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La Waddell & Yount avait ses bureaux au huitième étage d’un bâtiment qui en comptait douze et se dressait au croisement de Broadway et de la 19e Rue. Deux magasins se partageaient le rez-de-chaussée, le premier vendant des appareils photo et du matériel pour chambres noires, le deuxième du papier à lettres et des fournitures de bureau. La plaque de renseignements de l’immeuble parlait encore d’un fournisseur d’articles publicitaires et d’une revue spécialisée dans l’environnement. Au-dessous de la Waddell & Yount se trouvait un magasin où l’on soldait des vêtements pour hommes, articles qu’on avait récupérés dans diverses faillites ou ventes à prix sacrifiés.

Le bâtiment était ancien et les locaux de la Waddell & Yount n’avaient pas été rénovés depuis longtemps. D’un brun sale, la moquette était élimée, le mobilier allant du bureau en bois éraflé d’un mètre trente de large aux rayonnages en acajou et plaques de verre coulissantes. Au plafond pendaient des ampoules nues protégées par des abat-jour en métal vert. L’effet d’époque était saisissant, les innovations technologiques donnant les seules touches anachroniques : c’étaient sur d’antiques bureaux que trônaient ordinateurs et téléphones à touches digitales, un fax ou un photocopieur semant le trouble ici et là. Quelque part, un Luddite(26) s’accrochait encore à une machine à écrire ancien modèle dont j’entendais claquer les touches tandis que je suivais Eleanor Yount à travers le dédale de petites cages de verre qui conduisait à son officine.

Âgée d’une soixantaine d’année, la dame était encore belle, un peu forte déjà et le cheveu gris fer, mais avec de beaux yeux bleus au regard vif et alerte. Elle portait un camée au revers de sa veste de tailleur bleu marine et une alliance en or rehaussée de diamants à l’annulaire gauche. Lorsque, sur le coup de dix heures, je l’avais appelée pour lui demander un rendez-vous, elle m’avait prié de venir une heure plus tard. J’avais pris mon temps pour gagner le siège de la société, m’arrêtant même pour avaler une tasse de café. Il était maintenant onze heures, déjà elle s’asseyait à son bureau en me montrant une chaise.

— C’est drôle, dit-elle. Après votre appel, j’ai commencé à me demander si cette rencontre avait lieu d’être. J’avais besoin d’un conseil et la première idée qui m’est venue à l’esprit a été de consulter Glenn !

Elle sourit gentiment et ajouta :

— Sauf que, bien sûr, cela n’est plus possible, n’est-ce pas ? J’ai appelé mon avocat pour lui expliquer la situation. Il m’a fait remarquer qu’étant donné que je n’avais rien à cacher ou à révéler, je n’avais pas à me soucier d’être discrète.

Elle ramassa un crayon sur le dessus de son bureau et enchaîna :

— Et donc, monsieur Scudder, voici la bonne et la mauvaise nouvelle tout ensemble : oui, j’ai toute latitude de vous parler, mais non, j’ai bien peur de ne pas avoir grand-chose à vous dire.

— Combien de temps Glenn Holtzmann a-t-il travaillé pour vous ?

— Un peu plus de trois ans. Je l’ai embauché peu après le décès de mon mari. Howard est mort en avril et je crois que Glenn a commencé la première semaine du mois de juin suivant. Je m’étais entretenue avec lui juste avant l’ABA… c’est la foire annuelle du livre et elle se tient toujours pendant le week-end de Memorial Day…

Elle fit tourner son crayon dans sa main et précisa :

— Mon mari faisait fonction de conseiller juridique pour la société. Il était docteur en droit de la Columbia Law School et membre du barreau et se sentait naturellement tout à fait de taille à éplucher nos contrats.

— Et lorsque Mr Yount est mort…

— Non, me reprit-elle, Mr Waddell. Chez nous, mon mari et moi étions Mr et Mrs Waddell, mais ici il était Mr. Waddell et moi Ms Yount. Bien sûr, ce Ms s’est longtemps prononcé Miss avant que le terme de Ms(27) fasse partie du langage courant. Au grand déplaisir de Howard, je dois le dire, et pas seulement pour de basses raisons de chauvinisme mâle. Il n’arrivait pas à concevoir qu’une abréviation ne fût l’abréviation de rien.

Son regard se perdit quelque part derrière moi. Elle songeait aux années passées.

