22
Deux ou trois jours plus tard, je mis un costume, une cravate et gagnai la fenêtre pour voir si le beau temps allait durer. Il faisait froid et sec, et j’espérais que ça ne changerait pas.
Quelque chose attira mon attention du côté des bancs du Parc Vendôme. J’aperçus une silhouette familière penchée sur un des cubes de pierre. Je descendis et, au lieu de prendre à gauche pour rejoindre la bouche de métro, je traversai la rue et m’approchai du grand Noir à cheveux blancs. Il avait ouvert un numéro du New York Times à la page des échecs et travaillait un problème avec son échiquier et ses pièces.
— Vous êtes bien beau ! me lança-t-il. La cravate me plaît.
Je le remerciai.
— Barry, lui dis-je ensuite, il y a un service religieux pour George cet après-midi. C’est à Brooklyn et j’y vais.
— Vraiment ?
— C’est son frère qui m’a averti. Il n’y aura que la famille, mais il m’a dit que je serais le bienvenu.
— Le temps s’y prête. À moins qu’il commence à pleuvoir…
— Et vous aussi, vous seriez le bienvenu.
— Quoi… à la cérémonie ?
— Je pensais qu’on pourrait y aller ensemble.
Il me regarda longuement, comme pour me jauger.
— Non, dit-il enfin. Je ne crois pas.
— Si vous pensez que vous ne feriez pas bien dans le tableau, ben… vous y feriez aussi bien que moi.
— Vous avez sûrement raison. On est de la même couleur et on est habillé pareil, en gros.
— Oh, bon Dieu !
— Non, insista-t-il, que j’colle dans le tableau ou pas, c’est pas ça qui est important. Je n’ai pas envie d’y aller. Vous revenez me voir et vous me dites comment c’était. D’accord ?
Je pris la ligne D. La chapelle ardente se trouvait dans un funérarium de Nostrand Avenue et il y avait plus de gens que je ne l’aurais cru – pas loin de cinquante personnes en tout. Tom, sa femme, sa sœur et leurs familles. Des voisins, des employés, des amis d’Alcooliques anonymes. Essentiellement des Blancs et, en majorité, en veste et cravate, mais aussi quelques Noirs et deux ou trois messieurs en bras de chemise. Barry n’aurait pas beaucoup détonné.
Le cercueil étant déjà fermé, le service fut bref. Le pasteur qui officiait n’avait pas connu George et nous parla de la mort comme de quelque chose qui libérait de l’esclavage de l’infirmité physique et mentale. Lorsque les voiles tombent, dit-il ainsi, l’aveugle retrouve la vue. Et l’esprit s’envole.
Tom ajouta quelques mots. En un sens, lança-t-il, George, nous l’avions tous déjà perdu depuis longtemps.
— Mais, reprit-il, nous continuions de l’aimer. Nous aimions sa gentillesse. Et nous avions toujours l’espoir qu’un jour les nuages finiraient par se dissiper. Et alors, nous pourrions le retrouver. Mais il s’en est allé et maintenant rien de tout cela ne se produira jamais. D’un autre côté pourtant, il est revenu parmi nous. Il est avec nous, voilà… et jamais plus il ne s’égarera.
Sa voix se brisa, ses derniers mots lui sortant difficilement de la bouche.
— Je t’aime fort, George, dit-il enfin.
Deux cantiques furent chantés : En avant, soldats du Christ et Demeure avec moi. Ce fut une femme forte qui les chanta a capella, sa voix emplissant toute la salle. Elle avait de longs cheveux noirs qui lui tombaient jusqu’à la taille. Pendant le premier cantique, je revis George avec sa veste de militaire et ses poches pleines de douilles. Le vieux soldat qui s’éloigne. En écoutant le second, je me souvins d’un disque de Thelonius Monk, huit mesures, c’est tout, la mélodie et rien d’autre. Jan Keane l’avait toujours. Cela faisait des années que je ne l’avais plus entendu.
Après le service, les voitures se rangèrent à la queue leu leu afin de gagner un cimetière du Queens, mais je décidai de laisser tomber et repris le métro pour rentrer à Manhattan. Je retrouvai Barry à l’endroit même où je l’avais quitté. Je m’assis en face de lui et lui racontai la cérémonie. Il m’écouta sans m’interrompre et me proposa de faire une petite partie.
— Juste une, lui dis-je.
