés était toujours posée sur son socle, à droite du canapé bas. C’était une de ses premières œuvres. Je l’avais tout de suite repérée le premier soir. Ne la regarde pas, m’avait dit Jan : elle pétrifie les hommes.

Dans ses grands yeux gris son regard à elle, lorsqu’elle apporta le café, était presque aussi intimidant. Elle avait beaucoup maigri et je n’étais pas sûr que ça lui aille si bien que ça. Elle paraissait vieillie.

Ses cheveux entièrement gris y étaient sûrement pour quelque chose. Très légèrement poivre et sel lorsque j’avais fait sa connaissance, ils ne m’avaient jamais donné l’impression de changer par la suite. Maintenant, je n’en voyais plus de noirs et cela, plus sa maigreur soudaine, ajoutait beaucoup à son âge.

Elle me demanda si le café me convenait.

— Il est bon, lui répondis-je. Tu n’en prends pas ?

— Je n’en bois plus beaucoup, me dit-elle.

Puis elle ajouta :

— Oh, et puis zut, tiens ! Pourquoi pas ?

Elle disparut dans la cuisine et en revint avec une tasse pleine.

— Ah, reprit-elle, ce que c’est bon ! J’avais presque oublié combien j’aime ça.

— Qu’est-ce que tu fais ? Tu essaies de passer au déca ?

— Pire, j’ai presque laissé tomber. Mais assez de considérations à la A A sur tout ce qu’on ne peut plus faire. C’est mortel. À propos… c’est quoi déjà, l’histoire du vieux type qui joue dans la fanfare de l’Armée du salut ? « Oui, mes bien chers frères et mes bien chères sœurs, je buvais, autrefois. Et je fumais aussi, et je jouais et courais après les femmes les plus folles. Mais aujourd’hui, tout ce que je branle, c’est ce petit tambour ! »

Elle reprit une gorgée de café et posa sa tasse.

— Tu me mets au courant, Matthew ? Qu’est-ce que tu fais maintenant ?

— Je branle mon putain de tambour, lui répondis-je. Je fais des petits boulots pour une grosse agence. Je bosse quand j’ai des clients et je pédale en roue libre quand je n’en ai pas. Je vais à des réunions. Je traîne. Je tiens compagnie à Elaine.

— Donc, ça va. Je suis content pour toi, Matt. Elaine est une femme bien. Mais… je t’ai dit que je voulais te demander un service.

— Oui.

— J’en viendrai donc tout de suite au fait. Je me demandais si tu ne pourrais pas me trouver un pistolet.

— Un pistolet.

— Avec tous les crimes qu’il y a aujourd’hui, enchaîna-t-elle d’un ton égal. On ne peut pas ouvrir le journal sans tomber sur des histoires horribles à chaque page. Autrefois, il suffisait d’habiter dans un quartier convenable pour se sentir à l’abri. Aujourd’hui, ni le lieu ni l’heure ne semblent plus avoir d’importance. Tiens… l’histoire du jeune éditeur, la semaine dernière. C’est tout à côté de chez toi, n’est-ce pas ?

— À deux pâtés de maisons.

— C’est terrible, quand même.

— Jan, pourquoi veux-tu un pistolet ?

— Pour me défendre, pardi.

— Pardi.

— Je n’y connais pas grand-chose, ajouta-t-elle d’un ton pensif. Bien sûr, une arme de poing me conviendrait, mais… il y en a de toutes les tailles et de tous les modèles, n’est-ce pas ? Je serais incapable de choisir.

— À New York, il faut un port d’armes.

— C’est difficile à obtenir ?

— Très. La meilleure façon est de s’inscrire à un club de tir et d’y suivre des cours. Moyennant une somme plutôt raide, on t’aide à remplir un formulaire et on te guide dans le dédale de l’administration. De fait, apprendre à tirer n’est pas une mauvaise idée, mais ça prend du temps et ce n’est pas donné.

— Je vois.

— Si tu suivais cette voie, tu finirais sans doute par décrocher un permis t’autorisant à avoir une arme au club et à la transporter dans un coffret fermé à clé, mais uniquement pour aller au club ou en revenir. Ça suffit à protéger des cambrioleurs, mais tu n’aurais toujours pas le droit de te balader avec ton arme dans ton sac à main. Pour ça, il faut un port d’arme et ils ne les donnent plus qu’au compte-gouttes. Si tu avais un magasin ou si tu transportais régulièrement des fonds importants, ta candidature serait peut-être retenue. Mais vu que tu es sculpteuse et que tu travailles à domicile… Il y a quelques années de ça, j’ai connu un bijoutier qui a obtenu un port d’armes parce qu’il n’arrêtait pas de se balader avec de grosses quantités d’or, mais toi, tu ne pourrais pas y prétendre sans avoir des preuves écrites à leur montrer.

