11

 

Nous passâmes une soirée tranquille à la maison. Nous nous fîmes livrer un curry par un restaurateur hindou qui venait d’ouvrir boutique dans la 1re Avenue. D’après Elaine, manger de la nourriture hindoue chez soi présentait un avantage essentiel :

— Dans tous les restaurants hindous où je suis allé, me dit-elle, il y a un garçon qui a pris son dernier bain dans le Gange et quand ledit garçon se pointe à la table, c’est à mourir.

J’essayai Lisa Holtzmann après le repas et raccrochai sans rien dire dès que son répondeur se mit en route. Elaine consacra vingt minutes à sa paperasse, puis glissa une cassette dans le magnétoscope. J’avais pris LHomme qui tua Liberty Valance, avec Lee Marvin dans le rôle du méchant en titre et John Wayne et Jimmy Stuart dans leur propre personnage.

— Quand j’étais gamine, reprit Elaine, mes parents regardaient les vieux films après minuit. « Mon Dieu, s’écriaient-ils, regarde un peu comme Franchot Tone était jeune à cette époque-là ! » Ou alors, c’était Janet Gaynor, George Arliss ou autre. Ça me rendait folle. Et maintenant, c’est moi qui fais pareil. Pendant tout le film, j’ai pas arrêté de me dire à quel point Lee Marvin était jeune… « à cette époque-là ».

— Je sais.

— Mais je ne l’ai pas dit tout de suite. Je l’ai gardé pour après le film, ce qui représente quand même un louable effort.

Le téléphone sonna, elle décrocha :

— Tiens, bonjour, dit-elle. Comment ça va ? Ça fait une paie, non ?

J’essayai de ne pas écouter avec trop d’attention tandis que ma petite jalousie habituelle me reprenait. De temps en temps, Elaine recevait encore des coups de fil de ses anciens clients et trouvait plus simple de passer dix secondes à leur annoncer qu’elle s’était mise à la retraite plutôt que de se donner la peine de changer de numéro. Je la comprenais, mais j’aurais préféré qu’ils l’appellent quand je me trouvais ailleurs.

— Un instant, dit-elle. Il est ici.

Je pris l’écouteur. C’était T. J.

— M’enfin, mec, me lança-t-il, je la connais, moi, ta chambre d’hôtel ! Déjà qu’elle est minuscule quand tu y es tout seul ! Alors… y amener une dame !

— Ce n’est pas une dame, T. J., c’est Elaine.

— Parce que tu crois que je le sais pas ? Ah… je comprends ! T’es pas chez toi ?

— Je savais bien que tu y arriverais !

— T’es chez elle ! T’as mis le machin à transférer. Le quoi déjà ?… Le transfert d’appels, ouais, c’est ça.

— Bien vu.

— Si t’avais un biper, enchaîna-t-il, t’aurais pas besoin de ces trucs à tromper les gens quand y t’appellent. Bon. Je te sonne parce que j’suis allé voir le cap’ taine.

— Le capitaine Flandres.

— C’est ça et tu sais quoi ? Le square change pas mal, dès que le soleil se couche. Et la rue aussi, d’ailleurs. Tout d’un coup, y a des tas de gens qui achètent et qui vendent.

— C’est la même chose pendant la journée, dis-je. Sauf que là, c’est plutôt des Honda qu’on achète et qu’on vend.

— Ouais, c’est pas la même merde, quoi. Y a beaucoup de crack. Y a plein de fioles par terre. Tu veux ceci ou cela, y a toujours quelqu’un qu’en a. Sans compter les nanas… et certaines sont vraiment pas mal. Sauf que c’est pas des filles. Tu sais comment qu’ils les appellent ?

— Des transsexuels.

— Non. Des poules à gaule, c’est comme ça qu’y disent. C’est quoi, ton mot à toi ?

Je m’exécutai, il répéta après moi.

— Transsexuels. Je sais qu’y a des types qu’appellent ça les coupés, mais c’est seulement après l’opération. Avant, c’est des poules à gaule. Dis, tu sais pas s’ils naissent comme ça ?

— Je suis assez sûr qu’ils naissent avec des gaules.

— Lâche-moi, quoi ! Tu vois c’que j’veux dire.

Tous les transsexuels que je connaissais m’avaient déclaré qu’ils étaient comme ça depuis toujours.

