2
C’est un mardi soir que je rencontrai Glenn Holtzmann pour la première fois, en avril. Il n’est pas de mois plus cruel, on le dit. T. S. Eliot l’affirme dans The Waste Land(1) et peut-être savait-il de quoi il parlait. Moi, je ne sais pas. Tous me paraissent assez méchants.
Je fis sa connaissance à la galerie Sandor Kellstine, laquelle se trouvait, avec une douzaine d’autres, dans un bâtiment de cinq étages de la 57e Rue Ouest, entre les 5e et 6e Avenues. Pour la rentrée de printemps, la direction avait organisé une exposition de photographie contemporaine et rassemblé les œuvres de sept artistes dans une grande salle du troisième étage. Les amis et les parents des exposants s’étaient retrouvés pour le vernissage, et des gens tels que Lisa Holtzmann et Elaine Mardell qui, tous les jeudis soir, suivaient alors un cours intitulé « La photographie en tant qu’art abstrait » à l’université Hunter s’étaient joints à eux.
Il y avait là une table sur laquelle on avait posé des gobelets en plastique remplis de vin rouge et de vin blanc et des apéricubes au fromage piqués de cure-dents. Il y avait aussi des sodas. Je m’en servis un et retrouvai Elaine qui me présenta les Holtzmann.
Dès le premier coup d’œil, je décidai que ce type ne me plaisait pas.
Me trouvant quand même un peu ridicule, je me forçai à lui serrer la main et à lui retourner son sourire. Une heure plus tard, nous allions tous manger thaï dans un restaurant de la 8e Avenue. Nous prîmes des plats à base de nouilles, Holtzmann choisissant d’arroser son repas à la bière. Elaine, Lisa et moi préférâmes nous en tenir à du thé glacé.
La conversation ne décolla jamais vraiment. Nous commençâmes par parler de l’exposition puis, aventureux, fîmes de brèves incursions dans des domaines tout aussi ordinaires : la politique locale, le sport, le temps qu’il faisait. Holtzmann était avocat, ce que je savais déjà, et travaillait pour le compte d’une maison d’édition, la Waddell & Yount, qui rachetait des livres à d’autres sociétés et les republiait en gros caractères, pour les malvoyants.
— Pas très marrant, tout ça, dit-il. Je passe l’essentiel de mon temps à étudier des contrats. De temps en temps, on me demande aussi d’envoyer des lettres de réprimandes à des gens. Voilà un talent que je meurs d’envie de transmettre à ma descendance ! Dès que notre enfant sera en âge d’apprendre, je lui enseigne mon art !
— Même si c’est une fille ? s’enquit Lisa.
« Il » ou « elle », l’enfant devait naître à l’automne. C’était la raison pour laquelle Lisa avait préféré le thé glacé à la bière. Elaine n’a jamais été une grande buveuse et a même depuis peu renoncé entièrement à l’alcool. Itou pour moi qui tente de m’en débrouiller jour après jour.
— Même si c’est une fille, lui répondit Glenn. Fille ou garçon, mon enfant ne se verra jamais interdire le plaisir de marcher sur les brisées fort ennuyeuses de son Papa. À côté de ça, votre travail doit être bien excitant, Matt. Ou aurais-je trop regardé la télévision ?
— Il y a des hauts et des bas, lui dis-je. En fait, c’est assez routinier. C’est comme partout.
— Vous étiez dans la police avant de vous lancer en solo, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Et maintenant, vous travaillez pour une agence ?
— Quand on veut bien m’appeler. Je travaille pour la Reliable. Paiements à la note de frais, et je fais du free lance chaque fois que je le peux.
— Beaucoup d’espionnage industriel, non ? L’employé mécontent qui vend les secrets maison au concurrent ?
— Ça arrive.
— Mais pas souvent ?
— Étant donné que je n’ai pas de licence, les grosses boîtes font rarement appel à moi. La Reliable n’est pas la dernière à décrocher ce genre de contrats, mais depuis quelque temps elle me demande surtout de travailler sur des cas de fraude à la marque.
— De fraude à la marque ?
— Oui. Ça va de la fausse Rolex au logo volé qu’on trouve sur certains sweatshirts et autres casquettes de base-ball.
— Ça m’a l’air intéressant.
— Ça ne l’est pas. Disons que ça vaut bien vos lettres de réprimandes.
— J’espère que vous aurez des enfants, dit-il. Voilà un savoir que vous serez contents de leur transmettre.
Après le repas, nous les raccompagnâmes jusque chez eux et nous fendîmes des « oh ! et « ah ! » de circonstance en regardant le panorama. L’appartement d’Elaine donne en partie sur l’East River et de ma chambre d’hôtel j’arrive à apercevoir le World Trade Center. Il n’empêche : la vue des Holtzmann nous enfonçait beaucoup. En lui-même, leur appartement était plutôt petit – la chambre d’amis ne dépassait pas les neuf mètres carrés – et, en plus des plafonds bas, avait tous les défauts de la construction moderne. Mais, c’est vrai, la vue rattrapait sacrément les choses.
Lisa nous offrit du déca et se mit à parler des petites annonces à caractère personnel dans les journaux : elle connaissait des gens parfaitement respectables qui y avaient recours.