— L’argile et le bronze ne suffisent pas, c’est ça ?

— J’en ai peur.

— En fait, reprit-elle, je n’aurais pas besoin de trimbaler mon pistolet à droite et à gauche. Et puis, que ça soit légal ou pas ne m’intéresse guère.

— Ah.

— Je n’ai aucune envie de remplir des tonnes de paperasse pour faire une demande de permis. Pour l’amour du ciel, Matt, je rêve ou bien tout le monde a un flingue dans cette ville ? Ils installent des détecteurs de métal à l’entrée des écoles parce qu’il y a trop d’élèves qui apportent leur pétoire en classe ! Jusqu’aux sans-abri qui s’arment ! Ce pauvre type vivait en fouillant dans les poubelles et il avait un pistolet.

— Et toi, tu en veux un.

— Oui.

Je repris ma tasse de café et m’aperçus qu’elle était vide. Je ne me rappelais pas l’avoir terminée. Je la reposai et dis :

— Qui veux-tu tuer, au juste ?

— Oh, Matthew ! s’écria-t-elle. Seulement la personne que tu as devant toi.

 

 

 

— Ça a commencé au printemps, reprit-elle. J’ai remarqué que je maigrissais sans rien faire de particulier. Chic, me suis-je dit, j’arrive enfin à contrôler mon poids.

« Mais je ne me sentais pas dans mon assiette. Manque d énergie et petites nausées. Je n’y ai pas attaché beaucoup d’importance au début. Je m’étais déjà sentie comme ça en décembre, mais les fêtes ne m’ont jamais beaucoup inspirée. À ces moments-là, je déprime toujours un peu. Comme tout le monde, non ? Bref, j’ai attribué ça à un malaise(12) saisonnier et j’ai laissé filer. Et quand c’est revenu quelques mois plus tard, je n’y ai pas non plus prêté beaucoup attention.

« Jusqu’au jour où mon estomac a commencé à me faire mal. J’avais une douleur ici et, un matin, je me suis rendu compte que ça durait depuis plusieurs semaines. Je n’avais aucune envie d’aller voir un médecin : si ce n’était rien, je ne ferais que gaspiller mon temps et mon argent, et si c’était effectivement un ulcère, je ne voulais pas le savoir. Je me suis donc dit qu’il suffisait de fermer les yeux pour que ça passe. Et c’est ce que j’ai fait, mais la douleur n’est pas partie. Elle est même devenue si forte que j’ai bientôt été obligée de dormir à moitié assise parce que c’était la seule position qui me soulageait. Nier l’évidence n’ayant qu’un temps, j’ai fini par reconnaître que j’étais ridicule et je suis allée consulter, la bonne nouvelle étant que non, tout compte fait, je n’ai pas d’ulcère. Et maintenant, c’est à toi de me demander quelle est la mauvaise.

Je gardai le silence.

— Cancer du pancréas, dit-elle. Tu veux encore un peu de bonnes et de mauvaises nouvelles ? La bonne, c’est qu’on peut en guérir à condition de prendre l’affaire assez tôt. On n’a qu’à se faire ôter le pancréas et le duodénum et à raccorder l’estomac à l’intestin grêle. Bien sûr, il faut aussi se shooter à l’insuline et aux enzymes digestives deux ou trois fois par semaine pendant le restant de ses jours, et le régime alimentaire est extrêmement sévère, mais bon… ça, c’était la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est qu’on ne s’y prend jamais assez tôt.

— Jamais ?

— C’est rare. Lorsque les premiers symptômes visibles apparaissent, le cancer a déjà gagné les autres organes.

Je me suis beaucoup reproché d’avoir ignoré ma perte de poids et les autres symptômes, mais le médecin m’a déculpabilisée tout de suite. Selon lui, il ne fait aucun doute que mon cancer était déjà métastasé quand j’ai commencé à sentir des pincements d’estomac et à perdre mes premiers cinq cents grammes.

— Et le pronostic ?

— Je ne vois pas qu’il pourrait y avoir pire. Quatre-vingt-dix pour cent des malades atteints d’un cancer du pancréas meurent dans l’année qui suit le diagnostic. Au bout de cinq ans, tout le monde est mort. On ne s’en sort jamais.