— Faut croire qu’ils naissent comme ça, dis-je.

— Et les nénés, d’où qu’ils les sortent ? Ça leur vient pas naturellement, si ? Qu’est-ce qu’ils font ? Ils bouffent des hormones ? Ils se collent des implants ?

— Les deux, je crois.

— Et y font l’tapin pour la grande opération, c’est ça ? Et coopération, y la veulent pour qu’on les prenne pour des vraies gonzesses, sauf qu’elles mesurent dans les un mètre quatre-vingts et chaussent du quarante-cinq, ce qui ne passe pas inaperçu.

— Tous ne souhaitent pas se faire opérer.

— Y en a qui veulent tout avoir ? Et pourquoi ?

— Je n’en sais rien.

Il marqua une pause, puis ajouta :

— J’essayais juste de m’imaginer en train de descendre la rue avec des nibards qui se balancent sous ma ch’mise et… c’est drôlement bizarre.

— Sans doute.

— Ça me file mal à la tête rien que d’y penser. Tu te souviens de ce que je t’ai dit la première fois que je t’ai vu ? Quand tu te baladais dans le Deuce et que j’arrivais pas à te faire dire ce que tu cherchais ?

— Je m’en souviens.

— Je t’ai dit que tout le monde avait un truc pas clair. Même que cet avis-là, tu peux l’déposer à la banque, Frank. J’ai jamais rien dit de plus vrai.

— Je me demande si Glenn Holtzmann était dans ce cas.

— Y a rien à s’demander du tout. S’il respirait, il avait un truc pas clair. C’est forcé. Et si on a du pot, on arrivera peut-être à savoir ce que c’était.

Elaine en ayant saisi assez pour s’intéresser à la conversation, je lui résumai ce qu’elle n’avait pas entendu.

— T. J. est merveilleux, dit-elle. Un coup, il est super-cool, branché et tout et tout, et le coup d’après, c’est toute son innocence qui ressort. À l’âge qu’il a, ces histoires de transsexuels doivent être plutôt perturbantes, non ?

— D’autant que dans les coins où il traîne ce n’est pas un phénomène rare.

— Ça ! Tout ce que j’espère, c’est qu’il ne finisse pas par nous débouler dessus avec une paire de nichons sous la chemise. Je ne suis pas vraiment prête pour ça.

— Je ne crois pas qu’il le soit plus que toi, Elaine.

— Tant mieux. Tu crois que Glenn Holtzmann avait un truc pas clair ?

— T. J. dit que tout le monde est dans ce cas. Ce qui me rappelle que…

Je consultai ma montre et décidai qu’il n’était pas trop tard pour appeler une veuve Holtzmann qui avait toutes les chances de ne pas être chez elle. Et n’y était effectivement pas. Cette fois-là néanmoins, je n’écoutai pas religieusement la voix de son époux. Dès que le répondeur se mit en route, je raccrochai.

— Quelque chose l’a poussé à se rendre dans la 11e Avenue, dis-je. Il est possible qu’il ait voulu s’étirer les jambes, mais pourquoi dans ces parages-là ? Coïncidence, ou bien la 11e avait-elle quelque chose à lui offrir ?

— Il ne m’a jamais fait l’effet d’un type qui s’allume au crack.

— Non. Mais il n’aurait pas été le premier yuppie à se faire des lignes de coke.

— Parce que les gens comme lui achètent dans la rue ?

— D’ordinaire, non. Mais peut-être avait-il quelque chose de pas net du côté sexe et cherchait-il l’amour dans les mauvais endroits.

— Avec la femme qu’il avait chez lui ?

— « Une fille plus douce et plus belle sur des terres plus douces et plus vertes » ? Je ne vois pas le rapport.

— Moi non plus, dit-elle. La plupart des hommes ont une épouse à la maison, mais ça ne veut pas toujours dire que madame soit à la botte. Et donc… peut-être avait-il envie de quelque chose d’autre.

— Peut-être appréciait-il les nanas aux grands pieds.

— Sans oublier la grande queue. Mais ramasser une pute, c’est drôlement risqué de nos jours.

— Tu m’étonnes.