— Parce que… comment voulez-vous que les gens se rencontrent de nos jours ? demanda-t-elle. Glenn et moi avons eu de la chance. J’étais allée montrer mon livre au chef de fabrication de sa boîte et nous nous sommes rentrés dedans au détour d’un couloir.
— Je l’avais vue de mon bureau, dit-il, et j’avais tout fait pour lui rentrer dedans par hasard.
— Bon, mais… ce ne sont quand même pas des choses qui arrivent souvent, reprit-elle. Comment vous êtes-vous rencontrés, si ce n’est pas indiscret ?
— Les petites annonces, dit Elaine.
— Vous parlez sérieusement ?
— Non. En fait, nous étions copains depuis des années. Et puis nous nous sommes séparés et complètement perdus de vue pendant un moment. Mais un jour, nous nous sommes retrouvés par hasard et…
— Et la passion y était toujours ? C’est une bien belle histoire.
Sans doute, mais il s’en était fallu de peu. Nous avions fait connaissance bien longtemps auparavant, dans un bar où on vient boire après le boulot. Elaine était alors une jeune call-girl fort charmante et moi un détective attaché au sixième secteur – et un peu moins fermement attaché à son épouse et à ses deux fils qui vivaient à Long Island. Quelques années plus tard, un psychopathe avait resurgi de notre passé commun, monsieur étant très décidé à nous tuer tous les deux. Elaine et moi nous étions retrouvés dans le même sac et, oui, Lisa, la passion y était encore. Nous nous étions mis à la colle et, apparemment, ça tenait toujours.
Je dirais donc que c’était effectivement une belle histoire, mais l’essentiel ne s’en étant pas joué avec des mots, on ne pouvait pas en tirer des kilomètres de conversation. Lisa nous raconta l’aventure d’une amie d’une de ses amies qui, divorcée, avait un jour répondu à une petite annonce du New York Magazine et, arrivée à l’heure au rendez-vous… était tombée sur son ex. Ils y avaient vu un signe du destin et avaient fini par se remettre ensemble. Glenn lui dit qu’il n’en croyait pas un mot : ça ne tenait pas debout, il avait déjà entendu cette histoire sous une douzaine de formes différentes et il n’en croyait pas une seule.
— Folklore citadin, tout ça, conclut-il. Des histoires de ce genre, il y en a des dizaines. Et elles arrivent toujours à des amis d’amis, jamais à quelqu’un qu’on connaîtrait personnellement. En fait, elles n’arrivent jamais à personne. Les érudits les collectionnent et en remplissent des livres entiers. C’est comme l’histoire du berger allemand dans la valise.
Nous dûmes avoir l’air un rien étonné.
— Comment, comment, reprit-il, vous n’allez pas me dire que vous ne la connaissez pas ! Le mec a un chien, le chien meurt, le mec en a le cœur brisé et ne sait plus que faire. Il emballe son clebs dans une grande malle-cabine et s’en va chez le véto ou au cimetière. Toujours est-il qu’à un moment donné il pose sa valoche par terre pour reprendre son souffle et qu’un gus la lui pique. Non mais hé… ha ! ha ! ha ! Imaginez un peu la tête du type quand il ouvre la valise et qu’il y trouve un chien crevé ! Je suis sûr que vous avez tous entendu cette histoire, sous une version ou sous une autre.
— Moi, c’était avec un doberman, dit Lisa.
— Bah, un doberman ou un berger allemand… Du moment que le chien est assez gros…
— Moi, dans ma version, c’était à une femme que ça arrivait, dit Elaine.
— Ben tiens, pardi ! Et il y avait un beau jeune homme qui se proposait de lui porter sa valise ?
— Et dans la malle, il y avait son ex.
Tu parles d’un folklore citadin ! Infatigable, Lisa passa des petites annonces au sexe par téléphone. Elle y voyait le symbole même d’années 90 où tout le secteur de la santé est tombé en carafe, où pouvoir baiser par téléphone et se servir d’une carte de crédit facilite bien les choses, où, en somme, c’est le fantasme qu’on préfère au réel.
— Et elles se font pas mal d’argent, ces filles, reprit-elle. Quand je pense qu’elles n’ont qu’à parler !
— Des filles ? lui lança Glenn. Mais la moitié d’entre elles sont grand-mères !
— Et alors ? L’âge donne quelques avantages en la matière ! Inutile d’avoir l’air mignonne ou jeune, l’essentiel est d’avoir de l’imagination.
— Disons plutôt l’esprit mal tourné, tu crois pas ? Sans parler de la voix… il faut quand même que ça excite.
— Et ma voix à moi, tu la trouves assez sexy ?
— Évidemment, lui répondit-il, mais je suis de parti pris. Hé mais… tu n’y penses pas sérieusement ?
— C’est à dire que… j’y ai songé.
— C’est une blague.
— Je ne sais pas. Quand le bébé dormira et que je serai coincée ici…
— Tu décrocheras ton téléphone pour susurrer des cochonneries à des mecs ?
— Enfin…
— Tu te rappelles le type qui n’arrêtait pas de t’appeler au téléphone ? On n’était pas encore mariés…
— Ce n’était pas la même chose.
— Tu as quand même flippé assez sec, non ?
— C’était un pervers.
— Tiens donc ! Et tu les vois comment, tes clients potentiels ? En boy-scouts ?