— Il n’y a pas un traitement qu’ils pourraient essayer ?

— Il y en a, mais aucun ne t’épargne la mort. Ça rend seulement les choses moins pénibles. J’ai subi une opération le mois dernier, un pontage du canal biliaire qui était complètement engorgé. Bah… pour que ce ça change ! Mais bon, ça m’a soulagée et je n’ai pas attrapé la jaunisse. Mais ça m’a aussi laissée dans l’état d’esprit de quelqu’un qu’on a ouvert et recousu. Cela dit, je pense que ça valait le coup. La première chose que j’ai remarquée après l’opération, c’est que tous mes cheveux étaient gris. Mais comme ça me serait sans doute arrivé de toute façon… Et d’ailleurs, si ça m’ennuie tellement que ça, je peux toujours les teindre, pas vrai ?

— Oui.

— Je ne les perdrai pas parce que, dans mon cas, les rayons et la chimio sont inutiles. Ah… Putain ! C’est tellement… j’allais dire injuste, mais la vie est injuste, tout le monde le sait. Non, moi, je trouve ça… arbitraire. Une vraie saloperie, Matt. Tu vois ce que je veux dire ? Dieu tire ton nom d’un chapeau et ça y est.

— Et les causes ? Ils les connaissent ?

— Pas vraiment. Statistiquement parlant, il semblerait que l’alcool et le tabac constituent des facteurs importants. Le cancer du pancréas est beaucoup plus fréquent chez les fumeurs et les alcooliques. Les adventistes du Septième Jour et les mormons ne l’attrapent pratiquement jamais, mais c’est vrai qu’ils n’attrapent pratiquement jamais rien. On se demande même s’ils vivent vraiment. Que veux-tu que je te dise de plus ? Il n’est pas impossible que bouffer des trucs gras joue un rôle dans l’histoire. Et on pense qu’il y a un lien avec le café, mais c’est difficile à dire vu que quatre-vingt-dix pour cent de la population en consomme. Sauf les mormons, bien sûr, et les adventistes du Septième Jour, c’est clair et Dieu soit loué. À force de branler uniquement leurs petits tambours. Et je ne fais pas beaucoup plus qu’eux, maintenant ! J’ai biberonné aussi longtemps que je le pouvais et j’ai fumé comme un pompier pendant des années et des années. Et naturellement, j’ai toujours avalé du café en quantité et ça, c’est un vice que je n’ai évidemment pas lâché quand j’ai renoncé à la bouteille. De fait, c’est même tout le contraire qui s’est produit.

— C’est pour ça que tu as arrêté ?

— Évidemment. Qu’est-ce que tu fais quand on te pique le cheval à l’écurie ? Tu te rachètes un cadenas neuf.

Elle poussa un soupir et ajouta :

— Cela dit, je jurerais presque que ça n’a aucun rapport avec le café. En fait, je crois surtout que si j’ai arrêté d’en boire, c’est parce que c’est exactement le genre de conduite auquel on se laisse automatiquement aller quand on fait les Douze Étapes d’Alcooliques anonymes. T’es stressé, tu renonces à quelque chose qui te procure du plaisir.

Sur quoi elle se leva et annonça :

— Je vais m’en prendre une deuxième tasse. Tu en veux ?

— Assieds-toi. C’est moi qui vais aller le chercher.

— Ne sois pas idiot, Matt, dit-elle. Ce n’est pas comme si je devais économiser mes forces. Je ne suis pas une invalide. Je suis seulement en train de mourir.

Un peu plus tard, elle me dit encore :

— Je ne veux pas te donner l’impression que j’en aurais marre de la vie et que je ronge mon frein de la quitter. Chaque jour qui passe m’est précieux et j’ai envie d’en vivre autant que je pourrai.

— Bon. Mais alors… qu’est-ce que tu as besoin d’un pistolet ?

— Pour le jour où je n’aurai plus de beaux jours devant moi. Je suis allée à la bibliothèque et j’ai lu pas mal de choses sur le sujet, la conclusion semblant bien être que quand les beaux jours viennent à manquer, les mauvais ne font qu’empirer. Et ce n’est pas non plus comme si on pouvait se tourner vers le mur et mourir. L’agonie a l’air croquignolette et dure parfois très longtemps.

— Il n’y a rien contre la douleur ?

