Je regagnai mon hôtel à pied et, chemin faisant, m’arrêtai un instant pour acheter un hot-dog et un jus de papaye. Je passai à la réception et demandai si on m’avait laissé des messages, mais personne ne m’avait appelé. Je me payai un gobelet de café au delicatessen du coin, l’emportai avec moi et traversai la rue pour gagner le petit jardin public adjacent à l’hôtel du Parc Vendôme. Je trouvai un endroit où m’asseoir, ouvris le couvercle de mon gobelet, mais le café était encore trop chaud. Je le posai sur le banc et sortis mon carnet.
Je pris quelques notes et, les yeux sur ma page, commençai à réfléchir en posant que George Sadecki était innocent. Essayer de le démontrer me fit perdre mon temps ; il valait beaucoup mieux trouver quelqu’un qui aurait pu tuer Holtzmann à sa place. Et donc… quelqu’un qui aurait eu une bonne raison de le faire, ou quelqu’un qui aurait pu le faire sans plus de raisons que le pauvre George.
Glenn Holtzmann. De l’endroit où j’étais assis, je pouvais voir les derniers étages de son immeuble. En me tournant un peu, j’arrivais aussi à voir la table de l’Étoile du matin à laquelle nous nous étions assis. Lisa avait perdu son bébé, m’avait-il dit. J’avais eu de la peine pour lui cet après-midi-là, mais je n’avais montré aucun empressement à me rapprocher de lui. Un fossé nous séparait et je n’avais jamais éprouvé le besoin de le combler. Je n’avais pas cherché à mieux connaître le mari de Lisa.
Et maintenant, tout me disait que j’allais devoir le faire. Dans toute enquête criminelle qui se respecte, avais-je rappelé à Joe, on doit commencer par se renseigner sur la victime. Traquer l’assassin, c’est toujours chercher quelqu’un qui a de bonnes raisons de tuer le malheureux qui n’est plus. Et pour connaître ses raisons, la première chose à faire est de savoir qui était sa victime.
Évidemment, il faut qu’il y ait une raison.
Glenn aurait très bien pu se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Il aurait très bien pu être la victime d’une agression à main armée qui tourne mal. Joe avait laissé entendre que c’était peu probable et, pour me ridiculiser, avait ajouté qu’il ne voyait guère l’agresseur prendre le temps de donner le coup de grâce(15) à sa victime, puis filer sans rien lui prendre. Son raisonnement ne manquait pas de bon sens, mais on a vu des criminels se conduire encore plus bêtement que ça. Le criminel est désorganisé. Il agit impulsivement. Il opère de manière irrationnelle et change de tactique sans prévenir. On rencontre certes des criminels plutôt stables et organisés, mais la grande majorité d’entre eux font des trucs idiots avant de quitter les lieux de leur forfait.
Ce type d’agresseur n’était d’ailleurs pas le seul genre de personnes à pouvoir tuer Holtzmann sans raison. Glenn aurait très bien pu dire un mot de trop à quelqu’un dans une ville où trop d’individus se baladent armés jusqu’aux dents. S’engueuler pour entrer le premier dans une cabine publique, il n’en faut souvent pas davantage pour que l’affaire tourne à la tragédie.
Glenn aurait même pu se faire descendre par erreur. Cela s’était déjà produit quelques années auparavant dans un restaurant de Murray Hill. Quatre hommes
— trois fourreurs et leur comptable –, venaient juste de s’asseoir à une table et de commander à boire. Deux individus s’étaient bientôt pointés à la porte, l’un d’eux sortant une arme automatique pour arroser la table des fourreurs. Les quatre hommes étaient morts sur le coup, une femme installée à la table voisine se retrouvant sérieusement blessée.
L’affaire sentait fort son contrat mafieux, et les enquêteurs avaient passé une quinzaine de jours à étudier d’éventuelles infiltrations de l’industrie de la fourrure par les adeptes de Cosa Nostra et à chercher des pièces à conviction susceptibles d’établir un lien entre les quatre victimes et l’une des cinq grandes familles du crime organisé. On avait vite compris qu’aucun des fourreurs n’avait eu maille à partir avec la Mafia. C’était bien quatre personnes qu’on avait voulu tuer – de gros bonnets de l’industrie du bâtiment de Jersey City -, mais ces quatre personnes étaient assises à l’autre bout du restaurant lorsque le contrat avait été exécuté. Le tueur, on l’avait appris par la suite, était dyslexique et s’était tourné à gauche alors qu’on lui avait demandé de tourner à droite (« erreur fatale », avait titré le Post).
Ce sont des choses qui arrivent. Tout le monde peut se tromper.
Bref, il y avait deux façons d’aborder le problème. Je pouvais m’intéresser à la victime ou à l’événement. J’étais à deux doigts de jouer le coup à pile ou face lorsque j’aperçus un visage familier à une vingtaine de mètres de l’endroit où je me tenais. Cheveux gominés, pommettes hautes, nez étroit, lunettes à montures en acier, peau de la couleur de mon café : Barry, l’ami de George Sadecki. Il s’était installé sur un casier à bouteilles de lait posé à l’envers, un bloc de béton d’un mètre de haut lui servant de table. Sur cette dernière il avait installé un échiquier et fumait une cigarette en étudiant ses pièces.
Je le rejoignis et l’appelai par son nom. Il leva la tête et me regarda en souriant, tout en s’efforçant de me remettre.
— Je vous connais, me dit-il. Votre nom va me revenir.
— Je m’appelle Matt.
— Vous voyez ? Par porteur spécial, qu’il m’est revenu ! Asseyez-vous, Matt. Vous jouez ?
— Je sais déplacer les pièces.