— Ça ne serait pas pareil si on me payait pour le faire, lui répliqua-t-elle. Je n’aurais pas l’impression d’être violée. Enfin… je ne crois pas. Qu’est-ce que tu en penses, Elaine ?
— Je ne crois pas que j’aimerais.
— Bien sûr que non ! s’écria Glenn. Vous n’avez pas l’esprit mal tourné, vous !
De retour à l’appartement, je dis à Elaine :
— C’est vrai que la femme mûre a des avantages certains. Il n’empêche : je regrette beaucoup que tu n’aies pas l’esprit assez mal tourné pour bosser par téléphone.
— C’était pas génial, cette conversation ? s’écria-t-elle. À un moment donné, j’ai bien failli y mettre mon grain de sel !
— Je l’espérais.
— J’en étais à deux doigts ! Mais la sagesse a prévalu.
— Bah, ce sont des choses qui arrivent, lui répliquai-je.
Lorsque je la rencontrai pour la première fois, Elaine était call-girl – et l’était toujours lorsque nous nous remîmes ensemble. Elle faisait des passes tandis que nous tentions d’établir de saines relations : je lui jouais le coup du ça-ne-me-gêne-pas, elle me renvoyait l’ascenseur. Nous n’en parlions jamais et, peu à peu, nous en étions arrivés à penser que c’était un sujet tabou. On avait un éléphant dans le salon, on tournait autour en marchant sur la pointe des pieds, mais jamais on n’en parlait.
Jusqu’au jour où la vérité s’était imposée. J’avouai ma gêne, elle reconnut avoir lâché le turbin depuis plusieurs mois. L’instant avait un côté curieusement offrande des Rois Mages et nous dûmes nous adapter à la nouvelle donne. Il y avait là des chemins nouveaux et tous s’enfonçaient dans des territoires inexplorés.
Une des choses qu’il lui fallut revoir fut la manière dont elle occupait son temps. Elle n’avait pas besoin de travailler. Elle n’avait jamais été du genre à filer son argent aux macs ou aux dealers de coke, mais avait au contraire beaucoup et sagement investi, dans des immeubles locatifs du Queens essentiellement. Une agence immobilière gérait son portefeuille et lui envoyait un chèque tous les mois, le montant net de ses gains suffisant amplement à son style de vie. Elle aimait faire de la gym en salle, aller aux concerts et suivre des cours à la fac, bref, elle vivait confortablement au cœur d’une ville où on peut toujours trouver à s’occuper.
Cela dit, elle avait travaillé toute sa vie durant et la retraite était une réalité à laquelle il fallait s’habituer. Parfois elle lisait les petites annonces – en faisant la grimace. Un jour, elle avait même essayé de se confectionner un curriculum vitae, mais après avoir beaucoup gémi, elle avait fini par déchirer ses notes. « C’est sans espoir, avait-elle déclaré. Je n’arrive même pas à trouver des mensonges intéressants pour remplir les blancs. Je pourrais dire que je suis restée à la maison pendant vingt ans, mais ça m’avancerait à quoi ? Non, quel que soit l’angle, je suis fondamentalement inemployable. »
Un autre jour, elle me dit encore :
— Tu permets que je te pose une question ? Qu’est-ce que tu penses de la baise par téléphone ?
— Ben… comme pis-aller, peut-être, lui répondis-je. Si jamais on ne pouvait plus être ensemble… Mais je crois quand même que je serais un peu trop nerveux pour me mettre vraiment dans le bain.
— Idiot ! s’écria-t-elle affectueusement. Je ne parlais pas de nous ! Ce serait juste pour gagner un peu de fric. Une femme que je connais bien m’a dit que c’était très lucratif. On bosse dans une salle avec une dizaine de nanas. Il y a des cloisons pour que ça reste intime, on est assise à un bureau et on parle au téléphone. Pas d’histoires pour se faire payer et pas de souci côté sida et herpès… Pas de risques physiologiques, pas même de contacts, on voit jamais les clients et eux non plus, ils te voient pas. Ils ne savent même pas ton nom.
— Alors, comment t’appellent-ils ?
— Tu t’inventes un nom de trottoir… Sauf que tu peux pas appeler ça comme ça, puisque le trottoir, tu le fais pas. Je sais pas, moi, un pseudonyme téléphonique ? Tiens, je suis sur que les Français ont trouvé quelque chose.
Elle alla chercher un dictionnaire et le feuilleta.
— Nom de téléphone*, dit-elle enfin. Je préfère l’anglais.
— Et tu t’appellerais comment ? Miss Foutrille ? Vanessa ?
— Audrey ?
— Tu n’as pas eu besoin de réfléchir longtemps, hein ?
— J’en ai causé avec Pauline tout à l’heure. Ça ne prend quand même pas des éternités pour se trouver un nom, tu sais ?
Elle respira un bon coup et ajouta :
— Elle m’a dit qu’elle pourrait me faire entrer dans sa boîte. Mais toi… Quel effet ça te ferait ?
— Je ne sais pas. Ce n’est pas facile à deviner. Essaie un peu… on verra bien comment on réagit. De toute façon, c’est ça que tu as envie de faire, non ?
— Je crois.
— Bah… qu’est-ce qu’ils disaient de la masturbation, déjà ? « Arrête quand t’as besoin de lunettes » ?