Il ne lui fallut pas longtemps pour me battre. Lorsque j’eus couché mon roi, il me suggéra de porter un toast à la mémoire du défunt. Je lui passai cinq dollars, il revint avec une bouteille de liqueur de malt et une tasse de café. Il en tira plusieurs goulées, des longues, revissa le capuchon de sa bouteille et déclara :
— Vous voyez ? Moi, je ne vais jamais aux enterrements. J’y crois pas. À quoi ça sert ?
— C’est une façon de dire adieu aux gens.
— Ça non plus, je n’y crois pas. Les gens, ça va, ça vient. C’est comme ça.
— Peut-être.
— C’est une question d’habitude, rien de plus. George traînait dans le quartier et je m’y étais habitué. Je m’étais habitué à le voir dans les parages. Maintenant il est parti et ça aussi, je m’y suis habitué. On s’habitue à tout, d’ailleurs. Il suffit de le vouloir.
Au début de la semaine suivante, les restes de Glenn Holtzmann furent enfin rendus à Lisa. Je pense que ça aurait pu se faire plus tôt si elle l’avait exigé. Je passai plusieurs coups de fil à sa place et m’arrangeai pour qu’on aille prendre le corps à la morgue et qu’on l’envoie au crématoire. Il n’y eut pas d’office religieux.
— Ça me laisse une impression d’inachevé, dit Elaine. Tu crois pas qu’il devrait y avoir un service ? Il y aurait sûrement des gens qui viendraient.
— On pourrait certainement en trouver à son boulot, mais je ne crois pas qu’il avait de vrais amis. Le plus simple serait de faire une petite cérémonie à la crémation, mais pas de service.
— Sera-t-elle obligée d’y assister ? Tu crois pas que tu devrais l’accompagner ?
— Elle a l’air de dominer la situation et j’aimerais commencer à décrocher.
Je ne tins donc pas compagnie à Lisa lorsqu’elle alla chercher les cendres de son mari. Néanmoins, un ou deux jours plus tard, vers dix heures du soir, je sortis d’une réunion d’A A et me sentis brusquement en proie à une nervosité que je n’arrivais pas à dissiper, même en marchant et me parlant à moi-même.
Je décrochai le téléphone.
— Matt à l’appareil, lui dis-je. As-tu envie que je vienne te tenir compagnie ?
Le lendemain matin, je gagnai le commissariat de Midtown North à pied. Joe Durkin ne s’y trouvait pas, mais je n’avais pas besoin de lui pour m’acquitter de ma tâche. Je parlai à divers flics et leur expliquai que, travaillant pour la veuve de Holtzmann, je m’étais aperçu qu’on ne lui avait pas rendu toutes les affaires de son époux.
— Elle n’est jamais rentrée en possession de ses clés, leur précisai-je. Il avait forcément ses clés sur lui et elle ne les a pas retrouvées.
Personne n’était au courant.
— Mais bordel ! me renvoya un des flics. Dis-lui de changer les serrures !
Je remis ça à la Criminelle de Manhattan et au Dépôt. Je passai l’essentiel de ma journée à enquiquiner des gens qui avaient plus important à faire, mais à la fin de l’après-midi je sortis d’un commissariat avec un jeu de clés dans ma poche. Je n’eus guère de mal à établir que c’était celles de Glenn – l’une d’elles m’ouvrit la porte de son appartement. Trouver celle de son coffre ne me fut pas plus compliqué, un employé de ma banque ayant un récapitulatif qui nous permit de déterminer l’agence où il avait déposé ses avoirs.
Drew Kaplan ayant obtenu l’autorisation d’ouvrir le coffre, ce fut avec Lisa et en présence d’un inévitable représentant des Impôts que l’opération fut menée à son terme. Tout le monde devait s’attendre à y découvrir du liquide et des pièces d’or, mais rien de ce que nous trouvâmes n’avait de quoi emballer le rythme cardiaque. Un acte de naissance et un certificat de mariage. Des photos d’école et de personnes inconnues.
— Le petit con des Impôts n’en pouvait plus de rage, me rapporta Drew. Pourquoi s’être fait ouvrir un coffre s’il n’avait rien à y mettre ? Et pourquoi n’avait-il pas choisi le plus petit modèle ? D’après lui, il avait dû s’y trouver autre chose. Nous avons donc tout examiné et pris le fric avant d’appeler Uncle Sam. Je lui ai suggéré de jeter un coup d’œil à la main courante, ce qui lui confirmerait que personne n’avait eu l’autorisation d’accéder au coffre depuis la mort du propriétaire. Ce petit salaud le savait déjà, mais semblait persuadé que, d’une manière ou d’une autre, l’État s’était fait filouter.
