16

 

Avant de quitter ma chambre, je glissai ma liasse de cinquante billets de cent dans le tiroir du haut de ma commode. « C’est le premier endroit où ils iront chercher », me susurra une petite voix. Eh bien, tant mieux, décidai-je. Je préfère qu’ils le trouvent immédiatement plutôt que de tout démolir dans la pièce. Je refermai le tiroir et descendis prendre un taxi pour aller chez Elaine.

Le dîner ne fut pas une réussite. Le restaurant qu’elle avait choisi était certes petit et situé à un coin de rue, mais, du genre bistro français, il avait pour logo un loulou de Poméranie sévèrement châtré et peut-être même, qui sait ? un rien fêlé dans sa tête. Elaine, qui est végétarienne, ne trouva rien à manger qui n’ait pas dans un passé récent volé, nagé ou rampé quelque part. Cela lui est déjà arrivé et, en général, elle sait garder son enthousiasme et s’en débrouiller en commandant un plat de légumes. Cette fois-là, cependant, son enthousiasme fut atteint et son humeur ne s’améliora guère lorsque je me crus obligé de lui rappeler que c’était elle qui avait choisi le resto. Le garçon n’arrangea pas la chose en se montrant particulièrement débile lorsqu’elle lui expliqua ce qu’elle voulait. Le cuisinier fit trop cuire ses légumes et la note fut salée.

Sans oublier le service : d’une extrême lenteur alors que ni elle ni moi n’avions vraiment envie de parler. Les silences furent longs, et nombreux. Il y a des moments où ça ne gêne pas. Il y a ainsi un groupe d’Alcooliques anonymes que je fréquente parfois et qui fonctionne sur les principes quakers, ses membres ne prenant la parole que lorsque quelque chose les y pousse. Entre les prises de parole, les silences durent parfois des éternités, mais personne ne s’en émeut, lesdits silences faisant aux yeux de chacun partie intrinsèque de la séance. Elaine et moi avons souvent partagé des instants de silence qui, de la même manière ou presque, poussent eux aussi à la conversation.

Ce n’était pas le cas. Ces silences-là furent nerveux, désagréables et débilitants. J’essayais de ne pas regarder ma montre, mais ne pus m’en empêcher à une ou deux reprises, le silence s’épaississant beaucoup lorsqu’elle me surprit en train de le faire.

Sur le chemin du retour, elle me dit :

— Heureusement que c’était dans le quartier. Je n’aurais pas beaucoup aimé régler une grosse course de taxi en plus de la note qu’on s’est tapée.

— C’est pour ça qu’on y est allé. Si ç’avait été plus loin…

— Je plaisantais, m’assena-t-elle.

— Ah. Je te demande pardon.

Ce soir-là, le portier de service était un vieil Irlandais qui travaille dans son immeuble depuis le VJ Day(32)

— B’soir, miss Mardell, lança-t-il gaiement à Elaine, ses yeux ne me voyant même pas.

— Bonsoir, Tim, lui répondit-elle. Un temps magnifique, n’est-ce pas ?

— Ah oui ! s’écria-t-il. Vraiment splendide.

Une fois dans l’ascenseur, je dis à Elaine :

— Tu sais que ce fumier fait tout pour que j’aie l’impression d’être invisible ? Pourquoi ne fait-il même pas semblant de me voir ? Croirait-il que tu essaies de me faire passer incognito ?

— C’est un vieil homme, me répondit-elle. Il est comme ça et c’est tout.

— Tout le monde est ou trop jeune pour comprendre ou trop vieux pour changer. Tu as déjà remarqué ?

— Eh bien justement, oui, j’ai remarqué.

Il y avait un message sur son répondeur. T. J. m’avait laissé un numéro où le rappeler. Je dis à Elaine que je ferais peut-être mieux de m’exécuter tout de suite.

— Vas-y, me dit-elle.

Je composai le numéro, on décrocha à la deuxième sonnerie.

— Que puis-je faire pour toi, mou chou ? me demanda une voix bien râpeuse.

Je demandai qu’on me passe T. J. T. J. prit la communication et me dit :

— Bon, voilà le marché, André. Ça serait pas mal que tu viennes nous voir tout de suite.