— Je n’en veux pas. J’ai raté trop de choses dans ma vie parce que j’étais tellement bourrée de Smimoff que je ne savais même plus où j’étais ! Je n’ai absolument aucun désir de quitter ce monde et de sauter dans l’autre en étant abrutie de morphine. J’ai pris du Démérol après l’opération et je n’ai pas supporté ce que ça me faisait. Je les ai obligés à y renoncer et à me donner du Tylénol à la place. « Mais ça ne résistera jamais à la douleur ! m’a dit l’interne. Le Tylénol n’arrivera même pas à l’entamer. » « Eh bien, j’essaierai de m’en débrouiller ! » Voilà ce que je lui ai répondu et ça n’a pas été trop terrible. Tu crois que je jouais les martyres ?

— Je ne sais pas.

— Je ne crois pas. Putain, Matt ! J’ai trop misé sur l’abstinence pour me satisfaire de mourir autrement que dans l’abstinence. Je préfère souffrir que de vivre avec quelque chose qui me masque la douleur. Et merde, quoi ! C’est la donne dont j’ai hérité, tu sais ? J’essaierai de jouer la partie aussi longtemps que je pourrai, et puis je passerai. C’est ma donne à moi et je peux plier quand je veux.

Je regardai par la fenêtre. Il faisait encore plus noir, comme si le soleil avait commencé de se coucher alors qu’on en était encore loin.

— Je ne vois pas du tout ça comme un suicide, reprit-elle. Je suis encore assez catholique pour trouver le suicide inacceptable. C’est Dieu qui te donne la vie, la reprendre est un péché. Mais justement… pour moi, il ne s’agit pas de la reprendre. Il s’agit seulement que j’aie le courage de me faire un cadeau.

Elle sourit doucement et ajouta :

— Et ce cadeau, c’est le plomb. Tu connais le poème, non ?

— Non. Quel poème ?

— Celui de Robinson Jeffers. Les Faucons blessés. Un jour, il trouve un faucon blessé dans un bois près de chez lui et se lance dans un grand baratin sur l’admiration que lui inspire cet oiseau, genre si les peines encourues étaient les mêmes, je préférerais tuer un homme plutôt qu’un faucon. Bref, il apporte à manger à son volatile et il essaie de l’aider, mais un jour vient où il ne peut plus rien faire pour lui… hormis mettre fin à ses souffrances. « Je lui fis le cadeau du plomb au crépuscule », écrit-il en guise de dernier vers, enfin… je crois. Et « le cadeau du plomb », c’est la mort par balle, bien sûr. Il tue le faucon et c’est seulement alors que l’animal peut s’envoler.

Je réfléchis un instant et lui dis :

— Peut-être que ça marche mieux avec les faucons.

— Que veux-tu dire ?

— Que les suicides par balle ne sont pas très propres. Et que ça ne marche pas toujours. Je sortais à peine de l’Académie de police lorsque j’ai appris qu’un type s’était mis un revolver sur la tempe et avait tiré. La balle avait glissé sur l’os, y avait creusé un sillon sur le côté du crâne et s’était enfoncée sous les cheveux pour ressortir de l’autre côté. Le pauvre mec avait saigné comme un cochon, était devenu à jamais sourd d’une oreille et se tapait des maux de tête indescriptibles.

— Et n’était pas mort.

— Évidemment. Il n’avait même pas perdu connaissance. Et ce n’est pas le seul cas où des types aient réussi à se trouer la cervelle et à en réchapper, jusques et y compris un flic du Service des îlotages qui a passé dix ou douze ans de sa vie à jouer les légumes. Mais, en supposant même que tu arrives à tes fins du premier coup, crois-tu vraiment que c’est le genre de cadeau que tu as envie de t’offrir ? Physiquement parlant, c’est très violent et il n’y a pas pire insulte au corps humain. Tu meurs la tête ouverte et tu répands ta cervelle partout sur les murs. Je suis navré d’être aussi cru, mais…

— Ça ne me gêne pas.

— Il n’y a pas des façons plus douces de procéder ? Il n’y a pas un livre traitant de ce sujet ?

— Si, il y en a un, me répondit-elle. J’en ai un exemplaire sur ma table de chevet. J’ai même été obligée de l’acheter ! Je suis allée à la bibliothèque et il y avait déjà seize personnes sur la liste d’attente. Je n’en croyais pas mes oreilles quand on me l’a dit. Je me suis demandé si je ne faisais pas la queue chez Zabar pour acheter du saumon fumé ! Si tu veux te tuer à New York, d’abord tu prends un numéro et tu attends.