— Ce qui doit être le cas.
— À mon avis, oui, dit-il. S’il fallait émettre une hypothèse, je dirais que l’argent qu’elle a trouvé dans sa penderie venait de là. D’après les archives, Glenn serait passé à la banque une semaine avant de se faire buter. De là à penser qu’il aurait retiré son fric pour le mettre dans son coffret et ranger le tout dans la penderie… Mais pourquoi faire un truc pareil ?
— En cas de besoin urgent ?
— Ça ne fait pas le tour de la question. Bien sûr, il aurait pu en avoir besoin pour effectuer une transaction en liquide ou, plus simplement, parce qu’il voulait être sûr de pouvoir se tirer en vitesse. Mais il y a une autre idée qui s’impose : et s’il avait eu un pressentiment ?
— Ça me paraît plus plausible, lui répondis-je. Il comprend qu’il est en danger et veut s’assurer qu’elle aura le fric. Ça expliquerait assez bien pourquoi il n’y avait rien d’incriminant dans son coffre. Il voyait déjà les Impôts en train de poser des questions à sa femme.
— Et les Impôts, on sait déjà qu’il les connaissait très bien depuis qu’il leur avait balancé Tonton Al.
— Et nous savons aussi qu’il aimait bien sa femme : c’est la date de leur anniversaire de mariage qu’il a retenue pour la combinaison du coffre.
— J’ignorais.
— Cent quinze. 11 mai.
— Émouvant. Et bravo pour les clés.
— Oh, tôt ou tard, elles auraient fini par refaire surface.
— Je n’en mettrais pas ma main à couper. Y a pas mieux que les entrepôts de la police pour se planquer et être sûr de disparaître à jamais. Y a qu’à s’allonger sur une étagère ! Jusqu’à la jambe en bois de Peter Stuyvesant, qu’ils ont là-dedans ! Même que tu pourrais poser la tête sur le portefeuille de Boss Tweed(40) pour dormir !
Ça aurait dû boucler l’affaire.
J’avais fait ce pour quoi on m’avait recruté. Je n’avais certes pas établi l’identité de celui qui avait appuyé sur la détente, mais ce n’était pas ça qu’on m’avait demandé. Je m’étais engagé à protéger les intérêts financiers de Lisa Holtzmann et il semblait bien que j’y sois parvenu. Le dernier acte que j’accomplis pour elle fut de l’accompagner encore une fois jusqu’au bureau de Drew Kaplan et d’y récupérer le coffret. Nous prîmes un taxi pour rentrer à Manhattan et nous rendîmes à une banque de la 2e Avenue où elle avait toujours un compte ouvert sous son nom de jeune fille. Elle y loua un coffre et y déposa son argent. Celui-ci pourrait y rester à jamais s’il le fallait, mais aussi en partir lorsque quelqu’un trouverait un moyen de le blanchir.
J’avais été fort généreusement payé pour le temps que j’avais consacré à l’affaire, mais ce n’était quand même pas la plus forte somme que j’aie jamais gagnée pour un minimum de travail. De fait, je ne pense vraiment pas m’être fait trop payer.
De toute façon, je retrouvai vite de quoi faire la moyenne. Environ une semaine après avoir aidé Lisa à planquer son argent, je travaillai pour une femme qui vivait dans un HLM de Chelsea. Le boulot m’était arrivé par l’intermédiaire d’un membre d’Alcooliques anonymes : la dame était l’amie d’une de ses sœurs, ou la sœur d’une de ses copines, va savoir. Toujours est-il qu’elle avait viré son petit ami après avoir découvert qu’il couchait avec sa fille âgée de neuf ans. Mais monsieur n’avait aucune envie de rester sur le palier. Il était déjà revenu à deux reprises et l’avait battue. Elle avait alors obtenu que la justice ordonne son éviction, mais seulement après les faits. Qui plus est, il s’était empressé de violer cette ordonnance, et la fillette avec : pendant qu’il y était. La mère avait tout rapporté aux flics qui avaient maintenant un mandat d’arrêt contre lui, mais ne savaient pas où il habitait et ne semblaient guère prêts à se lancer dans une chasse à l’homme de grande envergure pour une affaire qui, à leurs yeux, relevait de la petite querelle familiale.