— Ou d’un Sonotone, précisa-t-elle.
Elle attaqua le lundi suivant et réussit à tenir quatre heures sur les six de son tour de service.
— C’est pas possible, conclut-elle. C’est hors de question. En fait, les inconnus, je préfère les baiser que de leur raconter des cochonneries à l’oreille. Tu pourrais me dire pourquoi, toi ?
— Que s’est-il passé ?
— J’ai pas pu. J’ai été lamentable. Y a d’abord eu un débile qui voulait savoir s’il avait une grosse queue. « Oh, elle est drôlement grosse, vous savez ? lui ai-je répondu ! J’en ai jamais vu de plus énorme. Bon dieu, je me demande même comment je vais arriver à me l’enfiler dans la chatte. Vous êtes sûr que c’est à vous, cet engin-là ? J’aurais juré que c’était votre bras. » Ça l’a foutu en rogne. « Vous faites pas ça comme il faut, s’est-il écrié. Personne ne m’a jamais dit ça. Vous exagérez. Vous rendez tout le truc ridicule. » Et moi, j’ai pas pu tenir. « Ridicule ? lui ai-je dit. Vous êtes là à vous tenir le bigo dans une main et la queue dans l’autre et vous payez une inconnue pour vous raconter que vous êtes monté comme un étalon ? Plus ridicule que ça, moi, je meurs, vous savez ? » Après quoi je l’ai traité de trou du cul et je lui ai raccroché au nez… ce qu’il ne faut jamais faire vu que comme c’est eux qui t’appellent sur une ligne payante, le compteur ne tourne qu’aussi longtemps qu’ils causent. Ouais : il ne faut jamais raccrocher avant eux, mais bon, je m’en foutais.
« Après, y en a eu un autre qui voulait que je lui raconte des histoires. “Raconte-moi la fois où t’as tringlé avec un mec et une nana”, il me dit. J’aurais pu lui raconter des choses qui m’étaient vraiment arrivées, mais partager mes expériences avec un connard pareil… Ah non, au diable, tout ça ! Alors j’ai inventé et, bien sûr, mes partenaires étaient super, ils avaient le feu au cul et attention la synchro ! Ils jouissaient tellement bien ensemble qu’on aurait cru le feu d’artifice du 4 juillet(2), mais comme dans la réalité, ils avaient plutôt été du genre haleine puante et peau grumeleuse et que la bonne femme faisait semblant de se pâmer pendant que le mec arrivait même pas à bander…
Elle secoua la tête d’un air dégoûté.
— Oublions ça, conclut-elle. Encore heureux que j’aie fait des économies parce que question emploi, c’est pas ça. Je n’arrive même pas à faire la pute au téléphone !
— Alors, me demanda-t-elle encore, qu’est-ce que tu en penses ?
— De quoi ? De Glenn et de Lisa ? Ils ne me gênent pas. Je leur souhaite bien du bonheur.
— Et tu te fous pas mal qu’on les revoie ou pas, c’est ça ?
— Dit comme ça, c’est peut-être un peu cru, mais c’est vrai que je ne nous vois pas passer tout notre temps libre avec eux. Le courant ne passait quand même pas des masses.
— Et je me demande bien pourquoi. La différence d’âge ? On n’est pourtant pas beaucoup plus vieux qu’eux.
— Elle est assez jeune, non ? Mais tu as raison : je ne crois pas que ce soit ça. Ça serait plutôt qu’on n’a pas grand-chose en commun. Tu suis des cours du soir avec elle et j’habite à une rue de chez elle, mais en dehors de ça…
— Oui, je sais, dit-elle. On n’a pas grand-chose en commun et j’aurais sans doute pu le deviner avant. Mais je la trouvais agréable et je me suis dit que ça valait le coup d’essayer.
— Tu ne te trompais pas et je vois assez bien pourquoi elle te plaisait. Moi aussi, elle me plaît.
— Mais pas lui.
— Pas spécialement.
— Et pourquoi ? Tu as une idée ?
Je réfléchis.
— Non, répétai-je enfin, pas vraiment. Je pourrais te dire des choses que j’ai trouvées assez agaçantes chez ce bonhomme, mais la vérité, c’est que d’entrée de jeu j’avais décidé qu’il ne me plairait pas. En un coup d’œil, je savais que je n’allais pas beaucoup l’apprécier.
— Il est pas laid.
— Loin de là. Il est même plutôt beau. Peut-être que c’est ça. Peut-être ai-je senti qu’il te plaisait, et ça m’a hérissé.
— Mais il ne me plaisait pas.
— Vraiment ?
— Je le trouvais agréable à regarder, précisa-t-elle. Dans le genre mannequin… en un peu moins lippu qu’ils le sont de nos jours. Mais les jolis garçons, moi, ça ne me branche guère. Je préfère les gros ours mal léchés.
— Dieu soit loué.
— Et s’il ne t’avait pas plu parce que tu en pinçais pour elle ?
— Non, j’avais déjà décidé qu’il ne me plairait pas avant de la regarder.
— Ah.
— Et d’ailleurs, pourquoi voudrais-tu que j’en pince pour elle ?
— Elle est mignonne.
— Dans le style tasse de porcelaine, oui. Voilà : dans le style tasse de porcelaine fragile et enceinte jusqu’aux dents.