Je jetai un coup d’œil à Elaine. Elle s’était installée dans le fauteuil noir et blanc à oreilles et faisait des grimaces en regardant les habits du catalogue des magasins Land’s End. Je couvris l’écouteur de la main et lui dis :

— C’est T. J.

— C’est pas lui que tu as appelé ?

— Il a réussi à retrouver un témoin. Je ferais peut-être bien d’aller voir cette dame avant qu’elle ne disparaisse à nouveau dans la nature.

— Et donc, tu t’en vas ? C’est ça ?

— Ben, c’est-à-dire que… on avait des plans.

— Vaudrait mieux en changer, tu ne crois pas ?

— T. J. ? Tu me donnes l’adresse ?

— 488 18e Rue, c’est entre la 9e et la 10e Avenue. Y a pas de nom sur l’interphone, mais tu sonnes à l’appartement 42. C’est au dernier étage.

— Je te rejoins dans quelques minutes.

— On t’attendra, Isadora. Ah… avant que j’oublie…

Il baissa la voix :

— J’y ai dit qu’y aurait un p’tit quelque chose pour elle. J’ai bien fait ?

— Pas de problème.

— Non, parce que comme je sais que le budget est pas gros…

— Il n’est pas gros, mais il n’est pas squelettique non plus. On a un autre client.

Je raccrochai et sortis mon manteau de la penderie de l’entrée. Elaine me demanda qui était mon nouveau client.

— Lisa Holtzmann.

— Ah.

— Glenn était plus retors qu’on ne le pensait. Il a acheté l’appartement avec du liquide.

— Et où l’a-t-il trouvé, ce liquide ?

— Ça fait partie des choses qu’elle aimerait bien savoir.

— Ainsi, tu as deux clients.

— Voilà.

— Et un témoin ? On dirait que ça s’éclaircit beaucoup.

— Peut-être. Je ne sais pas combien de temps ça va me prendre.

— Où dois-tu aller ?

— À Chelsea. Je devrais pouvoir régler ça en une heure.

— Et après, tu as l’intention de revenir ici ?

— C’était ce que nous avions prévu, non ?

— Ah, dit-elle.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Elle tenait toujours son catalogue de Land’s End à la main. Elle le jeta par terre et me dit :

— Ça ne va pas, ce soir. Je ne sais pas pourquoi. C’est sans doute de ma faute. Mais au point où nous en sommes, il n’y a plus moyen de repartir du bon pied. Tu risques fort de mal interroger ton témoin parce que tu te diras qu’il vaut mieux que tu rentres et tu m’en voudras…

— Non, je ne t’en voudrai pas.

—… et moi, je serai furieuse que tu ne rentres pas plus tôt, ou que tu rentres en faisant la gueule. En plus, tu es vraiment en plein boulot et il y a certainement d’autres choses que tu aimerais faire quand tu auras fini… Je me trompe ?

— C’est vrai que je devrais peut-être aller voir Danny Boy, reconnus-je. Entre autres… Mais tout ça peut attendre.

— Pourquoi donc ? Parce que ce qu’on fait en ce moment est trop chouette ? Non, Matt. Appelle-moi plutôt demain matin. Qu’est-ce que tu en dis ?

Je lui en dis que ça me convenait.

 

 

 

À l’adresse que T. J. m’avait indiquée, je trouvai un immeuble locatif en brique rouge sis à trois portes de la 10e Avenue. J’avais déjà grimpé quatre étages lorsque T. J. me lança :

— Encore un, mec. T’y arriveras, Alexandra.

Ils m’attendaient à la porte de l’appartement du fond. T. J. me sourit avec une fierté un peu gauche :

— Julia, dit-il, je te présente Matt Scudder, le type pour qui je bosse. Matt ? Voici Julia.

— Matthew, dit-elle en me tendant la main. C’est gentil d’être venu. Si vous voulez bien me suivre…

Elle me fit entrer dans une pièce absolument impeccable. Poncées, peintes et passées au polyuréthanne, les lames du parquet étaient larges et d’un beau rouge écarlate. Les murs tiraient sur le jaune citron, mais ne se voyaient guère tant on y avait accroché d’œuvres d’art. Toutes montées et encadrées par des professionnels et allant du dessin et de la gravure de quelques centimètres carrés au poster signé Keith Haring. Au-dessus du lit une affiche du film Paris brûle-t-il ? Éclairage indirect fourni par divers lampadaires et lampes de bureaux, dont deux à socle en forme de panthère noire et plusieurs à abat-jour sertis de plomb. Des rideaux de perles séparaient la pièce d’une cuisine aménagée et de la salle de bains. Bon nombre de ces perles étaient en verre taillé et brillaient comme des diamants.