J’emménageai chez la dame et montai la garde à l’intérieur de son appartement. Elle était assez jolie, dans le genre belle plante alcoolique. Elle buvait assez de vin pour ne jamais avoir les yeux en face des trous, fumait une Newport Light après l’autre, jouait au solitaire pendant des heures entières et n’éteignit pas une seule fois son poste de télévision pendant les cinq jours que je passai chez elle.
Je restais assis dans un fauteuil du matin au soir, à lire un livre ou à regarder la télé lorsque, par hasard, elle choisissait quelque chose de supportable. Je téléphonais beaucoup pour ne pas devenir fou. Aux environs de minuit, Eddie Rankin venait nous rejoindre. Employé occasionnel de la Reliable, c’est un grand rouquin soupe au lait et fasciné par la violence. Le plus vraisemblable étant que le petit ami débarque en pleine nuit, Eddie serait utile si les choses tournaient mal. Lui et moi passions une heure ou deux à nous raconter des mensonges, jusqu’au moment où, l’engourdissement me prenant, je finissais par piquer un somme sur le canapé. À cinq heures du matin Eddie me réveillait et je lui donnais cent dollars avant de le renvoyer chez lui.
Je ne pense pas que j’aurais tenu plus d’une semaine. Heureusement, ce fut pendant la cinquième nuit que le type se pointa. Il était environ deux heures et demie du matin et la fillette dormait dans sa chambre. À force de boire, la mère, elle, avait fini par s’endormir devant la télé, comme tous les soirs. Le poste était toujours allumé, Eddie y regardait une émission tandis que je commençais à somnoler. J’entendis un bruit de clé dans la serrure et en étais encore à me redresser et poser les pieds par terre lorsque, la porte s’étant ouverte d’un coup, il entra, rugissant, l’œil sauvage.
Je n’eus même pas à bouger. Eddie fut sur lui avant qu’il ait pu faire un pas. Il le cueillit sous la cage thoracique, son gauche bien appuyé y trouvant sûrement le foie car dans l’instant le pauvre con fut hors d’état de nuire. Il tomba par terre comme si on l’avait éviscéré et rencontra le genou d’Eddie en route.
Nous aurions pu appeler les flics et presser la cliente de porter plainte, mais il aurait d’abord fallu qu’elle se réveille assez pour aller jusqu’au bout de sa démarche. Sans compter que le bonhomme aurait pu se faire libérer sous caution – c’était le genre de types qui y arrivent toujours –, et qu’il serait probablement revenu la voir pour la tuer. Il aurait déjà pu le faire cette fois-là si nous ne nous étions pas trouvés sur les lieux. Je le fouillai tandis qu’il gémissait par terre et lui confisquai un couteau avec une lame d’au moins quinze centimètres de long.
Il fallait donc l’empêcher de revenir.
— Et si monsieur était tombé du toit ? me lança Eddie en tirant le petit rigolo jusqu’à la fenêtre. Moi, je le vois assez bien se promener sur les toits et avoir tendance à en dégringoler.
Naturellement, nous ne le jetâmes pas du toit, ni même seulement par la fenêtre. Nous nous contentâmes de le rosser comme il fallait. En fait, ce fut Eddie qui s’en chargea : à coups de pied dans les couilles et dans les côtes, et sans oublier de lui marcher beaucoup sur les mains. Il aurait fallu que je sois dans une rage folle pour me livrer à des horreurs pareilles et moi, dès que la situation s’arrange, mes émotions se calment. Au contraire d’Eddie qui n’est jamais très loin de la fureur noire et sait très bien en ouvrir grand les robinets à tout instant et sans la moindre provocation.
Je n’ai pas besoin de me forcer beaucoup pour imaginer le genre d’enfance qu’il a dû avoir.
Enfin il en eut assez. Nous remîmes le type sur ses pieds et le raccompagnâmes jusqu’à la porte. Arrivé en haut de l’escalier, je l’empoignai par le devant de sa chemise et lui fis savoir que je ne voulais plus jamais le revoir.
— Si jamais tu te repointes dans le coin, lui dis-je, je te casse les deux bras et les deux jambes, je te crève les yeux et je te coupe la quéquette. Et je te la fais bouffer.
Nous partîmes et prîmes la voiture d’Eddie pour gagner un diner qui lui plaisait.
— Je me serais bien tapé une saucisse, me dit-il alors, mais avec tes histoires de quéquette que tu voulais lui faire bouffer… À propos, dis-moi un peu… comment se fait-il que cet enculé ait eu les clés ?