— Non, enfin, je veux dire… Il y avait plus que le risque habituel. Tu te rappelles la vue qu’ils ont de l’appartement ? Si elle s’était trouvée à sa fenêtre, Lisa aurait très bien pu le voir au coin de la rue. Elle aurait peut-être même pu assister à la fusillade.

— À condition que l’angle soit bon et que la vue n’ait pas été obstruée. Sans compter que reconnaître qui que ce soit à une distance pareille…

— Peut-être. Tu crois qu’elle va garder l’appart ?

— Aucune idée.

— Tu aimerais vivre dans un endroit comme ça, toi ? Pas nécessairement cet appartement-là en particulier, mais quelque chose qui y ressemblerait ?

— Quoi ? Tout là-haut dans les nuages ?

— C’est ça : tout là-haut dans les nuages, et avec une vue à en tomber raide mort. Si jamais nous décidions d’emménager ensemble, mais… peut-être préfères-tu ne pas en parler tout de suite.

— Non, non. Ça ne me gêne pas.

— Ben, c’est-à-dire que… j’adore cet appart, mais je me disais qu’on serait peut-être mieux ailleurs. Il s’est passé beaucoup de choses, ici.

— Quand ça ne serait que toutes les fois où nous avons fait l’amour…

— Ce n’est pas à ça que je pensais.

— Je sais.

— J’ai lâché le turbin, mais je vis toujours dans les lieux et je ne suis pas tellement sûre que ce soit une bonne idée. Même si on n’emménageait pas ensemble…

— Tu serais prête à vendre ?

— Je pourrais. Mais vu l’état du marché, j’en tirerais sans doute plus en louant. La société qui gère mes autres biens immobiliers pourrait s’en charger.

— Madame Grande Richarde en personne, quoi.

— Ben, je ne vais quand même pas m’excuser, si ? Je ne l’ai pas volé, cet argent, et je n’en ai pas hérité non plus. Tout ça, je l’ai gagné à l’ancienne.

— Je sais.

— C’est vrai que j’ai tringlé pour l’avoir, mais… et alors ? C’est du boulot honnête. Ce n’est peut-être pas légal, mais c’est honnête. J’ai travaillé dur, j’ai fait des économies et j’ai investi sagement. Je devrais en avoir honte ?

— Bien sûr que non.

— J’ai l’air de me défendre, c’est ça ?

— Un peu, lui répondis-je, mais bon… personne n’est parfait. Où aimerais-tu habiter ?

— C’est ce que j’essaie de savoir. J’aime bien ce quartier, mais s’il s’est passé des tas de choses dans cet appart et il s’en est passé beaucoup d’autres dans le quartier. Et toi, là-dedans ? Et si tu gardais ta chambre d’hôtel en guise de bureau ?

— Tu parles d’un bureau !

— Ça te permettrait de rencontrer des clients.

— Mes clients, autrefois, je les trouvais dans les bars, maintenant je les rencontre dans des cafétérias.

— As-tu envie de laisser tomber ta piaule ?

— Je ne sais pas.

— Bon marché comme c’est ! dit-elle. Loyer contrôlé par la ville et tout et tout. Ça vaudrait peut-être le coup de la garder… rien que pour avoir un coin à toi quand tu en aurais besoin. Vivre ensemble te paraîtrait peut-être moins menaçant si tu avais un lieu où te retirer de temps à autre.

— Quoi ? Comme un trou où on disparaît ?

— Pourquoi pas ?

— Mais toi aussi, tu en aurais un si tu louais au lieu de vendre.

— Non, me répondit-elle. Dès que je quitte les lieux, tout est fini. La 51e Rue ne reverra plus jamais ma bobine. Même si les affaires ne marchaient pas, même si on devait s’apercevoir que euh… qu’on n’arrive pas à vivre ensemble, je ne refous plus jamais les pieds ici. D’ailleurs…

— Oui ?

— Même si on n’est pas prêts à vivre ensemble, je devrais peut-être songer à me barrer d’ici. C’est sans doute assez bête de déménager en attendant, alors qu’on a décidé de chercher quelque chose à deux, mais moi, j’ai assez envie de déguerpir tout de suite.

— Pourquoi cette hâte ?

— Je ne sais pas.

— Tiens donc.

Au bout d’un moment, elle reprit en ces termes :

— Aujourd’hui, j’ai reçu un coup de fil. Un de mes réguliers.