— Ça n’est pas grand-chose, reprit-elle, mais je suis chez moi. Vous voulez bien vous asseoir, Matthew ? Vous devriez trouver ce fauteuil confortable. Et moi, je crois que je vais me prendre un petit verre de xérès. Je vous en apporte un ?

— Non, merci.

— Y boit pas, dit T. J. J’te l’ai déjà dit.

— Je sais, reprit Julia, mais je vous en offrais pour être polie. Un peu de Coke ?… De Coca-Cola, je veux dire ?

— Ça serait parfait.

— Des glaçons ? Un zeste de citron ?

Elle me prépara un Coca et se versa du xérès. T. J. avait déjà un Coca, mais sans citron. Julia s’assit sur le divan, ramena ses jambes sous elle et caressa la place à côté d’elle. T. J. ne réagissant pas, elle fronça les sourcils et caressa de nouveau la place à côté d’elle. T. J. s’y assit.

C’était une créature tout à fait exotique, dont la peau bronzée semblait rougeoyer sous l’éclat d’une ampoule intérieure. Elle avait de petites oreilles, un nez long et étroit et une bouche très charnue. Ses yeux et ses pommettes hautes lui donnaient un air vaguement eurasien. Elle avait les joues couvertes d’un fin duvet, rien ne disant pourtant qu’elle eût jamais dû se les raser par le passé. Coupés à la Sassoon, ses cheveux étaient pleins de mèches blondes qui certes lui allaient bien, mais surprenaient assez d’un strict point de vue génétique. Le pyjama qu’elle portait évoquait le harem et mettait ses formes en valeur, buste plein, taille fine et fessier bien comme il faut. Rouge à lèvres et vernis à ongles, boucles d’oreilles et ballerines ornées de perles, elle était d’une élégance rare.

Je lui dis la première chose qui me passa par la tête :

— Difficile de ne pas s’y tromper.

— Merci.

— Et vous vous appelez Julia ?

— Avant, c’était Julio, me répondit-elle en prononçant son ancien prénom à l’espagnole. J’étais un mâle de type hispanique. Maintenant je suis une femme d’origine indéterminée.

— Depuis combien de temps êtes-vous une femme ?

— Cinq ans, enfin… au sens où vous l’entendez. Depuis toujours d’un autre point de vue.

— Avez-vous été opérée ?

— Opérée ? Plusieurs fois. Et ce n’est pas fini. Mais l’opération, la grande, je ne l’ai pas encore subie.

— Je vois.

— Je me suis fait refaire le visage et augmenter la poitrine.

Elle se prit les seins dans les mains et ajouta :

— Les silicones ont parachevé le traitement hormonal. Et je me suis fait ôter quelques points noirs. La prochaine opération, quand j’aurai assez d’argent et de courage pour me l’offrir, ce sera là.

Elle toucha son cou et précisa :

— La pomme d’Adam. Ça trahit à tous les coups. Et on peut la réduire de manière considérable. Il n’empêche : ça fait très peur de se dire qu’ils vont couper à cet endroit-là. Mais je crois que ça en vaut la peine : on ne devrait même pas voir la cicatrice.

Elle but un peu de son xérès bien ambré et conclut :

— Et c’est nettement moins angoissant que la grande intervention.

— Je n’en doute pas.

Elle rit.

— Et comment ! s’écria-t-elle. Ça a quelque chose de tellement irréversible… Impossible de retourner voir le médecin pour lui dire qu’on a changé d’avis et que… vous pourriez pas me les remettre, docteur ? Vous n’avez qu’à regarder T. J. Il suffit que je lui en parle pour qu’il se tortille comme une folle.

— Moi ? Ça m’fait ni chaud ni froid, dit-il.

— Ben tiens, pardi ! Dites-moi, Matthew ? Vous ne trouvez pas qu’il ferait une fille superbe ?