— Je dirais qu’elle n’avait pas fait changer ses serrures.
— Putain de Dieu !
— Ça coûte cher, ces choses-là. Je ne sais pas si tu as vu, mais elle ne roule pas sur l’or.
— Elle avait quand même assez de blé pour nous payer ! Tu m’as filé quoi ? Cent dollars la nuit pendant cinq nuits… plus un petit bonus pour ce soir ? (Je lui avais effectivement accordé un supplément pour combat rapproché.) Ça fait quoi, six cents dollars ? Et toi, combien t’as gagné là-dedans, si ça t’embête pas de me le dire ?
Je lui avouai que je ne m’étais pas fait payer et, lorsqu’il me pressa de tout lui dire, je reconnus encore que ses émoluments étaient sortis de ma poche. Il me demanda si la dame faisait partie de ma famille. Je lui répondis que non, il fronça les sourcils et voulut savoir si je couchais avec elle.
— Putain, Eddie ! protestai-je.
— M’enfin, merde ! s’écria-t-il. À quoi tu joues ? À la dame de charité ?
— Les avocats appellent ça le pro bono. De temps en temps, je travaille gratuitement. C’est l’amie d’un ami, elle n’a pas un sou en poche et on ne pouvait pas laisser un enfoiré pareil lui marcher sur la gueule du matin jusqu’au soir.
— Ça, pour être un enfoiré !
— Et donc, il m’était plus facile de lui donner un coup de main que de lui expliquer pourquoi je ne pouvais pas. Voilà, c’est tout. Mais je n’en ferai pas une habitude.
— J’espère bien que non !
Plus tard, alors que nous sortions du diner, il ajouta :
— Je te repose la question, Matt : t’es sûr que tu la tringles pas ?
— Oui, j’en suis sûr, lui répondis-je. Qu’est-ce que ça change ?
— Ben, je me disais que je pourrais peut-être tenter ma chance. Mais je voudrais pas te marcher sur les pieds.
— Mes pieds vont aller se promener ailleurs. Mais… tu y penses sérieusement ?
— Pourquoi pas ?
— Eh bien…
— Écoute, dit-il. Je sais que c’est une salope. Mais elle est bien foutue et elle a des yeux tellement rêveurs… C’est pas d’une aventure sentimentale que je te cause. J’aimerais seulement me la faire, juste une fois.
— Fais comme chez toi.
— Ces yeux qu’elle a ! Et cette bouche ! Elle a l’air de quelqu’un à qui on peut demander n’importe quoi, si tu vois ce que je veux dire.
Je gardai le silence un instant. Puis je lui dis :
— Surtout ne touche pas à la fille.
— Hé, tu me prends pour une bête ? Non, ne réponds pas.
— Je ne le ferai pas.
— Je suis peut-être une bête, mais il y a des limites.
Peu de temps après je célébrai mon anniversaire. J’avais tenu un an de plus, jour après jour.
Parmi les croyances communément admises chez les A A, il en est une selon laquelle on serait assez anxieux à l’approche de cet anniversaire. En gros, c’est assez vrai. Je serais en peine de dire ce que je ressentis alors, mais il me sembla que mon angoisse ne se réduisait pas à cela.
Nous fêtâmes l’événement. Je fus admis à la réunion ouverte d’un groupe d’Anciens de la 9e Avenue. Elaine y assista et eut encore une fois la joie de m’entendre raconter ma petite histoire. Après, nous allâmes dîner avec Jim et Beverly Faber.
— Tu verras ! me lança Jim. Ça s’insinue, ces choses-là ! Un de ces quatre, tu te réveilleras et tu t’apercevras que tu es déjà un vétéran !
— Et serein, en plus.
— Ça, je ne sais pas. Mais il se pourrait bien que tu aies même le temps de déclarer qu’abstinent, tu l’as été bien des vingt-quatre heures d’affilée.
— Sauf que ça n’arrivera jamais.
Certains anciens aiment bien se dire ce genre de choses. J’en connais quelques-uns qui refusent même toute idée d’anniversaire. Quant à fêter le leur… C’est un jour comme les autres, affirment-ils, et ils ont peut-être raison.
Après le dîner nous regagnâmes l’appartement d’Elaine. Nous bavardâmes un peu, puis nous allâmes nous coucher et nous fîmes l’amour. J’étais pratiquement endormi, je glissais presque dans le sommeil lorsque quelque chose me fit sursauter. Je ne sais pas ce que c’était. Elaine était allongée sur le côté et me tournait le dos. Elle respirait doucement et régulièrement, je ne bougeai pas de crainte de la réveiller. J’espérais me rendormir, mais finis par renoncer et passer dans l’autre pièce.