— Et moi qui croyais que les femmes enceintes, ça excitait furieusement les mecs.
— Ben, non, madame. Tu te trompes.
— Qu’est-ce que tu faisais pendant qu’Anita était enceinte ?
— Je faisais des tas d’heures supplémentaires. Je flanquais des tonnes de grands vilains en taule.
— Tu le faisais aussi quand elle n’était pas enceinte.
— En gros, oui.
— L’instinct du flic ? Tu crois que c’est pour ça qu’il ne t’a pas plu ?
— Tu sais quoi ? lui répondis-je. J’ai l’impression que t’as mis le doigt dessus. Mais ça n’a pas de sens.
— Pourquoi ?
— Parce que Glenn est un jeune avocat plein d’avenir avec une femme enceinte et un appart qui va prendre de la valeur. Il a une bonne poignée de main et un sourire qui séduit. Pourquoi faudrait-il que je lui colle l’étiquette du grand vilain ?
— Et si tu me le disais ?
— Je ne sais pas. J’ai reniflé quelque chose, mais je ne pourrais pas te dire quoi. J’ai eu l’impression qu’il m’écoutait comme un malade, tiens… comme s’il voulait en entendre plus que ce que j’avais envie de lui dire. La conversation s’est beaucoup tramée, mais je suis sûr qu’elle aurait marché du tonnerre si j’avais accepté de raconter des histoires de détectives.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
— Peut-être parce qu’il en mourait d’envie.
— Comme mon type au téléphone ? suggéra-t-elle. Celui qui tenait son bigo d’une main et sa queue de l’autre ?
— Oui, ça y ressemble.
— Pas étonnant que tu aies voulu raccrocher. Tu te rappelles le désastre que ça a donné ? Je ne voulais plus te parler au lit ! Et pendant une semaine entière, encore !
— Je sais. Tu ne voulais même plus gémir !
— Enfin… j’essayais, corrigea-t-elle. Mais je n’avais pas toujours le choix.
Je pris l’accent nazi et lui lançai :
— Nous affons les moyens de fous faire chouir, fous safez !
— Vraiment ?
— La Fràulein en foutrait-elle la preufe ?
— Ben…
Quelques instants plus tard elle m’assena :
— Je ne dirais pas que c’est la meilleure soirée que nous ayons jamais passée, mais le finish était pas mal. Non, je crois que tu as raison : il a quelque chose de pas net, ce type. Mais bon… et alors ? On peut très bien ne jamais les revoir.
Sauf que, bien évidemment, je dus les revoir.
Un soir – c’était une huitaine de jours après que nous avions fait leur connaissance –, je sortis de chez moi et j’étais déjà presque arrivé à la 9e Avenue lorsque quelqu’un m’appela par mon nom. Je me retournai et découvris Glenn Holtzmann. Il était en costume et en cravate et portait une mallette.
— Ils m’ont fait bosser tard, dit-il. J’ai appelé Lisa pour lui dire de commencer sans moi. Vous avez dîné ? On mange un morceau quelque part ?
J’avais déjà mangé et le lui dis.
— Bon. Mais vous ne voulez pas prendre un café et me tenir compagnie ? Je n’ai pas envie d’aller dans un endroit somptueux. On dit le Flame ou l’Étoile du matin ? Vous avez le temps ?
— En fait, non, lui répondis-je.
Et lui montrant la 9e Avenue du doigt, j’ajoutai :
— J’ai un rendez-vous.
— Allez, je fais un bout de chemin avec vous. Je serai sage et j’irai avaler une salade grecque au Flame.
Puis il se palpa le ventre et me lança :
— Il ne faudrait pas que je prenne du poids.
Il me paraissait pourtant bien assez mince comme ça.
Nous gagnâmes la 58e Rue et traversâmes l’avenue ensemble. Arrivé devant le Flame, il me dit :
— C’est là que nos chemins se séparent. J’espère que votre rendez-vous se passera bien. L’affaire est intéressante ?
— À ce stade, c’est difficile à dire.
Bien sûr, il ne s’agissait nullement d’une quelconque « affaire », mais seulement d’une réunion d’Alcooliques anonymes qui se tenait dans les sous-sols de l’église Saint-Paul. Pendant une bonne heure et demie, je restai assis sur une chaise en métal à boire du café dans un gobelet en polystyrène. À dix heures, nous marmonnâmes lourdement la prière du Seigneur et empilâmes les chaises, certains d’entre nous décidant de s’arrêter au Flame pour se restaurer un peu et faire la quatrième Étape du copain plutôt que la leur. Je craignais de tomber sur un Holtzmann qui aurait encore traîné devant un fond de salade grecque, mais il avait déjà rejoint sa jolie cabane dans les cieux. Je commandai du café, un muffin anglais grillé et oubliai aussitôt mon bonhomme.
Un jour de la semaine suivante, je l’aperçus à un arrêt de bus de la 9e Avenue, mais il ne me remarqua pas. Une autre fois encore, Elaine et moi quittions le Armstrong où nous venions de manger un morceau lorsque, sur le trottoir d’en face, nous vîmes les Holtzmann descendre d’un taxi et rentrer chez eux. Un après-midi enfin, j’étais en train de regarder à ma fenêtre lorsqu’un homme qui ressemblait beaucoup à Glenn Holtzmann sortit du magasin d’appareils photo en face de chez moi et partit vers l’ouest. J’habite assez haut dans l’immeuble, il n’est pas impossible qu’il se soit agi de quelqu’un d’autre. Mais quelque chose dans sa démarche ou son maintien me fit penser à lui.