— Arrête ça, Julia ! s’exclama T. J.

— Pour quelqu’un à qui ça ne fait ni chaud ni froid ! Regardez, il a la bonne taille. Il est grand, mais pas trop, comme beaucoup de TS. Un peu large d’épaules, peut-être, mais ça peut s’améliorer, ces choses-là !

Elle se tourna vers lui et lui posa une main sur la poitrine :

— Allez, allez, T. J. Je suis sûre que tu vas adorer ! On pourrait jouer aux fifilles ensemble. On se caresserait les nénés, on se frotterait la chatte !

— Pourquoi qu’tu dis des trucs comme ça ?

— Je m’excuse, dit-elle. Tu as raison. Les femmes ne devraient pas parler comme ça.

— Bon, alors… tu arrêtes tes conneries, ou quoi ?

— Julia, dis-je, j’ai appris que vous vous trouviez dans la rue le soir où Glenn Holtzmann a été abattu.

— Revenons à nos moutons, c’est ça ?

— Je crois qu’il vaudrait mieux.

— Ah, les hommes ! soupira-t-elle. Toujours à bâcler les préliminaires. Mais pourquoi cette hâte, mon Dieu ? Et si on prenait le temps de humer… euh… l’air ?

Voyant mon hésitation, elle partit d’un grand rire de gorge, se pencha vers moi et me flatta gentiment le genou.

— Je vous demande pardon, dit-elle. Il y a des moments où je joue un peu trop les grandes folles. Oui, j’y étais.

— Qu’avez-vous vu, au juste ?

— Glenn.

— Vous le connaissiez ?

— Non. C’est parce que je l’ai appelé par son prénom que vous me posez la question ? Le bonhomme étant mort, je ne vois pas pourquoi il faudrait faire des chichis. Mais bon, non, je ne l’avais jamais rencontré.

— L’aviez-vous vu avant ce soir-là ?

— Dans la rue, voulez-vous dire ? Je ne crois pas. Vous passez souvent dans la 11e Avenue ? Parce que vous non plus, je ne pense pas vous y avoir jamais vu.

— J’habite dans le coin, mais je ne passe pas souvent par là.

— Comme tout le monde, quoi. Il n’y a pas beaucoup de piétons dans cette rue, enfin, je veux dire : de piétons qui piétonnent. En dehors des gens qui ont des trucs à offrir… Mais les clients se pointent rarement à pied. Ils sont plutôt en voiture. Ou en camionnette. Mais monter dans une camionnette, c’est risqué… Mes deux petits seins chéris m’ont coûté dix fois trop cher pour qu’un psychopathe quelconque s’amuse à me les couper. Même que, l’année dernière, c’est vraiment arrivé à une fille de l’East Side. Vous avez sûrement lu ça dans les journaux.

— Oui.

— Il se promenait, reprit-elle. Glenn… C’était un bel homme, bien habillé. Au début, je l’ai pris pour un client, mais il ne s’occupait pas des filles. Même les timides, même ceux qui ont trop peur pour venir ou dire quoi que ce soit, ils regardent. Ils sont peut-être plus du genre à mater en douce qu’à vous dévisager, mais pour regarder, ils regardent.

— Et lui ne regardait pas.

— Non. Ce qui m’a donné à penser qu’il ne s’intéressait pas à moi(33) et, par voie de conséquence, j’ai cessé de faire attention à lui. J’avais des sous à gagner, je me suis mise dans l’état d’esprit qu’il faut et j’ai regardé ailleurs. Mais, à un moment donné, j’ai tourné la tête et je l’ai vu qui téléphonait.

— Vous n’auriez pas remarqué l’heure qu’il était, par hasard ?

— Je vous en prie, Matt ! Je sais seulement que c’était le soir parce qu’il faisait noir.

— D’accord.

— Après, j’ai eu un client. Un gentleman dont je m’étais déjà occupée, mais que je ne qualifierais pas de régulier. Il a une Volvo familiale immatriculée dans le New Jersey. Ce que vous appelleriez un boute-en-train qui s’ignore. Nous avons fait nos petites affaires dans sa voiture, au coin de la rue.

Elle se mit un doigt dans la bouche et se le suça sans me lâcher des yeux.

— Ça n’a pas pris longtemps, ajouta-t-elle.