— Il ne savait pas que tu avais pris ta retraite ?

— Si, si, il le savait.

— Et ?

— Il a déjà appelé plusieurs fois cette année. Pour s’assurer que ma « retraite » n’était pas seulement un petit fantasme passager.

— Je vois.

— Ça se comprend, remarque. T’enlèves ton cul du marché alors que tu l’as vendu pendant vingt ans, c’est normal qu’on essaie de savoir si la mesure est temporaire.

— Possible.

— Plusieurs fois, il voulait juste causer, à ce qu’il prétendait… C’est vrai qu’on se connaît depuis des années, que c’était assez amical comme relation et que dire à un type d’aller se faire foutre du jour au lendemain… Il n’empêche : ce n’est pas comme si j’avais besoin de bavarder avec d’anciens clients et donc, j’arrive toujours à abréger la parlotte. « Surtout ne le prenez pas mal, faut que j’y aille, salut. »

— Parfait, dis-je.

— Mais aujourd’hui, il m’a demandé s’il pouvait passer. Je lui ai répondu que non, mais il a insisté : c’était seulement pour causer. Il vit un moment difficile et il a envie de se confier à quelqu’un qui le connaît vraiment bien. Conneries, conneries, c’est évident vu que je ne le connais pas si bien que ça. Bref, je lui ai répété que non, il ne pouvait pas passer, j’étais vraiment navrée mais c’était comme ça. Je te paierai, a-t-il ajouté. Je te filerai deux cents dollars. Rien que pour pouvoir monter causer avec toi.

— Et alors ? Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai refusé. Je lui ai dit que je n’étais pas thérapeute et je l’ai prié de ne plus m’appeler. Causer avec moi ! Tu parles ! Mais tu l’avais déjà deviné, non ?

Évidemment.

— Il devait se dire : dès que je serai dans l’appart, je pourrai passer au pieu. Il devait se dire : dès qu’elle aura pris le fric, elle fera quelque chose pour le mériter. Bref, c’était pas de cul qu’il s’agissait, mais de pouvoir. Ça le branchait assez de m’obliger à faire quelque chose dont je n’avais pas envie.

— Qui c’est, ce mec ?

— Ça change quoi de le savoir ?

— Je pourrais peut-être lui parler.

— Non, Matt. C’est absolument hors de question.

— Très bien.

— Si jamais il remettait ça, mais je ne le crois pas, non… je ne crois pas qu’il y revienne plus d’une fois tous les deux ou trois mois et ça, je peux m’en débrouiller… Non, je n’ai pas besoin de protection. Pas contre ce petit con.

— Si tu le dis.

— Je le dis.

— Tu ferais quand même bien de changer de numéro de téléphone.

— Dès que je déménagerai. Nouvel appart, nouveau numéro de téléphone.

— Les deux d’un coup.

— Voilà.

Je réfléchis à ce qu’elle venait de dire, puis lui lançai :

— Oui. Peut-être devrais-tu te mettre en quête d’un nouvel appart.

— Ou y songer, au moins ça. Tu préférerais le quartier où tu habites, n’est-ce pas ?

— C’est-à-dire que… j’y suis habitué. Même chose que toi et ce quartier de Turtle Bay(20). Il y a des restaurants et des cafétérias que je fréquente et, bien sûr, c’est là que je vais à mes réunions habituelles. Mick est à deux pas de chez moi. Même chose pour le Lincoln Center, Carnegie Hall et les trois quarts des théâtres de la ville… Pas que j’y aille souvent, mais ça fait du bien de savoir que c’est dans le coin.

Cela dit, ce n’est pas le seul endroit de New York qui me plaise. Ce n’est même pas celui que je préfère. J’aime beaucoup le Village, Chelsea et Gramercy Park… Et, plus au sud, SoHo et Tribeca.

Mais ces lieux avaient, eux aussi, un passé.

— Tiens, et aussi un peu plus haut dans le West Side, repris-je. J’aime beaucoup les environs de la 70e Ouest. En bus, voire à pied, ça serait facile d’aller à mes réunions et de me garder un bureau à l’hôtel. Maintenant que j’y pense, les possibilités me paraissent innombrables. De fait, on pourrait habiter à peu près n’importe où.

— À condition que ce soit à Manhattan.

— C’est évident.