Je m’assis sur le canapé et, toutes lumières éteintes, tentai de me débarrasser de l’idée qui me tenait éveillé. Un jour, je ne pouvais m’empêcher de le penser, j’allais me remettre à boire. Cela me paraissait absolument inévitable.
Et c’est peut-être pour cela que les vieux de la vieille refusent de parler en termes d’années. Peut-être est-il dangereux de voir les choses sur la distance et de trop penser.
Tous les trois ou quatre jours je m’arrêtais chez Grogan et passais un moment avec Ballou. J’arrivais tard, presque à la fermeture, et nous nous asseyions à une table pour boire un coup. Whisky irlandais pour lui, café, Coca ou club soda pour moi. Le meilleur moment était celui où, les clients étant partis, le barman empilait les chaises sur les tables et balayait le plancher avant de rentrer chez lui. Alors nous restions assis et, toutes lumières éteintes sauf une, nous nous racontions des choses et nous taisions ensemble.
Ballou aima beaucoup mon histoire de pro bono à Chelsea.
— Il faut leur faire mal, à ces mecs, dit-il. Quand on n’a pas envie de les tuer… et tu n’en avais pas envie, n’est-ce pas ?
— Non.
— Ces types-là, il faut ou bien les tuer, ou bien leur foutre la trouille de Dieu dans la tête et avec certains, tuer est plus simple. Tu leur fais mal et tu leur fous la trouille, mais un jour ils se pintent un bon coup ou ils prennent de la drogue et c’est foutu : ils ont plus peur de rien. Tu vois ce que je veux dire ?
— Ils oublient.
— Exactement. Ils oublie qu’ils ont peur de toi. Ça leur reste pas dans le crâne. Bref, il faut les cogner tellement fort qu’ils puissent plus jamais oublier, tout simplement… tellement fort même qu’ils préfèrent oublier comment ils s’appellent que la trouille que tu leur inspires.
Ses paroles firent écho dans l’air immobile. Dans le silence qui s’ensuivit, je me demandai s’il n’était pas plus simple, et plus sûr, de les tuer. Surtout quand on est du type à tuer facilement, quand tuer tient de la deuxième nature. Je regardai mon ami Mick Ballou, pour qui j’éprouvais une affection peu commune, et songeai à un autre homme qui, lui, ne m’inspirait aucune affection. Le silence dura, je gardai mes pensées pour moi.
Lorsque ainsi nos nuits étaient longues, plutôt deux fois qu’une Mick Ballou me pressait de me rendre à la messe avec lui. Il aimait clore ses nuits en assistant à celle de huit heures, à l’église Saint-Bernard, dans la 14e Rue. Son père y était allé tous les matins de sa vie, revêtu de son tablier blanc de boucher. Il s’agenouillait dans la petite chapelle latérale et recevait la communion avant de partir fendre des crânes à une rue de là.
Mick avait encore le vieux tablier de son père et le portait toujours quand il allait à la messe. C’était comme ça que son père commençait chacune de ses journées : en allant à la messe des bouchers. Après avoir prié, Mick se relevait et rentrait se coucher – dans quelque appartement dont le titre de propriété ou le bail n’était pas à son nom, dans sa ferme du nord de l’État ou sur le vieux canapé en cuir de son bureau de chez Grogan. À la différence de son père cependant, d’habitude, il ne communiait pas.
Un matin pourtant, nous avions rejoint l’autel et, chacun à notre tour, y avions reçu l’hostie. Un peu plus tôt dans la nuit il s’était servi de son hachoir pour couper de la viande fraîche. Nous nous étions tous les deux sali le tablier avant de commettre ensemble ce sacrilège ou cet acte de piété, à vous d’en décider.
Était-ce donc du sang frais que mon ami avait sur son tablier ?
Viens à la messe avec moi, me disait-il maintenant lorsque la nuit se faisait matin. Pas aujourd’hui, lui répondais-je toujours. Une autre fois peut-être, mais pas aujourd’hui.
Elaine arrêta ses cours.
Un soir que nous dînions ensemble, je me rendis soudain compte qu’elle aurait dû être à la fac. Je commençais à dire quelque chose lorsqu’elle m’interrompit :
— Ne t’en fais pas, j’ai laissé tomber.