— Comment le récupèrent-ils ?

— Comment récupèrent-ils quoi ? Je ne te suis pas très bien.

— Le livre, lui répondis-je. S’il fait son boulot, qui est-ce qui le rapporte ?

— Génial, ça, Matt. Non, vraiment ! Tu veux dire qu’il faudrait le coucher sur son testament, style « Je, soussignée, Janice Elizabeth Keane, saine d’esprit au moment… »

— C’est ton idée, Jan. Tu t’y tiens !

—… où j’écris ces lignes, exige par la présente que mes dettes et frais d’enterrement soient réglés et que mon exemplaire de Final Exit soit retourné céans à la Bibliothèque municipale de New York, branche de Hudson Park… dans l’espoir que d’autres lecteurs puissent en tirer autant de profit que moi.

« Merde, Matt, c’est merveilleux ! s’écria-t-elle. Et après, ils appellent le prochain sur la liste ? « Allô ? Monsieur Nussbaum ? Nous avons enfin le volume que vous désiriez. Nous vous serions très reconnaissant de mettre de l’ordre dans vos affaires. »

Ce que nous pûmes hurler de rire !

 

 

 

L’ennui avec ce livre, dit-elle plus tard, était que les trois quarts des méthodes qu’on y conseillait impliquaient qu’on avale des drogues. Le scénario typique consistait à s’enfiler une pleine poignée de narcotiques et à faire descendre le tout avec un verre de whisky. Mais l’un des buts premiers qu’elle s’était fixés étant justement de mourir dans l’abstinence, ces méthodes lui paraissaient contre-indiquées.

Et si ça ne marchait pas ? Et si, finissant par se réveiller quelque douze heures plus tard avec une énorme gueule de bois, elle n’avait réussi qu’à foutre en l’air tous ses efforts pour rester abstinente ? « Je m’appelle Jan, j’ai rattrapé un jour et il m’en reste quinze à vivre » ? Non ! Pas ça !

— Ils conseillent aussi le gaz carbonique, reprit-elle. Tu fixes un tuyau à la sortie du pot d’échappement et tu le fais passer par la fenêtre. Sauf que sans voiture, ce n’est pas très commode. Je pourrais peut-être en louer une, mais bon… Qu’est-ce que je fais ? Je la gare devant chez moi ? Pour qu’un pété au crack me pique la radio au moment même où je commence à partir ?

Un pistolet, il n’y avait apparemment rien de mieux. Sans compter qu’ayant opté pour la crémation, elle se moquait bien de l’air qu’elle aurait. La personne qui trouverait son corps passerait sans doute un mauvais quart d’heure, mais tant pis ! La vie n’est-elle pas pleine de mauvais quarts d’heure pour tout le monde ?

Elle avait songé à gagner un État du Sud où on vend des armes de poing à tous ceux qui en veulent, mais elle n’était pas très au courant des législations en vigueur. Avait-on le droit de s’acheter un pistolet quand on venait d’un autre État ? Était-on tenu de résider dans l’État même ? Pouvait-on s’inventer un lieu de résidence comme autrefois lorsqu’on voulait divorcer dans le Nevada ? Et cela ne résolvait pas le problème du rapatriement par avion. Bien sûr, elle pouvait toujours rentrer à New York par le rail, mais elle n’avait guère envie de passer des heures entières assise dans un train. Ou dans un avion, d’ailleurs.

— Jusqu’au moment où je me suis dit qu’avec toutes les armes à feu qui circulent à New York sans être enregistrées nulle part, il ne devait pas être sorcier de s’en procurer une. Si les enfants des écoles arrivent à en trouver et si les sans-abri se baladent armés, ça ne doit pas être la mer à boire. Après, je me suis demandé si j’avais un ami qui saurait comment s’y prendre et qui, disons… m’aimerait assez pour le faire ? Bref, sachez, mon cher, que vous êtes la seule personne qui me soit venue à l’esprit.

— Je devrais me sentir flatté ?

— Et excité par le problème.

Pleuvait-il dehors ? Il me sembla que peut-être la pluie allait tomber.

— Tu sais, lui répondis-je, ça ne me plaît pas du tout. Je déteste que tu sois malade. Je déteste l’idée que tu doives mourir.

— Je ne peux pas dire que ça me ravisse, moi non plus.

— Mais je t’en trouverai un, lui dis-je.

— Vrai ?

— Pourquoi pas ? À quoi crois-tu donc que servent les amis ?