Je jetai un coup d’œil à T. J. Aussi impassible qu’il le pouvait.

— Après, reprit-elle, je suis revenue à mon emplacement habituel. Voyons, voir… J’étais de l’autre côté de l’avenue et plus près du coin de la 54e. Lui se trouvait au coin de la 55e, devant la vitrine du concessionnaire Honda. Est-ce que c’est à ce moment-là que je l’ai vu ? Je ne pense pas. Je n’avais aucune raison de regarder par là.

— Et donc ?

— Et donc, c’est à peu près à ce moment-là qu’une autre voiture s’est arrêtée et qu’un type a baissé sa vitre pour qu’on discute. Nous n’avons pas tardé à rompre les négociations, mais elles étaient encore en cours lorsque quelqu’un a tiré des coups de feu.

— De l’autre côté de la rue.

— C’est ce qu’il m’a semblé, mais je ne peux pas en jurer. Je ne saurais affirmer que c’était des coups de feu, même si c’est bien à ça que j’ai pensé sur le moment.

— Combien de coups ?

— Trois, mais je sais que je l’ai entendu aux infos. Je ne les ai pas comptés sur le moment. En fait, je n’y prêtais aucune attention. J’étais trop occupée à mes négociations qui commençaient à battre de l’aile. Mon grand admirateur voulait me sauter sans capote. « Ça ne m’inquiète pas, me disait-il, je vois bien que t’es propre et en bonne santé. » Ben tiens ! Et bien décidée à le rester, merci monsieur. Bref, ces coups de feu étaient vraiment le cadet de mes soucis. Et donc, nous sommes tombés d’accord pour reconnaître que nous n’étions pas d’accord, je me suis reculée du bord du trottoir, il a démarré et c’est juste à ce moment-là que j’ai entendu un quatrième coup de feu.

— Combien de temps s’était écoulé depuis le troisième ?

— Je ne sais pas. Ce qui m’est venu à l’esprit lorsque j’ai entendu ce quatrième coup de feu ? Voyons, voyons… quelque chose du genre : ah oui, j’en ai déjà entendu d’autres. Comme quoi je les avais bien enregistrés, mais je n’y pensais pas vraiment.

— Qu’avez-vous fait ?

— J’ai regardé du côté d’où ça venait. Mais la voiture était toujours devant moi quand le coup a claqué et après, il y a eu d’autres voitures qui m’ont empêchée de voir le coin de la rue. Quand j’ai enfin pu regarder, tout ce que j’ai vu, c’était Glenn étendu sur le trottoir. Sauf que je ne savais pas que c’était lui.

— Parce que vous n’aviez pas encore appris son nom.

— Voilà. Je ne savais même pas que c’était le gentleman que j’avais vu avant parce qu’il était tombé face contre terre et que ç’aurait pu être n’importe qui. Pour ce que j’en savais, le type que j’avais vu avant était rentré chez lui pendant que j’essayais de causer affaires avec Môssieur Machismo. Plus tard, bien sûr, j’ai vu sa photo dans les journaux et j’ai compris que c’était lui que j’avais vu. Mais à ce moment-là, la seule personne que j’avais reconnue, c’était George.

— George Sadecki. À ceci près que vous ne l’auriez pas su non plus, n’est-ce pas ? Avant de le voir dans le journal ou à la télé, s’entend.

Elle secoua la tête.

— George, je le voyais tout le temps. Au début, j’avais peur de lui… la façon qu’il avait de dévisager les gens… mais comme tout le monde disait : « Oh, c’est George. Il est inoffensif », j’avais fini par lui dire bonjour chaque fois que je le voyais. Je criais : « Salut, George ! » Mais il ne répondait jamais.

— Et vous l’avez vu le soir de la fusillade ?

— Penché sur le cadavre.

— Était-ce la première fois que vous le voyiez ce soir-là ?

— Aucune idée. Il ne faut pas oublier que George faisait partie du paysage. Je n’avais aucune raison de me rappeler l’avoir vu, ou de pouvoir distinguer entre les divers moments où je l’avais aperçu. J’aurais très bien pu l’avoir vu avant, ou ne pas l’avoir vu de toute la semaine. L’avais-je vu avec Glenn ? Non. George, je ne l’ai vu qu’après la fusillade.