— Pourquoi ?
— En fait, je n’ai pas été jusqu’à arrêter officiellement. J’ai seulement cessé d’y aller. Quant on ne suit pas les cours pour obtenir un diplôme, il n’y a aucun avantage à renoncer d’une manière officielle. Ça serait comme d’envoyer une lettre à Canal 13 pour leur dire qu’on ne regardera plus jamais Nova. À quoi ça servirait ? Il est plus simple de zapper avec la télécommande et de regarder Roseanne comme le reste de l’Amérique.
Je lui demandai pourquoi elle ne voulait plus y aller.
— Je ne sais pas, dit-elle.
— Ah.
— Parce que tout ça, c’est des conneries. Parce que je marche au cliché(41) parce que je ne suis plus qu’une énième vieille peau avec du temps libre et rien pour l’occuper. Je suis comme les lis des champs : je ne peine ni ne file(42).
— Je croyais que les cours te plaisaient.
— C’est pas ma vie.
— C’est vrai.
— Et ça ne peut pas l’être parce qu’une vie, je n’en ai pas. C’est ça le problème.
Je ne savais que dire ou suggérer. Mais, pendant que je cherchais dans ma tête, son humeur changea. Ce fut comme si elle venait d’appuyer sur un bouton de sa télécommande personnelle et était passée sur une autre chaîne.
— Allez, dit-elle, ça suffit. On ne tire pas la gueule et on ne se gratte pas l’âme en public. Les gens aiment bien qu’on sourie. Du moins est-ce ce qu’on m’a appris à l’école des call-girls.
Tous les deux ou trois jours je décrochais mon téléphone et j’appelais Lisa. Parfois je l’appelais l’après-midi, parfois tard le soir. Elle était presque toujours chez elle. Je lui demandais si je pouvais passer. Elle me disait presque toujours oui.
Au bout d’un moment elle changea le message sur son répondeur. Les dernières phrases de Glenn cédèrent la place à des phrases tout aussi ordinaires, mais de son cru. Lorsque je compris que je ne m’étais pas trompé de numéro, ma première réaction fut de me sentir soulagé : enfin je n’allais plus devoir entendre sa voix d’outretombe, enfin je n’allais plus devoir l’écouter avant de pouvoir parler à sa femme.
Mais la fois d’après, j’entendis quand même sa voix qui disait des vers du poème Les Champs de Flandres.
Que le pacte tu rompes et nous qui allons mourir Jamais en terre de Flandres nous ne pourrons dormir…
Jamais je ne la voyais en dehors de chez elle, jamais je ne lui téléphonais pour bavarder, jamais je ne l’emmenais boire un café ou manger un morceau quelque part. J’allais chez elle, et il était tôt, ou tard. Elle était habillée comme ceci ou comme cela – jeans et sweatshirt, jupe et sweater, chemise de nuit. Nous parlions. Elle me racontait son enfance à White Bear Lake, me disait comment son père avait commencé à monter dans son lit quand elle avait neuf ou dix ans. Il lui faisait tout sauf la lui mettre. C’eût été mal, lui expliquait-il.
Je lui racontais des histoires de guerre, lui faisais avec des mots le portrait d’un certain nombre de personnages que j’avais rencontrés dans ma vie, lui disais ceux que j’avais trouvés des deux côtés de la barrière. Ainsi arrivais-je à me tenir dans la conversation sans trop me découvrir, et cela me convenait parfaitement.
Et nous allions au lit.
Un après-midi – Patsy Cline chantait quelque part dans l’appartement -, elle me demanda ce que nous fabriquions, à mon avis. Nous passions un moment ensemble, lui répondis-je, rien de plus.
— Non, me reprit-elle. Tu sais très bien ce que je veux dire. À quoi ça sert ? Pourquoi es-tu ici ?
— On est toujours quelque part.
— Je ne rigole pas.
— Je le sais. Mais je n’ai pas de réponse. Je suis ici parce que j’en ai envie, mais je ne sais pas pourquoi j’en ai envie.
Patsy nous parlait des amours qui se fanent.
— C’est à peine si je quitte cet appartement, poursuivit-elle. Je reste assise à ma fenêtre et je contemple le New Jersey. Je pourrais aller faire le tour des boîtes et montrer mon book à des directeurs artistiques. Je pourrais appeler des gens que je connais, je pourrais essayer de trouver du travail. Je me dis seulement : demain. La semaine prochaine. Dans un mois. J’attends le Premier de l’An. Comme si tout le monde ne savait pas qu’il n’y a plus de travail. L’économie est foutue. Tout le monde le sait.