— Eisenhower était président lorsque nous avons emménagé ici, reprit-elle. Nous n’occupions que la moitié de nos bureaux d’aujourd’hui et partagions l’étage avec un certain Morrie Kelton. Celui-ci était agent artistique et faisait travailler des orchestres de danse, des effeuilleuses et les pires acteurs de vaudeville qu’on ait jamais vus. On était susceptible de rencontrer les gens les plus bizarres de New York en venant nous voir. Avez-vous jamais vu Broadway Danny Rose ? Quand nous avons vu cette œuvre, j’ai tout de suite pensé à Morrie. Je me demande ce qu’il est devenu. Il est sans doute mort. Il n’aurait pas loin de quatre-vingt-dix ans s’il vivait encore.

La machine à écrire se remit à claquer dans le lointain.

— Morrie Kelton, répéta-t-elle. C’était un petit homme dur et mal dégrossi, mais il avait quelque chose de doux. Portez-vous des lunettes, monsieur Scudder ?

— Je vous demande pardon ?

— Vous avez atteint l’âge où on en a besoin. En mettez-vous pour lire ?

— Non, lui répondis-je. Ça m’aiderait sans doute, mais j’arrive à me débrouiller sans. Du moment que la lumière est assez forte.

— Bref, vous ne faites pas encore partie de nos clients potentiels. Je ne vois pas pourquoi vous auriez envie de lire des livres imprimés gros si vous n’avez pas besoin de mettre des lunettes.

— Ça viendra.

— Quelle admirable patience ! Mais permettez que je remonte encore un peu dans le temps et surtout ne vous offusquez pas de mes impertinences. Si je vous ai demandé ça, c’est parce que je pensais aux débuts de notre société. Quand j’ai fait la connaissance de Howard Waddell, il rédigeait des contrats et s’occupait des droits annexes à la Newbold Brothers, une petite maison d’édition spécialisée dans le poche. MacMillan l’avait achetée quelques années plus tôt, mais elle était encore assez prospère lorsque Howard a décidé de voler de ses propres ailes. Et vous savez ce qui l’y a incité ?

— Non, quoi ?

— La presbytie. Il faisait la grimace quand il lui fallait lire des petits caractères, il était obligé de tenir son journal à bout de bras, il évitait tout ce qui était livres de poche imprimés trop petit… Une semaine après avoir acheté sa première paire de lunettes de vue, il a commencé à chercher des locaux. Moins d’un mois plus tard, il signait un bail ici même et rendait son tablier à Newbold. J’étais alors assistante de fabrication et me disputais tous les jours avec les imprimeurs en rêvant de devenir le nouveau Maxwell Perkins(28) qui saurait attiser les flammes du prochain grand brasier littéraire. « Ellie, m’a-t-il dit un jour, le monde est plein de vieux couillons qui voient mal et auxquels personne ne donne jamais rien à lire. En dehors d’une trentaine d’éditions de la Bible, les seuls ouvrages en gros caractères présents sur le marché sont La Force de la pensée positive et Le Livre des mormons. Ou je n’y connais rien ou c’est un marché rêvé. Que dirais-tu de travailler pour moi ? Tu ne rencontreras jamais un vrai écrivain, tu ne t’épuiseras pas en corrections et il n’y a guère de chances pour que nous devenions riches, mais je suis sûr que nous nous amuserons bien. »

— Et vous avez accepté de travailler pour lui.

— Sans me poser la moindre question. Qu’est-ce que j’avais à perdre ? Nous nous sommes bien amusés et, chemin faisant, nous nous sommes aussi beaucoup enrichis. Pas au début, Dieu m’en est témoin. Nous travaillions l’un et l’autre douze heures par jour. Howard a renoncé à son appartement et a commencé à venir dormir ici, sur un canapé : à l’entendre, ça lui économisait un loyer, des tickets de bus et une heure de transport tous les jours. Il a apporté une plaque chauffante, un petit frigo et nous nous sommes mis à manger au bureau. Pendant des années et des années, les bibliothèques ont été notre seul client, et encore… très peu. Mais nous n’avons pas lâché. Petit à petit, notre affaire a grandi.

« Et nous sommes tombés amoureux, naturellement. Et tout cela était d’autant plus authentiquement romantique que nous étions l’un et l’autre convaincus que l’amour que nous éprouvions était à sens unique ! Nous nous sommes longtemps aimés sans rien en laisser paraître. Après, nous avons rattrapé le temps perdu sauf que je ne crois pas que ce soit jamais faisable, n’est-ce pas ?