Nous étions à la mi-juin quand, finalement, nous nous parlâmes de nouveau. C’était un soir de semaine et il était tard. Passé minuit, en tout cas. J’avais assisté à une réunion d’Alcooliques anonymes, puis j’étais allé prendre un café quelque part. De retour dans ma chambre, j’avais ouvert un livre que je n’avais pas pu lire, j’avais allumé la télé et n’étais pas davantage arrivé à la regarder.
Il m’arrive de sombrer. J’avais essayé de résister un moment, mais, aux environs de minuit, je m’étais dit : « Au diable, tout ça ! » et, attrapant ma veste, j’étais sorti. J’avais beaucoup viré à droite et à gauche et fini par m’installer au comptoir de Chez Grogan.
Sa « Maison ouverte » se trouve au croisement de la 10e Avenue et de la 50e Rue Ouest. Du type vieux caboulot irlandais, elle n’était pas la seule, jadis, à embellir le quartier de Hell’s Kitchen(3). Il y a de moins en moins d’établissements de ce genre à l’heure actuelle, même si le patron de Chez Grogan n’en est pas encore à quémander une plaque commémorative en bronze à la Commission des sites classés ou une place dans le grand registre des espèces en voie de disparition. La salle comporte un grand bar sur la gauche, des tables sur la droite, une cible à fléchettes sur le mur du fond, un vieux sol carrelé couvert de sciure de bois et un antique plafond en étain martelé qui aurait bien besoin d’être réparé.
Il y a rarement foule chez Grogan et ce soir-là ne faisait pas exception à la règle. Burke officiait au bar en regardant un vieux film sur une chaîne câblée. Je commandai un Coca, il me l’apporta. Je lui demandai si Mick était passé, il secoua la tête.
— Plus tard, dit-il.
Pour lui, c’était déjà beaucoup parler. Les barmen de Chez Grogan ne l’ouvrent guère. Ça fait partie du profil d’embauche.
Je sirotai mon Coca et jetai un coup d’œil dans la salle. J’y retrouvai quelques visages familiers, mais personne que j’aurais connu assez bien pour engager la conversation – et je ne m’en plaignis pas. J’aurais pu regarder le même film chez moi, mais j’avais été incapable de regarder quoi que ce fût, voire de seulement rester tranquille. Là, dans les odeurs de bière et de tabac, je me sentais étrangement à mon aise.
Sur le petit écran, Bette Davis poussa un soupir et hocha la tête. Elle paraissait plus jeune que le plus jeune des printemps.
Je réussis à me perdre dans le film, puis à me perdre dans mes pensées pour enfin succomber à un grand accès de rêverie(4). Je n’en sortis qu’en entendant quelqu’un m’appeler par mon nom. Je me retournai, c’était Glenn Holtzmann. Il portait un ciré marron par-dessus une chemise de sport à carreaux. C’était la première fois que je ne le voyais pas en costume.
— Pas moyen de dormir, me dit-il. Je suis allé chez Armstrong, mais il y avait trop de monde. Alors je suis venu ici. Qu’est-ce que vous buvez ? Une Guinness ? Non, attendez… avec des glaçons ? C’est comme ça qu’ils la servent ici ?
— Non, c’est du Coca, lui répondis-je, mais ils ont de la Guinness à la pression. Et si vous voulez des glaçons avec, ils ne s’y opposeront sans doute pas.
— Non, je n’en veux pas, me renvoya-t-il, avec ou sans glaçons. Bon alors… de quoi ai-je envie ?
Burke était juste en face de nous. Il n’avait pas soufflé mot et continuait à ne rien dire.
— Quelles bières avez-vous ? lui demanda Glenn. Non, vous cassez pas, j’ai pas envie d’une bière. Et si on disait un Johnny Walker label rouge ? Avec un peu d’eau et des glaçons.
Burke lui apporta sa consommation et un peu d’eau dans un pichet en verre. Holtzmann noya son whisky, le tint à la lumière, puis en avala une gorgée. C’était bien la dernière chose dont j’avais envie, mais l’espace d’une seconde je le sentis quand même me couler dans la bouche.
— J’aime bien cet endroit, reprit Glenn, mais j’y viens rarement. Et vous ?
— J’aime assez, moi aussi.
— Vous venez souvent ?
— Pas trop. Je connais le patron.
— Vraiment ? C’est pas celui qu’ils appellent « le boucher » ?
— Je ne connais personne qui l’appelle comme ça, lui répondis-je. Je crois que c’est un journaliste qui lui a trouvé ce surnom. Ce serait le même qui aurait appelé Westies tous les petits voyous du coin que ça ne m’étonnerait pas.
— Mais… je pensais que c’était comme ça qu’ils s’appelaient entre eux.
— Maintenant, oui. Mais avant, pas du tout. Et pour ce qui est de Mick Ballou, je puis vous dire ceci : il n’est pas né celui qui osera le traiter de « boucher » dans son établissement.