— Ce n’est pas vrai ?
— Je ne sais pas. Je ne cherche pas de travail, comment voudrais-tu que je le sache ? Il y en a peut-être. Mais pourquoi voudrais-je me remuer alors que tant d’argent m’attend ?
— Du moment que tu n’es pas aux abois…
— Je pourrais travailler pour moi. Mais ça non plus, je ne le fais pas. Je traîne. Je regarde la télé. Je regarde le soleil se coucher. J’attends que tu m’appelles. J’espère que tu ne le feras pas, mais c’est quand même ça que je fais : j’attends que tu m’appelles.
Moi aussi j’attendais, et de la même manière. J’attendais d’appeler ou de ne pas appeler. Aujourd’hui, je ne l’appelle pas, décidais-je. Et parfois je m’en tenais à ma décision. D’autres fois pourtant, je passais outre.
— Pourquoi viens-tu ici, Matt ?
— Je ne sais pas.
— Qu’est-ce que je suis, à ton avis ? une drogue ? une bouteille d’alcool ?
— Peut-être.
— Mon père buvait. Je sais que je te l’ai dit.
— Oui.
— L’autre jour, quand tu m’as embrassée, j’ai eu l’impression qu’il manquait quelque chose et j’ai compris ce que c’était. C’était l’odeur du whisky sur ton haleine. Pas besoin d’un psychanalyste pour comprendre ça, non ?
Je gardai le silence. « Je me souviens de notre amour fané », chantait Patsy Cline.
— Et donc, c’est ça que je peux en retirer, reprit-elle. Je retrouve Papa dans mon lit, mais je n’ai plus à avoir peur que Maman nous entende parce qu’elle est à l’autre bout de la ville. Et lui, il ne me la mettait pas. Il pensait que c’était un péché.
— Moi aussi je le pense.
— Vraiment ?
J’acquiesçai d’un signe de tête.
— Sauf que moi, je te la mets quand même.
Un peu plus tard ce jour-là elle me parla de son mari défunt. Nous ne parlions jamais d’Elaine, j’avais banni ce sujet de la conversation, mais n’avais pas osé lui dire que je n’avais pas envie de l’entendre parler de Glenn non plus.
— Je me demande s’il ne s’y attendait pas, dit-elle.
— A quoi ? À ça ?
— À nous. Je pense que si.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Je ne sais pas. Il t’admirait, ça, je le sais.
— Il pensait que je pouvais lui être utile.
— Il y avait plus. C’est lui qui m’a poussée à t’appeler. C’est toi qui m’as appelée le premier, je sais, mais j’étais sur le point de le faire. Je me rappelle encore le jour où il m’a dit que si jamais j’étais dans la merde, tu étais la personne à contacter. Et ce n’était pas une parole en l’air.
C’était comme s’il tenait beaucoup à ce que je m’en souvienne, comme s’il voulait que je t’appelle si jamais il lui arrivait quelque chose.
— Tu y mets peut-être plus que ce qu’il y avait vraiment.
— Je ne crois pas, dit-elle en se nichant au creux de mon bras. Je pense que c’est très exactement ça qu’il voulait me dire. De fait, je m’étonne même qu’il ne m’ait pas laissé un mot à cet effet dans le petit coffre, à côté de l’argent. « Appelle Matt Scudder, il te dira ce qu’il faut faire. »
Elle me tendit la main.
— Eh bien ? Vas-tu enfin me dire ce qu’il faut faire, Matt ?
Ce jour-là, après avoir quitté son appartement, je marchai jusqu’à la 11e Avenue et poussai jusqu’à l’endroit où Glenn était mort. Je restai un instant immobile pendant que les feux tricolores changeaient et changeaient encore. Puis je gagnai le square DeWitt Clinton pour présenter mes respects au capitaine et dis enfin les vers qu’on avait cités de travers :
Que notre pacte se rompe
Et nous qui allons mourir,
Jamais en terre de Flandres
Nous ne pourrons dormir…
Avais-je rompu le pacte ? Avec Glenn Holtzmann ? Avec George Sadecki ? Pouvais-je faire encore quelque chose ? Mon inaction interdisait-elle le repos de leurs âmes ?
Quelle mesure pouvais-je prendre ? Comment arriver à en prendre une alors que songer où elle pouvait me conduire me faisait si peur ?