Je songeai à mes années d’alcoolisme, à tous ces jours que j’avais perdus, à toutes les nuits où j’avais sombré. Je me rappelai la chanson de Freddie Fender Les Jours et les Nuits gâchés. Mais l’étaient-ils jamais vraiment ?

— Non, lui répondis-je. Pour moi, rien n’est jamais vraiment perdu.

— Peut-être, mais qu’est-ce que nous nous sommes dépêchés de nous rattraper ! Pendant une semaine entière, il a passé toutes ses nuits chez moi. J’avais alors un petit deux-pièces dans East End Avenue. Cinquième étage sans ascenseur et Howard, qui avait déjà près de quarante-cinq ans, n’était pas en état de beaucoup apprécier. Même chose pour les deux bus qu’il devait se taper pour aller au boulot. Au bout d’une semaine, il m’a dit : « Ellie, tout ceci est ridicule. Je viens de discuter avec un agent immobilier. Il a un appartement à nous proposer à Gramercy Park. Deux chambres, une salle de séjour en contrebas, la clé du jardin public. On peut aller au boulot à pied. Tu y jettes un coup d’œil ? Je te fais confiance. Si tu trouves que c’est bien, on prend. » Et presque comme si de rien n’était il a ajouté : « Et on se marie. Et tiens même, on pourrait faire ça tout de suite. Que l’appartement te plaise ou pas… »

— Comme ça ?

— Comme ça. Je suis devenue Mrs Howard Waddell, la firme prenant le nom de Waddell & Yount, et tout cela a duré trente années. Nous n’avons jamais déménagé, nous nous sommes contentés de prendre les locaux de Morrie Kelton et de la suite voisine lorsque celle-ci a été disponible. Aujourd’hui, le quartier est à la mode et toutes sortes d’éditeurs y emménagent. Et nous, nous sommes toujours ici et j’habite toujours à Gramercy Park. L’appartement est trop grand pour moi maintenant que je suis toute seule, mais comme mon bureau est trop petit… disons que ça fait une bonne moyenne. Je vous prie de m’excuser, monsieur Scudder… Vous auriez dû me ramener à la réalité.

— Cela m’intéressait.

— Dans ce cas, je retire mes excuses ! Glenn Holtzmann, Glenn Holtzmann… Il nous a envoyé son CV sur les conseils d’un de ses amis qui travaillait pour une firme à laquelle nous faisions parfois appel lorsque nous avions besoin d’avis extérieurs. La Sullivan, Bienstock, Rowan and Hayes. Elle avait ses bureaux à l’Empire State Building, mais à mon avis elle n’existe plus aujourd’hui. Ce qui n’a aucun intérêt étant donné que je ne connais pas le nom de cet ami de Glenn, qui devait être un débutant.

« Bref, Glenn était sans emploi à l’époque. Il avait grandi en Pennsylvanie occidentale, à Roaring Spring. La seule ville de quelque importance aux environs est

Altoona. Il a fait ses études à Penn State University. Je n’ai pas appris tout ça par cœur… J’ai vérifié son dossier après vous avoir parlé au téléphone.

— Je commençais à me poser des questions.

— Après la fac, il a travaillé plusieurs années à Altoona. Un de ses oncles y possédait une compagnie d’assurances et Glenn lui a offert ses services. Puis sa mère est morte – son père l’était déjà -, et il s’est servi de l’assurance vie et du produit de la vente de la maison pour emménager à New York, où il a suivi les cours de droit de la New York Law School. Quand on voit ça sur un CV, on a tendance à lire « New York University Law School », mais la différence est de taille. Il n’empêche : il en a bien profité et a réussi l’examen d’entrée au barreau du premier coup. Après quoi il s’est installé à White Plains, où il a travaillé pour une petite société. D’après lui, les cabinets new-yorkais ne recrutaient plus, ce qui, à mon avis, voulait seulement dire qu’ils n’engageaient pas de jeunes gens sortis de Penn State et de la New York Law School.

« Mais Glenn n’avait pas beaucoup aimé vivre et travailler dans le comté de Westchester et avant longtemps il s’était mis en contact avec une maison d’édition new-yorkaise qui l’avait embauché en qualité de conseiller juridique. Personne ne l’avait retenu lorsque, un conglomérat hollandais ayant avalé la société suite à une OPA hostile, tout le service juridique de la boîte s’était fait virer. Plus tard, Howard Waddell était mort et, Glenn ayant envoyé son CV, on n’avait pas eu besoin de chercher plus loin.