— Sauf si on décidait d’aller s’installer à Albuquerque.

Un peu avant la Noël, j’avais eu une bonne surprise : j’avais attaqué une affaire en acceptant de ne me faire payer que sur les bénéfices et il y en avait eu. Les vacances d’hiver étant arrivées, Elaine et moi avions pris l’avion pour le Nouveau Mexique, où nous avions passé quinze jours à nous balader dans le Nord de l’État, la plupart du temps en territoire pueblo. Et, l’un comme l’autre, nous avions été fascinés par l’architecture des maisons en adobe qu’on trouve à Albuquerque et Santa Fe.

— Là-bas, insistai-je, c’est une baraque entière qu’on pourrait se payer. Avec minarets et murs courbes. Et on n’aurait même pas à se soucier de choisir tel endroit plutôt que tel autre vu que, de toute façon, il faudrait prendre la voiture pour aller n’importe où et que, quel soit le quartier qu’on choisirait, il serait évidemment mille fois plus sûr et agréable que n’importe quel coin de New York.

— Et ça te plairait, toi ?

— Non.

— Dieu merci ! s’écria-t-elle, parce que moi non plus, ça ne me plairait pas. Les endroits qui sont cent fois mieux que New York, il y en des milliers dans le pays, mais je n’ai aucune envie d’aller y habiter. Et toi, c’est pareil, non ?

— Je le crains.

— C’est bien qu’on se soit rencontrés, Matt. Et d’ailleurs, si jamais on commençait à regretter les maisons en adobe, on pourrait toujours prendre l’avion pour Albuquerque, non ?

— Il suffirait qu’on en ait envie, lui répondis-je. Albuquerque ne va pas s’envoler.

 

 

 

Il devait être aux environs de minuit lorsque nous allâmes nous coucher. Une heure plus tard, je renonçai à dormir et quittai la chambre sur la pointe des pieds. Il y avait un plein panier de magazines et des livres partout sur les étagères – sans même parler de la télé. Mais non : j’étais trop nerveux pour rester tranquille. Je m’habillai, me postai à la fenêtre de la salle de séjour et regardai l’enseigne Pepsi Cola en néon rouge qui clignotait de l’autre côté du fleuve. Des bâtiments neufs avaient beaucoup bouché la vue depuis qu’Elaine s’était installée dans son appartement, mais la réclame Pepsi se voyait toujours aussi bien. Me manquerait-elle si nous déménagions ? Et Elaine ? La regretterait-elle, elle aussi ?

En bas, le portier dodelina du chef sans mot dire, puis se remit à contempler les espaces à moyenne distance. Immigrant récemment arrivé d’un coin du monde arabe, il était jeune et avait un Walkman constamment vissé sur la tête. Je pensais qu’il était accro au Top 40 lorsque, un soir, je découvris qu’il cherchait à s’améliorer en écoutant des bandes enregistrées où on l’exhortait à se prendre en charge, à augmenter son potentiel financier, à perdre du poids et à ne jamais en reprendre.

Je descendis la 1re Avenue, longeai le bâtiment des Nations unies et poussai jusqu’à la 42e Rue. Où je tournai à droite, marchai jusqu’à la rue suivante et remontai vers le nord par la 2e Avenue. Je passai devant plusieurs saloons qui, sans me hurler d’entrer, ne me laissèrent certainement pas indifférent. J’aurais pu voir si Mick était chez Grogan, mais si je ne m’étais pas trompé l’affaire aurait duré jusqu’à pas d’heures et, même si nous avions écourté, tout au bout du West Side comme j’aurais alors été, je n’aurais sans doute pas eu grande envie de me retaper tout le chemin en sens inverse afin de regagner la 51e Est.

Vivre ensemble aurait le mérite de résoudre ce genre de problèmes. Et d’en susciter d’autres à la place ?

Il y a une cafétéria ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre au croisement de la 2e Avenue et de la 49e. Je m’installai au comptoir et commandai un danish aux pruneaux avec un verre de lait. Quelqu’un avait laissé traîner une première édition du New York Times derrière lui, je commençai à la lire mais n’arrivai pas à me concentrer. C’était peut-être moi qui avais besoin de m’améliorer. « Développez les pouvoirs cachés de votre esprit ! Prenez-vous en charge ! »

À ceci près que je n’avais nul besoin de faire travailler certaines facultés cachées de mon esprit. De la cervelle, j’en avais assez pour comprendre ce qui se passait.