— Et il était penché sur le cadavre ? Que pensiez-vous qu’il faisait ?

— Impossible à dire. Peut-être essayait-il de voir si Glenn était vivant ou mort. Peut-être aussi voulait-il lui piquer son portefeuille.

— Vous êtes-vous dit qu’il avait tué Holtzmann ?

— Non. Parce que j’ai tout de suite vu que c’était George et que George, pour moi, c’était un individu inoffensif.

— Vous ne saviez pas qu’il était armé.

— On ne m’avait jamais dit qu’il portait une arme et il ne s’était évidemment jamais donné la peine de me la montrer.

— Vous n’avez pas vu d’arme dans sa main quand il se penchait au-dessus du corps ?

— Non, mais je me trouvais assez loin. J’avais mis mes lentilles de contact, mais je ne crois quand même pas que j’aurais pu voir s’il tenait quelque chose dans sa main. Cela dit, j’ai l’impression qu’il avait les deux mains libres.

Je repris plusieurs fois cette histoire avec elle, mais n’en tirai pas beaucoup plus que ça. Julia était nettement plus au clair de ce qu’elle avait vu que je le craignais, mais elle n’avait pas assisté à la fusillade proprement dite. Son témoignage rendait certes l’innocence de George un peu plus plausible, mais c’était bien tout. Et ça ne me donnait aucun indice sur l’identité de l’assassin.

Je lui demandai s’il était possible qu’il y ait eu d’autres témoins.

— Je ne sais pas, dit-elle. Cette avenue est un peu morne avant minuit et ça ne swingue vraiment qu’entre deux heures et quatre heures et demie du matin. Beaucoup de clients aiment bien commencer par se saouler. Les bars ferment à quatre heures et, une demi-heure plus tard, tout le monde rentre chez soi ou gagne d’autres lieux de réjouissances.

— Vous étiez arrivée tôt.

— Oui, j’aime bien commencer tôt. Comme se plaisent à le dire nos sœurs basanées du sous-continent : « C’est la mangouste matinale qui attrape le cobra. » Il y a moins de clients, mais moins de concurrence. Non que je la craigne, remarquez…

Elle me glissa un regard de côté et ajouta :

— Non, parlons sérieusement : je préfère conclure affaire avant que ces messieurs soient imbibés comme des éponges. Ce sont des hommes mariés. Vous n’êtes pas marié, n’est-ce pas ? Vous ne portez pas d’alliance.

— Je ne suis pas marié, non.

— Mais T. J. me dit que vous êtes avec quelqu’un.

— Oui.

Elle soupira.

— Ah, les bons sont toujours pris ! Mais où en étais-je ? Ah, oui… l’histoire de commencer tôt. J’aime démarrer de bonne heure, me faire mes clients et fermer boutique aussi vite que le fric me le permet. Ça me laisse le reste de la nuit pour être moi-même. Mais les affaires, il faut s’en occuper d’abord, n’est-ce pas ? À ce propos…

— Oui ?

— Je n’aime pas beaucoup mettre ça sur le tapis, mais T. J. m’a dit que vous me rembourseriez pour le temps perdu.

Je sortis deux billets de cinquante de mon portefeuille. Elle me fit tout un cinéma pour se les glisser sous le col de sa veste de pyjama.

— Merci, dit-elle. C’est peut-être un peu vulgaire de prendre de l’argent alors que nous n’avons fait que bavarder, mais si vous saviez ce que me demandent les médecins ! Sans compter que Blue Cross(34) ne rembourse absolument rien. Bien sûr, il faudrait d’abord y cotiser, ce qui n’est pas mon cas.

Elle se toucha la pomme d’Adam et ajouta :

— Très bientôt, je n’aurai plus ce petit défaut et vous aurez la satisfaction d’avoir contribué à cette amélioration. Mais je suis sûre que votre travail ne manque pas de sujets de satisfaction.

— Il y en a beaucoup moins que vous pensez.

— Allons ! Vous êtes trop modeste ! Je crois pouvoir me faire éplucher la pomme d’Adam avant la Noël. Quant à ça, reprit-elle en se flattant l’entre-deux, j’hésite un peu. Vous savez, tous les hommes qui montent avec moi voudraient bien savoir quand je vais m’en débarrasser. Comme quoi, je serais alors une vraie femme et donc d’autant plus désirable…

— Et ?