— Au début, reprit-elle, il n’a pas eu grand-chose à faire. La grande majorité de nos transactions s’effectue avec des éditeurs de poche avec lesquels nous commerçons depuis des années. Nos rapports sont francs et clairement définis. Étant donné que nous nous contentons de réimprimer les ouvrages que nous achetons, nous n’avons pas besoin d’autorisations spéciales et n’avons pas davantage à nous soucier de possibles procès en diffamation. Et comme nous ne commandons pas d’écrits originaux, nous n’avons pas à poursuivre en justice des auteurs touchant des à-valoir pour des manuscrits qu’ils ne remettent pas. Comme vous le voyez, Glenn n’avait donc été engagé que pour faire une infime partie du travail de Howard.

« Ce qui ne signifie pas que nous aurions pu nous passer de lui. Comment vous dire…

Elle fronça les sourcils, chercha une analogie et reprit en ces termes :

— Ma secrétaire a une machine à écrire. Aujourd’hui, bien sûr, elle a aussi un ordinateur, dont elle se sert pour à peu près tout. Mais, de temps à autre, elle a un formulaire à remplir et ça, on ne peut pas le faire à l’ordinateur qui utilise son propre papier, ce qui fait que quand on ne veut imprimer que quelques lignes sur une feuille, il faut une machine. Bref, des jours et des jours peuvent très bien s’écouler sans qu’on ait recours à la machine à écrire, mais ça ne veut pas dire qu’on pourrait s’en passer entièrement pour autant.

— Je crois l’avoir entendue.

— Non. Je sais très bien ce que vous avez entendu. La machine à écrire de ma secrétaire est un modèle électronique particulièrement silencieux. Ce que vous avez entendu est une vieille Underwood qui fait autant de raffut que toute la salle de rédaction dans The Front Page(29). La patronne des droits étrangers refuse d’utiliser quoi que ce soit d’autre pour sa correspondance. C’est une vieille machine absolument hideuse et dont toutes les touches sont décalées. Sans parler des O et des E qui sont toujours bouchés. Elle nous sort des lettres monstrueuses et pleines de corrections qu’elle faxe dans le monde entier ! Et attention : à vingt-huit ans, la demoiselle semblerait pourtant appartenir à la génération ordinateurs, non ?

Elle soupira et ajouta :

— Loin de moi l’idée de sous-entendre que Glenn aurait été en quoi que ce soit vieux jeu. Cela dit, c’est comme pour la machine à écrire : il était indispensable quand nous avions besoin de lui, mais cela arrivait rarement.

— Que faisait-il le reste du temps ?

— Il en passait une bonne partie à lire à son bureau. Il s’intéressait à l’histoire et à la politique mondiale et nous avons acheté plusieurs livres sur sa recommandation. Il travaillait parfois aussi dans d’autres domaines.

Elle plissa les paupières.

— Quand Glenn a commencé, reprit-elle, je me suis dit qu’il serait peut-être beaucoup plus qu’un simple conseiller juridique. De fait, je voyais en lui un successeur possible.

— Vraiment ?

— N’oubliez pas qu’au départ mon mari n’avait qu’un bagage juridique. Je pensais que Glenn pourrait se servir de son poste pour s’intéresser à tous les aspects de notre affaire. Je ne suis certes pas prête à prendre ma retraite, mais je pourrais très bien l’être dans quelques années, surtout si j’avais un remplaçant possible en coulisses. Je ne le lui ai jamais dit carrément, mais c’était implicite. Il avait de l’avenir.

— Mais il n’a pas su exploiter le filon.

— Non. Un des grands projets de mon mari était de créer un club de lecteurs. L’affaire réclamait beaucoup de travail juridique au départ et a effectivement retenu l’attention de Glenn. L’idée maîtresse était de créer des clubs de lecture spécialisés, genre policiers, romans de science fiction, livres de cuisine, etc. C’était un secteur avec de réelles possibilités d’expansion et Glenn n’avait guère qu’à en prendre la direction, qu’à sortir du domaine juridique pour faire grandir l’affaire… Mais il n’en a rien fait et six ou huit mois après son arrivée, j’ai compris qu’il était manifestement heureux de jouer les grenouilles dans notre petite mare. Au début, j’ai cru qu’il attendait son heure et qu’il nous quitterait pour une autre société dès qu’il en aurait l’occasion. Et puis, le temps passant, je me suis aperçue que je me trompais et qu’en fait il était très content de son sort. J’en ai conclu qu’il n’était pas terriblement ambitieux.