— Si j’ai gaffé, vous…
— Ne vous en faites pas pour ça.
— Je suis venu ici, oh, je ne sais pas… deux ou trois fois. Et je ne l’ai jamais vu. Je crois que je le reconnaîtrais, avec toutes les photos qu’on a de lui… C’est un type assez grand, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Comment avez-vous fait sa connaissance, si ma question n’est pas indiscrète ?
— Oh ! ça fait des années que je le connais. Nos chemins se sont croisés il y a bien longtemps.
Il but un peu de scotch.
— Je suis sûr que vous pourriez en raconter, des histoires !
— Je ne les raconte pas très bien.
— Ça m’étonne.
Il sortit une carte de visite de son portefeuille et me la tendit.
— Etes-vous jamais libre à l’heure du déjeuner ? reprit-il. Vous me passez un coup de fil un de ces jours ? D’accord ?
— D’accord, un de ces jours.
— Je l’espère. J’aimerais beaucoup vous renvoyer la balle et avoir une vraie conversation avec vous. Qui sait ? Peut-être même pourrait-elle déboucher sur quelque chose.
— Ah oui ?
— Disons… un livre ? Avec tout ce que vous avez vécu et tous les personnages que vous avez rencontrés, je ne serais pas surpris que vous ayez un livre dans le coffre.
— Je ne suis pas écrivain.
— Du moment qu’il y a la matière… Ça ne serait pas la mer à boire de vous mettre en tandem avec un écrivain. Et j’ai dans l’idée que la matière y est. On pourrait peut-être en parler à la fin d’un bon déjeuner.
Il me quitta quelques minutes plus tard. Je décidai de rentrer à mon tour, dès que le film serait terminé. Mick Ballou s’étant malheureusement pointé avant la fin, nous passâmes une nuit blanche ensemble. J’avais dit à Holtzmann que j’étais un piètre conteur, mais, Mick ne se laissant nullement distancer, des histoires, j’en racontai un bon paquet ce soir-là. Mick sirotait du whisky irlandais, je buvais du café, nous continuâmes ainsi jusqu’au moment où Burke empila les chaises et baissa le rideau.
Le ciel était déjà clair lorsque nous sortîmes.
— Et maintenant, on va se manger un petit quelque chose, dit Mick. On sera juste à l’heure pour la messe des bouchers à Saint-Bernard.
— Non merci, pas pour moi. Je suis fatigué. Je rentre.
— T’es vraiment pas marrant, tu sais ? me dit-il avant de me ramener en voiture. Une chouette nuit, que c’était, ajouta-t-il en arrivant devant chez moi. Comme autrefois, mais quand même : on aurait pu finir plus tard.
— Écrire un livre où je raconterais mes expériences, ô combien fascinantes, est la dernière chose dont j’ai envie, dis-je à Elaine. Et même si je ne disais pas non, je ne le vois pas en train de m’aider à accoucher. Il suffit qu’il me pose une question pour que je cherche le moyen de ne pas lui répondre.
— Je ne vois pas pourquoi.
— Moi non plus. Pourquoi éprouve-t-il le besoin de me parler d’écrire un livre ? Sa boîte publie des bouquins en gros caractères. En plus, il n’est pas directeur de collection, mais avocat.
— Il pourrait connaître des gens dans d’autres maisons. Et s’il avait un petit secteur de vente à lui ?
— Ça, je suis sûr qu’il a quelque chose à côté.
— C’est-à-dire ?
— Rien. Juste qu’il nous cache des trucs. Il veut quelque chose, mais il refuse d’annoncer la couleur. Je vais te dire : je ne crois pas qu’il veuille me pousser à écrire. Si c’était ça qui le travaillait, il m’aurait proposé autre chose.
— Et qu’est-ce qu’il veut, d’après toi ?
— Je l’ignore.
— Ce ne serait pas difficile de le savoir. Tu n’as qu’à déjeuner avec lui.
— C’est vrai, lui répondis-je, mais je ne mourrai pas de ne pas savoir.
Je ne le revis pas avant la première semaine d’août. C’était le milieu de l’après-midi et je m’étais installé à une table de l’Étoile du matin, juste derrière la vitre de la terrasse. Je grignotais une part de gâteau en buvant du café et en lisant un numéro de Newsday que quelqu’un avait laissé sur une chaise voisine. Une ombre étant passée sur ma page, je levai la tête et reconnus Glenn Holtzmann. Cravate dénouée, col de chemise ouvert, et il portait sa veste de costume sur son bras. Il me sourit, se montra du doigt puis m’indiqua l’entrée. J’en conclus qu’il avait l’intention de me rejoindre. Je ne me trompais pas.
— Content de vous revoir, Matt, me lança-t-il. Ça vous dérange que je m’assoie ? Vous n’attendiez pas quelqu’un, au moins ?
Je lui désignai la chaise en face de moi, il se posa. La serveuse nous apporta un menu, il la renvoya en lui disant qu’il voulait seulement un café. Après quoi il m’apprit qu’il avait beaucoup attendu mon coup de fil et espérait toujours déjeuner avec moi.
— Vous devez être très occupé, non ?
— Oui, assez.
— Je n’ai pas de mal à vous croire.
— En plus, ajoutai-je, je ne crois sincèrement pas que ça m’intéresserait d’écrire un livre.