Jan Keane était revenue dans ma vie au moment même où elle parvenait au bout de la sienne. Elle et moi avions failli vivre ensemble, elle et moi avions effectivement poussé dans ce sens-là, puis, nos relations se brisant, nous nous étions perdus de vue à jamais.

Et voilà qu’arrivés à une étape similaire, Elaine et moi nous trouvions dans une situation comparable. J’avais droit à un coin de sa penderie et à un tiroir de sa commode et pouvais dormir d’un côté de son lit plusieurs nuits par semaine. Cet arrangement étant de type transitionnel, peu clair, voire parfaitement indéfinissable, c’était tout qu’il fallait sans cesse évaluer et estimer. Devais-je brancher automatiquement le transfert d’appels quand j’allais passer la nuit à la 51e Est ? Devais-je m’excuser avec ferveur lorsque, plus tard, j’oubliais de le débrancher ? Fallait-il envisager de se faire installer une deuxième ligne de téléphone ?

Fallait-il déménager ? Devais-je garder ma chambre d’hôtel ? Fallait-il emménager dans mon quartier, dans le sien ou en terrain neutre ?

Fallait-il en discuter ? Fallait-il éviter de le faire ?

D’ordinaire, tout cela était relativement supportable, voire amusant, par moments. Mais Jan était en train de mourir et son agonie jetait une grande ombre sur tout ce que je vivais.

J’avais peur, évidemment. J’avais peur que ce qui avait jadis affecté ma relation avec Jan affecte maintenant celle que j’avais avec Elaine, j’avais peur de me retrouver en train de laisser mes clés sur une table de cuisine après avoir repris mes affaires, j’avais peur que l’espèce de chambre d’hôtel minable à laquelle je m’accrochais comme un malade devienne mon chez-moi pour le restant de mes jours, j’avais peur que la Grande Faucheuse vienne m’y prendre alors que je serais assis en caleçon et maillot de corps au bord de mon lit étroit. J’avais peur qu’on doive m’en faire sortir les pieds devant dans un sac à cadavre.

J’avais peur que tout s’effondre parce que tout finit toujours par s’effondrer. J’avais peur que ça se termine mal parce que ça finit toujours par se terminer mal. Plus que tout peut-être, j’avais peur que, tout étant dûment pesé, tout ait été de ma faute. Parce que là-bas, tout au fond de moi, tout au fond de mon sang et des mes os, je sais que c’est le cas.

Je bus mon lait et rentrai chez moi, le portier m’accueillant cette fois avec un grand sourire. (« Que ton sourire égaie le monde ! ») Lorsque je me glissai dans sa chambre, Elaine remua, mais ne se réveilla pas. Je me mis au lit et, m’allongeant dans le noir à côté d’elle, je sentis la chaleur de son corps.

Le sommeil me prit par surprise et, avant même de m’en rendre compte, je me retrouvai en train de rêver : je poursuivais un homme dont je tentais d’apercevoir le visage. Je le suivais dans des sentiers difficiles, descendais d’interminables escaliers derrière lui et lorsque enfin il se retourna, il avait un miroir en guise de figure. Et lorsque je cherchai un reflet dans ce miroir, ce fut de la pure lumière blanche qui me fut renvoyée, et d’une aveuglante intensité. Je m’arrachai au sommeil, tendis la main pour toucher le bras d’Elaine et me rendormis presque instantanément.

Lorsque je me réveillai à nouveau, il était neuf heures du matin et j’étais seul dans l’appartement. Il y avait du café chaud qui m’attendait à la cuisine. J’en pris une tasse, me douchai, m’habillai et me versais une deuxième tasse de café lorsque Elaine revint de son club de gymnastique et m’annonça que la journée était superbe.

— Grand ciel bleu, déclara-t-elle. De l’air canadien. On leur file des pluies acides, ils nous donnent de l’air frais et Léonard Cohen. Le marché n’est pas mauvais.

J’appelai Lisa Holtzmann et raccrochai comme d’habitude lorsque son répondeur se mit en route.

— À moi, dit Elaine. Donne-moi son numéro.