— Déçue ?

— Je crois. Je l’avais pris pour un deuxième Howard Waddell et il était tout sauf ça. Sans parler de ma retraite, qui s’éloignait au lieu de se rapprocher. Toujours est-il que, dans la situation actuelle, je pense continuer à tenir les rênes pendant encore cinq ans et crois connaître la personne qui les reprendra quand mon heure aura sonné.

— La patronne des droits étrangers.

— Exactement ! Parce qu’alors ses histoires de machine à écrire ne seront plus un problème vu qu’elle aura sa propre secrétaire. Et maintenant, j’aimerais bien savoir comment vous l’avez deviné.

— Coup de chance.

— Ne me racontez pas de bêtises. Il ne s’agit pas d’un coup de chance. Vous avez dit ça d’un ton parfaitement assuré. Comment diable avez-vous fait pour savoir ?

— Quelque chose dans la façon dont vous parliez d’elle. Et la petite lueur que vous aviez dans les yeux.

— Rien de plus concret ?

— Non.

— Étonnant. Alors qu’elle ignore tout de mes visées… comme tout le monde, d’ailleurs. Vous devez être vraiment très bon dans votre métier, monsieur Scudder. C’est donc là tout le secret ? Parler aux gens, écouter ce qu’ils racontent et les observer quand ils parlent ?

— C’en est une grande part, lui répondis-je, et c’est celle que je préfère.

Nous parlâmes encore un peu de mon travail, puis je lui posai des questions sur le salaire de Glenn.

— Nous l’augmentions chaque année, m’apprit-elle, mais il gagnait quand même nettement moins qu’un débutant tout frais émoulu de son école de droit dans un cabinet d’avocats conseils. C’est vrai aussi que ces boîtes savent soutirer jusqu’à des soixante-dix ou quatre-vingts heures de travail hebdomadaire à ces jeunes gens et que, comme je vous l’ai dit, nous ne demandions pas grand-chose à Glenn. Il gagnait assez d’argent pour vivre décemment. Il était célibataire quand il a commencé et il a été assez malin pour épouser une demoiselle fortunée. Je… j’ai dit quelque chose de mal ?

— Il vous a dit que sa femme était riche ?

— Peut-être pas directement, mais c’est effectivement l’impression que j’ai…

— C’était une artiste, lui renvoyai-je. Elle faisait de l’illustration en free-lance. Elle vivait dans un appartement minable du Lower East Side.

— Voilà qui est extraordinaire !

— C’est même ici qu’il a fait la connaissance de sa femme, poursuivis-je. Elle était venue montrer son book à votre directeur artistique et c’est ce jour-là que Glenn l’a repérée. D’après moi, tout cela a été très romantique, quoique assez différent de la cour qu’on vous a faite.

— Si tant est qu’on puisse parler de cour… Mais, je vous en prie, continuez. Tout cela est fascinant.

— Il l’a complètement séduite. Et lui a demandé sa main un mois plus tard.

— Et moi qui croyais que cela avait duré des éternités !

— Vous n’avez jamais vu sa femme ?

— Non. Je sais qu’elle était de Denver et que c’est là qu’ils se sont mariés, mais comme personne du bureau n’y est allé… Je pensais que c’était très famille-famille.

— Elle est de la banlieue de Minneapolis, lui dis-je, mais j’ai l’impression qu’elle a coupé tous les liens avec sa famille quand elle est partie pour New York. Ils se sont mariés à City Hall et sont allés passer leur lune de miel aux Bermudes.

— Son père a-t-il construit des stations de ski à Vail et Aspen ?

— Je n’ai pas souvenir qu’elle m’ait parlé de son père, mais non… je ne crois pas qu’il ait jamais fait rien de pareil. Quand ils sont rentrés de leur voyage de noces, il lui a offert un appartement neuf en guise de surprise. Il en avait réglé le premier versement avec l’argent qu’il avait hérité de ses parents.

— Et moi qui croyais qu’il avait eu à peine de quoi se payer ses études de droit !