— Et neuf fois sur dix, ils peuvent pas s’empêcher de me la toucher. Si c’est tellement dégoûtant, si c’est vraiment quelque chose dont ils ne veulent pas entendre parler, je ne vois pas pourquoi ils veulent me la toucher pendant que je me les fais. Et quand je dis toucher… ça ne s’arrête pas là. Ils veulent que ça réagisse. Ils veulent que je la leur mette dans la bouche, même quand ils ne savent pas faire. En fait, ils la veulent absolument partout.

Elle regarda son verre de vin et le posa en voyant qu’il était vide.

— Ce sont des hommes parfaitement normaux, poursuivit-elle. La plupart d’entre eux portent une alliance. Ils refuseraient un pompier de n’importe quel autre mec… Quant à en sucer un… Mais me voir en femme, ça les libère. Ouais, ça les rend libres de s’amuser avec mon engin.

Elle haussa les épaules et conclut :

— Bref, si c’est un truc aussi chouette que ça, peut-être que je ferais mieux de le garder.

 

 

 

Nous décidâmes qu’il était hors de question qu’elle témoigne devant un tribunal, en privé ou en public.

— Ce serait impossible, me dit-elle, parce que, ce soir-là, j’étais seule chez moi et regardais Une star est née en me gavant de pop-corn passé au micro-ondes. Je ne rigole pas. Il y a des macs qui n’aimeraient rien tant que d’avoir une raison de dérouiller une étoile filante. Parler à un flic, lui dire qu’il est chou dans son uniforme suffit souvent à ce que quelqu’un décide de vous infliger une bonne leçon.

Il n’est pas question que je cause au moindre officiel.

Je terminai mon Coca et lui dis qu’il était temps que j’y aille.

— Bon, bon. Mais maintenant que vous connaissez le chemin, j’espère que vous reviendrez… T. J. ? Tu te sauves, toi aussi ? Il est gentil, non, Matthew ? Ce que ça peut être drôle de taquiner ce gamin ! Ah, si seulement il avait la peau un peu moins foncée ! Je pourrais le voir rougir… Je suis sûre qu’il rougit, mais j’aimerais bien le voir de mes yeux.

Elle se dirigea vers lui et lui passa les bras autour de la taille. Elle avait trois ou quatre centimètres de plus que lui. Elle se serra contre lui, lui chuchota quelque chose à l’oreille, puis le lâcha avant de gagner la porte en dansant et riant.

Je suivis T. J. dans l’escalier, ni lui ni moi ne soufflant mot avant d’avoir descendu les cinq étages. Une fois dehors, je lui dis que j’avais envie d’un café. Nous allâmes jusqu’à la 10e Avenue, mais je n’y vis rien d’ouvert à l’exception de quelques bars où l’on servait que de l’alcool. Nous revînmes dans la 9e et y trouvâmes un boui-boui sino-cubain où un seul consommateur traînait au comptoir. Nous prîmes une table et je commandai un café con leche. T. J. préféra un verre de lait.

— Voilà, dit-il. C’était Julia.

— Vous devez être drôlement bons amis, tous les deux ! Rien qu’à voir la façon dont elle se comportait…

— Ouais, bon. C’est qu’elle se les fait assez vite, ses copains, Romain. Elle est plutôt bizarre, non ?

— Elle m’a plu.

— Ah ouais ?

— Ouais ouais.

— En tout cas, c’est un bon témoin.

— Très bon même, dis-je. Elle n’a pas tout vu, mais elle a été très précise sur ce à quoi elle avait effectivement assisté. C’est du bon boulot de l’avoir trouvée.

— Oui, bon, ça fait partie du service, Elvis.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, T. J. ?

— Non, non. Ça baigne.

Nous nous tûmes. Le garçon, qui marchait comme s’il avait un mal aux pieds à mourir, apporta le verre de lait et mon café.

— J’ai autre chose où tu pourrais m’aider, dis-je.

— Comme quoi ?

— J’ai besoin d’une arme.

Ses yeux s’agrandirent, mais un instant seulement.

— Quel genre ?

— Un revolver. Ce serait le mieux.

— Calibre ?