— Pas un mot de plus. Je sais aussi respecter ça. Cela dit, je ne vois pas pourquoi il faudrait que vous ayez un livre en réserve pour que nous puissions déjeuner ensemble. Je suis sûr que les sujets de conversation ne manqueraient pas.
— Écoutez… Dès que mon emploi du temps s’éclaircira…
— Absolument.
Sa tasse de café arriva. Il la regarda en faisant la grimace et s’essuya le front avec sa serviette en papier.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai commandé un café, reprit-il. Du thé glacé aurait mieux convenu, avec cette chaleur… C’est vrai aussi qu’il fait assez frais à l’intérieur, n’est-ce pas. Vive la climatisation, non ?
— Tout à fait.
— Savez-vous que nos lieux publics sont plus frais en été qu’en hiver ? Si cette cafétéria était aussi glaciale en janvier, nous nous plaindrions à la direction. Qu’on s’appuie une crise énergétique après ça n’a rien d’étonnant.
Il me sourit d’un air engageant et ajouta :
— Vous voyez ? Les sujets de conversation ne manquent pas ! Le temps qu’il fait… la crise énergétique… les bizarreries du caractère national… Nous n’aurions aucun mal à survivre à un déjeuner ensemble.
— À moins qu’on n’ait déjà épuisé tous ces sujets avant.
— Non, non. Ce n’est pas ça qui m’inquiète. À propos… comment va Elaine ? Lisa ne l’a pas revue depuis la fin des cours.
— Elle va bien.
— Elle suivra d’autres cours pendant l’été ? Lisa en avait envie, mais elle pensait aussi que sa grossesse pourrait la gêner…
Je lui répondis qu’Elaine s’inscrirait sans doute à d’autres cours à l’automne, mais qu’elle avait décidé de se garder l’été libre pour pouvoir partir en week-ends avec moi.
— Lisa songeait à l’appeler, mais je ne crois pas qu’elle l’ait fait.
Il remua son café, puis ajouta soudain :
— Elle a perdu son bébé. Mais vous ne le saviez probablement pas.
— Nom de Dieu, non ! Je suis navré, Glenn.
— Merci.
— Quand est-ce que…
— Je ne sais pas. Il y a une dizaine de jours, en gros. Elle venait juste d’entamer son septième mois. Mais prenons les choses du bon côté : ç’aurait pu être pire. Ils nous ont dit que le bébé avait une malformation et qu’il n’aurait pas survécu. Imaginez un peu qu’elle soit allée jusqu’au terme et qu’elle ait accouché… Ça nous aurait fait deux fois plus mal, vous ne trouvez pas ?
— Si, je comprends.
— C’est elle qui voulait un enfant, enchaîna-t-il. Comme je n’en avais jamais eu moi-même, je me disais que je pourrais continuer à m’en passer. Mais comme elle en voulait un… Pourquoi pas, après tout ? Le docteur dit qu’on pourrait réessayer.
— Et… ?
— Je ne sais pas si j’en ai envie. Pas tout de suite, ça au moins, c’est clair. C’est drôle, vous savez ? Je ne voulais pas du tout vous parler de ça… Comme quoi vous devez être un fameux policier : arriver à faire causer les gens sans même le chercher ! Allez, je vous laisse à votre journal.
Il se leva et me tendit deux dollars en travers de la table.
— Pour le café, dit-il.
— C’est beaucoup trop.
— Vous n’aurez qu’à laisser un gros pourboire. Et vous m’appelez dès que vous le pouvez, d’accord ? Vous verrez qu’on se le fera, ce déjeuner !
Dès que je lui eus rapporté cette conversation, Elaine appela chez Lisa. Elle tomba sur son répondeur et raccrocha sans laisser de message.
— Pour finir, je me dis qu’elle peut très bien se débrouiller de sa douleur sans moi, me lança-t-elle en guise d’explication. Tout ce qu’on a en commun, c’est nos cours et on les a finis il y a deux mois. J’ai du chagrin pour elle, non, c’est vrai, mais je ne vois pas pourquoi je m’en mêlerais.
— Et tu ne le fais pas.
— Non, mais c’est parce que je l’ai décidé. Ça doit être les séances d’Al-Anon5. J’en tirerais sans doute davantage si j’y allais plus que toutes les trois ou quatre semaines.
— C’est dommage que tu n’aimes pas.
— Se taper tous ces gémissements, tu sais ! Ça me fait vomir. À part ça, c’est génial, bien sûr ! Et toi ? Il te plaît davantage, Glenn Holtzmann, depuis que tu as partagé son chagrin ?
— Forcément. Cela dit, je n’ai toujours aucune envie de déjeuner avec lui.
— Tu verras qu’un jour tu n’auras plus le choix, me répondit-elle. Il va tellement te les casser qu’un jour tu finiras par te dire que tu n’as jamais eu de meilleur ami que lui. Tu verras !
Ce n’est pourtant pas ce qui arriva. Au lieu de cela, six ou sept semaines s’écoulèrent, pendant lesquelles je ne l’aperçus même pas, et pensai encore moins à lui. Et puis un jour, quelqu’un changea la donne en lui tirant dessus et, à partir de ce moment-là, oui, il m’occupa nettement plus l’esprit qu’il ne l’avait jamais fait du temps où il vivait encore.