— Il a peut-être économisé sur les repas…

— Et l’appartement…

— Un petit deux-pièces en copropriété avec une vue spectaculaire. Je dirais dans les deux cent cinquante mille dollars, au minimum.

— C’est dans un bâtiment neuf, non ? Les constructeurs font parfois crédit… avec seulement dix pour cent de dépôt. Il ne lui aurait donc fallu que vingt-cinq mille dollars, mais de là à pouvoir payer les traites…

Les traites ? Je lui expliquai que rien n’avait été plus facile : il avait tout acheté argent comptant.

Elle me regarda d’un air hébété.

— Et d’où le sortait-il ?

— Aucune idée.

— Évidemment, on ne peut pas écarter l’idée d’une fraude. Mais… piquer deux cent cinquante mille dollars dans la caisse ? Je serais tentée de dire que c’est impossible, mais comme c’est toujours ce qu’on dit… J’ai entendu parler de deux histoires de fraude dans le monde de l’édition rien que pour l’année dernière. L’une d’elles porte sur une somme à six chiffres. Les deux affaires ont été promptement étouffées, dans les deux il y avait de la cocaïne, ce qui semble toujours beaucoup pousser à ce genre de conduite. Ça crée un motif économique d’une force irrépressible tout en minant le caractère et le jugement. Glenn prenait-il de la cocaïne ?

— Vous le soupçonnez d’en avoir fait usage ?

— Certainement pas. Je ne pense même pas qu’il buvait.

Je lui posai des questions sur les liquidités : y en avait-il beaucoup dans la maison ?

— Nous avons des fonds importants en dépôt, me répondit-elle. Dans un bilan, ils feraient partie des avoirs, mais je ne crois pas que ce soit à ça que vous pensiez.

— Non. Je pensais à l’argent liquide… aux billets verts.

— « Aux billets verts », répéta-t-elle. Écoutez, monsieur Scudder… Ma secrétaire a un petit coffre dans le tiroir du haut de son bureau. Elle y puise quand il faut donner un pourboire à un coursier. Disons que, les bons jours, il peut s’y trouver jusqu’à cinquante dollars, mais il faudrait être assurément plein de ressources pour en extraire deux cent cinquante mille !

— Je crois que Holtzmann avait de l’argent liquide. S’il avait trouvé un moyen de vous en voler, cela aurait nécessité des versements intempestifs sur des comptes bidon et je n’en vois aucune trace.

— Voilà qui me soulage, mais ne satisfait pas ma curiosité. Où trouvait-il cet argent, d’après vous ?

— Je n’en sais rien.

— Peut-être l’avait-il depuis toujours. Peut-être ses parents étaient-ils riches, peut-être lui avaient-ils effectivement laissé des sommes substantielles dont il ne voulait parler à personne. Il en aurait alors utilisé une partie pour faire ses études de droit et aurait gardé le reste.

— En liquide ? On aurait retrouvé des comptes bancaires, des reçus. À moins que ces sommes aient elles-mêmes été en liquide lorsqu’il en a hérité.

— Je ne vois pas comment.

— De l’argent qu’on met dans un bocal. Des sommes sur lesquelles ses parents n’auraient pas voulu payer d’impôts, des sommes qu’ils auraient cachées au fisc et qui lui seraient revenues à leur décès. À quelle époque est-il venu à New York ? Il y a dix ans ?

— Au moins. Je pourrais demander à Enid de chercher.

— Cela n’a pas d’importance. Mettons dix ans. Les billets que j’ai vus m’ont paru assez récents, mais c’est vrai que je n’ai pas vérifié les dates des séries ou les signatures et donc…

— Les billets que vous avez vus ? répéta-t-elle.

Je n’avais pas eu l’intention de lui en parler.

— Il y avait de l’argent dans l’appartement, lui dis-je.

— De grosses sommes ?

— À mon avis, oui.

Nous nous tûmes tous les deux. Au bout d’un long moment, elle me demanda pour qui je travaillais. Je le lui dis. Elle voulut savoir si cela signifiait que George Sadecki était innocent. Pas nécessairement, lui répondis-je. Cela pouvait aussi bien et seulement signifier qu’il était coupable d’avoir tué quelqu’un qui avait un secret. J’avais donc des chances d’en apprendre plus lorsque je déterrerais ce secret, mais en attendant, je n’avais qu’une certitude : un secret, Glenn Holtzmann en avait un.