Elle le composa et fit la grimace en entendant le message de Glenn. Puis elle dit :

— Lisa… Elaine Mardell à l’appareil. Nous avons suivi des cours ensemble le semestre dernier… à Hunter College. J’aurais dû vous appeler il y a des éternités de ça et je suis vraiment désolée pour tout ce que vous avez enduré. Je suis sûre que vous êtes très occupée, mais pourriez-vous me rappeler dès que vous aurez un moment ? C’est assez important et euh… Lisa ?… Bonjour, Lisa. Oui, je me suis dit que vous deviez filtrer les appels parce que Matt vous a déjà appelée une bonne demi-douzaine de fois et qu’il n’arrête pas de tomber sur votre répondeur. Il n’avait pas très envie de vous laisser un message. Oui, oui… bien sûr.

Elle posa des questions et lui exprima sa sympathie de manière assez traditionnelle. Puis elle dit :

— Mais… et si je vous le passais ? Il est ici. Bon, voilà… et on se retrouve un de ces jours, d’accord ?… Vous m’appelez ? Surtout, n’oubliez pas. C’est entendu. Bon, ne raccrochez pas, je vous le passe.

Je pris l’écouteur :

— Matt Scudder à l’appareil, madame Holtzmann. Je suis navré de vous déranger comme ça. Si ce n’est pas le bon moment…

— Non, non, ça va, dit-elle. De fait même…

— Oui ?

— Eh bien, je m’apprêtais à vous appeler, mais je n’arrêtais pas de repousser à plus tard. Je suis contente que vous m’ayez téléphoné.

— Je me demandais si je pourrais passer vous voir.

— Quand ça ?

— Dès que vous aurez un moment de libre. Aujourd’hui, si c’est possible.

— J’ai un déjeuner, dit-elle, et après, j’ai des rendez-vous tout l’après-midi.

— Que diriez-vous de demain ?

— Je suis censée voir quelqu’un de la compagnie d’assurance à deux heures de l’après-midi, mais je ne sais pas combien de temps ça prendra. Et… ce soir ? Vous auriez un moment de libre ? Mais peut-être n’aimez-vous pas donner des rendez-vous après les heures de bureau.

— Dans mon travail, c’est la tâche qui décide de l’heure, lui répondis-je. Ce soir m’irait très bien, à condition que ça ne vous dérange pas.

— Ça ne me dérange pas du tout. À neuf heures ? C’est trop tard ?

— Non, ça me va. Je serai chez vous à neuf heures à moins qu’il n’y ait un contrordre. Je vous donne mon numéro au cas où vous auriez besoin d’annuler.

Je m’exécutai et ajoutai qu’elle pouvait toujours appeler la réception de l’hôtel si jamais elle égarait mon numéro.

— J’habite au Northwestern, lui précisai-je.

— Mais c’est juste au bout de la rue ! s’écria-t-elle. Glenn m’avait dit plusieurs fois vous avoir rencontré dans le quartier. Et maintenant, si c’est vous qui deviez annuler, n’hésitez pas à appeler et à me laisser un message. Je ne décroche jamais avant de savoir qui appelle. Avec le genre de coups de téléphone que je reçois…

— Je n’ai aucun mal à l’imaginer.

— Vraiment ? Moi, je n’aurais jamais cru. Bon… Je vous attendrai à neuf heures, monsieur Scudder. Merci.

Je raccrochai, Elaine me disant aussitôt :

— J’espère ne pas m’être mêlée de ce qui ne me regardait pas. Je n’arrêtais pas de l’imaginer assise à côté de son téléphone et tremblant de décrocher au cas où ç’aurait été un énième connard de la presse à sensations. Mais je ne pensais pas qu’il serait mal de lui laisser un message… et lorsque enfin je lui aurais parlé, je n’aurais plus eu qu’à lui demander de te contacter et…

— C’était bien vu.

— Mais j’aurais peut-être mieux fait de te demander d’abord.

— Non, non, tu as bien fait. Je vais la voir ce soir.

— Neuf heures, c’est ce que tu as dit.

— Ouais. Elle m’a dit qu’elle avait l’intention de me voir de toute façon.

— Elle ne m’en a pas soufflé mot. De quoi veut-elle te parler, à ton avis ?

— Je ne sais pas. C’est une des choses qu’il va falloir lui demander.