— Trente-huit et environs immédiats.

— Les munitions avec ?

— Juste assez pour un barillet.

Il réfléchit.

— Ça coûte, ces machins-là.

— Tu dirais dans les combien ?

— Je sais pas. J’ai jamais acheté d’arme.

Il but un peu de lait, s’essuya la bouche du dos de la main et se servit d’une serviette en papier pour se sécher.

— J’connais deux ou trois types qu’ont de la marchandise. Ça posera pas de problème. Je dirai dans les cent dollars.

Je sortis quelques billets et les lui glissai. Il posa la main sur ses genoux de façon à ce qu’on ne la voie pas de la rue, compta les dollars un à un et me regarda d’un air intrigué.

— Trois cents, lui dis-je. Cent pour le travail que tu as déjà fait, cela pour qu’on soit au net. Le reste est pour le revolver. Il pourrait coûter plus que tu ne crois. Mais quel que soit le prix, tu gardes la différence.

— Cool, ça.

— Quelque chose te tracasse, T. J., insistai-je. Si tu penses que je ne te paie pas assez, tu me le dis.

— Non, c’est pas ça.

— Bon.

— Tu veux savoir ce que c’est ? C’est cette Julia, mec.

— Ah.

— Je veux dire, qu’est-ce qu’elle est ? un homme ou une femme ?

— On l’appelle « elle », non ? On ne le ferait certainement pas si on ne pensait pas que c’est une femme.

— Mais elle ressemble à rien que je connaisse.

— C’est vrai.

— Elle ressemble même à rien du tout, au fond. À la voir dans la rue, on s’attendrait pas à ce que ce soit aut’chose qu’une bonne femme.

— Exact.

— Même de près. Parce qu’y en a beaucoup qu’on peut le dire tout de suite. Mais elle, elle trompe tout le monde.

— J’en suis bien d’accord.

— Bon alors, disons qu’un mec monte avec elle. Ça en fait quoi, de ce mec ?

— Quelqu’un qui est content, sans doute.

— Arrête de déconner, René. Ça en fait un gay ?

— Je ne sais pas.

— Parce que quand on est gay, reprit-il, c’est bien des mecs qu’on veut, non ? Alors pourquoi qu’on irait chercher quelqu’un qu’a quand même drôlement l’air d’une femme ?

— Pourquoi en effet ?

— Alors que si c’est une nana qu’on veut, pourquoi aller en chercher une avec une bitte ?

— Ça me dépasse.

— Et pourquoi qu’elle a dit ces conneries comme quoi je f’rais une chouette nana ?

Il mit les mains devant sa poitrine comme s’il se tenait les seins et fronça les sourcils.

— C’est fou de me dire des trucs comme ça !

— Bah, ça l’amuse de provoquer.

— Ça, elle sait faire ! T’es déjà allé avec quelqu’un comme elle ?

— Non.

— Ça te plairait ?

— Je ne sais pas.

— T’es avec Elaine en ce moment, mais si tu l’étais pas, tu…

— Je ne sais pas.

— Tu sais pas ce qu’elle m’a dit quand elle me crachotait dans l’oreille ?

— Elle t’a dit de revenir la voir dès que tu te serais débarrassé de moi.

— Tu l’as entendue ?

— J’ai deviné.

— T’es pas nulle, Ursule. En tout cas, elle a un chouette appart. T’as vu comment elle l’a arrangé ? Moi, j’avais jamais vu des planchers rouges avant, sauf en lino.

— Moi non plus.

— Et pis ses tableaux, hein ? Faudrait deux jours pour tous les regarder.

— Et donc tu y retournes ?

— J’y songe. Cette salope m’a tout foutu en l’air dans la tête. Je sais plus ce que je veux, si tu vois ce que je veux dire.

— Je vois ce que tu veux dire.

— Si j’y retourne, j’vais me sentir bizarre et si j’y retourne pas, j’vais aussi me sentir bizarre. Tu vois ?

Il secoua la tête, fit claquer sa langue et poussa un grand soupir.

— Peut-être que j’ai la trouille, dit-il. La trouille de ce que j’pourrais trouver.

— Et si tu ne vas pas y voir ?

Brusquement il sourit et me lança :

— J’aurais la trouille d’avoir raté quelque chose.