— Il travaillait souvent tard, ajoutai-je. Enfin… d’après ce que dit sa femme. Cela étant, si ses responsabilités étaient aussi légères que vous me le dites…

— Je n’ai pas souvenir qu’il soit jamais resté à son bureau après cinq heures.

— Je me demande où il allait.

— Je n’en ai aucune idée.

— Il avait aussi des rendez-vous le soir. Des rendez-vous d’affaires, s’entend, mais… ce ne devait pas être pour la Waddell & Yount.

Elle secoua la tête.

— Tout cela me paraît incompréhensible, dit-elle. Je ne crois pourtant pas être particulièrement naïve. Mais s’il est quelqu’un qui n’avait vraiment rien d’un monsieur Double Vie, c’était bien lui.

— Je l’ai rencontré une fois.

— Vous ne me l’aviez pas dit.

— Parce que ça n’est pas allé bien loin. Mon amie et moi sommes sortis avec eux un soir. C’était au printemps. Après, je l’ai rencontré plusieurs fois dans le quartier. J’habite à une rue de chez lui. Il me poussait à écrire un livre.

— Vous écrivez ?

— Non, et ça ne m’intéressait pas du tout, mais il avait dans l’idée de publier un livre sur ma vie de détective privé. D’après ce qu’il m’avait dit de votre maison, j’avais pourtant déjà l’impression que vous ne faisiez que des réimpressions.

— C’est ça même.

— En réalité, que j’écrive un livre ou pas ne l’intéressait pas plus que moi. J’avais le sentiment qu’il attendait quelque chose de moi, mais qu’il ne voulait pas me dire de quoi il s’agissait. Il me mettait mal à l’aise. Il me paraissait hypocrite.

— Il est clair que vous le sentiez beaucoup mieux que moi.

— Ou alors, c’est qu’il n’avait rien à cacher quand il était ici, lui suggérai-je. Peut-être gardait-il son côté noir pour les moments où il n’était pas au bureau.

C’était elle la patronne, me dit-elle. Si Glenn Holtzmann avait un côté noir, ou même seulement un côté clair, il y avait peu de chances pour qu’il le montrât à la femme qui lui réglait son salaire. Elle me fit visiter la maison et me présenta à trois collègues du défunt, la jeune directrice des droits étrangers y compris. Le bref entretien que j’eus avec chacun d’eux n’ajouta rien d’essentiel à ce que je savais déjà. Sur la fin, Glenn Holtzmann s’était surtout occupé d’un club de lecture et des questions juridiques soulevées par l’obligation faite à chacun de ces lecteurs d’acheter un nombre minimal de volumes par an. Je finis par en apprendre nettement plus sur ce point que je ne le désirais. À mon idée, tout cela n’avait qu’un rapport assez lointain avec mon histoire de coffre-fort, de coups de feu et de sang sur le trottoir.

Lorsque je la retrouvai dans son bureau, Eleanor Yount voulut connaître mon opinion sur un certain nombre d’inconnues de l’affaire. Je lui répondis qu’il était trop tôt. Je n’avais pas encore assez d’éléments pour me lancer dans ce genre de conjectures.

— C’est la réponse que je craignais d’entendre, me dit-elle. Mais j’aimerais savoir ce qu’il en est et j’ai le sentiment que ce n’est pas en lisant les journaux que je l’apprendrai.

— Qui sait ?

— Mais même alors, insista-t-elle, les journalistes ne diraient pas tout, n’est-ce pas ?

— Ils le font rarement.

— Vous reviendrez me voir et vous me direz ? De mon côté, je vais bien évidemment m’assurer que ce n’est pas la Waddell & Yount qui a acheté l’appartement de Glenn Holtzmann. Je vous appelle si jamais nous constatons des irrégularités. Si vous pouviez me laisser votre carte…

Je lui en tendis une.

— Un nom, un numéro de téléphone et c’est tout ? Vous faites dans le minimalisme ? Vous êtes un homme intéressant, monsieur Scudder. Je ne publie effectivement pas de manuscrits originaux, mais je connais à peu près tous ceux et toutes celles qui le font dans cette ville. Si jamais vous aviez un livre en travers de…

— Non, aucun, vraiment.

— Voilà qui est tout à fait remarquable, dit-elle. Et moi qui croyais que tous les policiers et détectives privés de New York rêvaient de se faire publier ! Que les criminels les intéressaient beaucoup moins que les agents littéraires !