— Alors, vous savez jouer. Ce jeu consiste à bouger ses pièces jusqu’au moment où quelqu’un finit par gagner.
Il prit un pion dans chaque main, les cacha dans son dos, puis me tendit ses deux poings fermés. J’en choisis un, il l’ouvrit, j’avais les blancs.
— Vous voyez ? Vous avez déjà l’avantage. On installe les pions et on commence ? Pas d’argent à la clé, on joue seulement pour passer le temps.
Un autre casier à bouteilles de lait en plastique se trouvait en face de lui, de l’autre côté de la table. Je m’y perchai et disposai mes pions, les étudiai, puis avançai le roi de deux cases. Il me répondit de la même manière, les trois ou quatre coups suivants ne nous réservant aucune surprise particulière. Lorsque je sortis mon fou pour menacer sa reine, il me lança :
— Ah ! la bonne vieille attaque Ruiz Lopez.
— Si vous le dites… Quelqu’un a bien essayé de m’apprendre les noms des ouvertures standard, mais je les ai oubliés. J’ai peur de ne pas en avoir assez dans le crâne pour jouer comme il faut.
— Ça, je n’en sais rien, dit-il. À entendre la façon dont vous vous dénigrez, il se pourrait bien que vous tentiez de m’arnaquer.
— Vous rêvez.
Au début, nous jouâmes assez rapidement mais, la partie se poursuivant, je trouvai de plus en plus difficile de le surprendre et commençai à passer beaucoup de temps à étudier l’échiquier. Au bout d’une douzaine de coups, nous fîmes un échange de cavaliers et, Dieu sait comment, je me retrouvai avec un pion de retard. Quelques coups plus loin, il me força de nouveau à l’échange : le cavalier qui lui restait contre une de mes tours. À chaque coup qu’il jouait, son attaque se dessinait plus nettement et m’obligeait à attendre le moment de l’assaut. Ma position devenait de plus en plus inconfortable, mes défenses ne cessant de perdre en efficacité.
— Je ne sais pas, lui lançai-je en essayant de trouver une parade qui me remettrait en selle. Je pourrais abandonner.
— Vous pourriez.
Je tendis l’index et couchai mon roi. Dieu, qu’il avait l’air triste !
— On ne jouait pas pour du fric, me fit remarquer Barry, mais ça ne veut pas dire que vous ne pourriez pas traverser la rue et ramener une bouteille d’Eight Hundred.
— Je ne bois plus, lui dis-je.
— Je suis au courant. Est-ce que je vous ai parlé de boire ? Boire, c’est une chose, acheter, c’en est une autre.
— C’est juste.
— Sous-sol de l’église Saint-Paul, me précisa-t-il. C’est bien là que je vous ai vu, n’est-ce pas ?
— Oui.
— J’y vais rarement. J’y allais souvent boire du café et bavarder un peu. Boire ne me pose aucun problème.
— Vous avez de la chance.
— Du moment que je m’en tiens à la bière. Autrefois, ça me rendait malade.
Il posa la main sur son flanc droit, juste au-dessous de la cage thoracique.
— Là. C’était là que ça me faisait mal, me précisa-t-il.
— Le foie.
— Ça doit être ça. D’après moi, c’est le Night Train qui me tuait. Un tueur, ce petit vin doux. Mais la bière… la bière a l’air de me convenir.
Il me sourit, un bout de dent en or brillant à la commissure de ses lèvres.
— Pour l’instant, en tout cas, reprit-il. Probab’que ça finira par me tuer, c’te bière, mais comme il faut bien mourir de quelque chose… Si on vit assez longtemps, on finit par mourir d’avoir trop vécu. Quand c’est pas une chose, c’en est une autre. C’est bien comme ça qu’on dit, n’est-ce pas ?
— C’est bien comme ça qu’on dit.
— Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? Vous voulez bien me payer une bouteille d’Olde English ? Et après on refait une petite partie ?
Je trouvai cinq dollars dans ma poche et les lui tendis. Il porta l’index à son sourcil droit, me fit un semblant de salut militaire, puis se dirigea vers l’épicerie coréenne de l’autre côté de la rue. Je le regardai avancer de sa démarche fluide et dégingandée, ses longs bras se balançant contre ses flancs. Il portait une veste de la marine à boutons dorés, des blue-jeans délavés et des sneakers montants. Il ne pouvait pas avoir moins de soixante ans, mais traversa la 9e Avenue comme un monsieur qui a encore toutes ses facultés.
Je me surpris à songer que Barry avait raison : s’en tenir à la bière, surtout blonde, assister à une réunion de temps en temps pour profiter du café et de la compagnie, travailler ses échecs et arnaquer un ou deux dollars de temps en temps quand on a soif…
Ouais, bon. Et passer sa vie assis sur des casiers à bouteilles de lait ? Dans quel état étais-je donc, voulez-vous bien me le dire, si je commençais à prendre l’ami Barry pour modèle ? Je ne pus m’empêcher de rire en ramenant cette idée à sa plus simple expression – une énième variation sur la petite chanson de l’alcool. L’attrait en était infini et infiniment savait se déguiser et prendre les gens par surprise au coin de la rue. Gagner un million de dollars et remporter deux fois le prix Nobel et celui de Miss Gentillesse ne protégeaient de rien : tout d’un coup, vous passiez devant un bar genre « la Langue agile » et vous commenciez à vous demander si les clodos installés au fond de la salle n’en savaient pas beaucoup plus long que vous. Ils buvaient, eux, et pas vous, non ? Et donc… en quoi pouvaient-ils se tromper ?
Barry revint avec un litre d’Olde English 800 emballé dans un sac en papier kraft. Il dévissa la capsule et but au goulot sans se donner la peine de sortir la bouteille du sac. Il m’informa que ce coup-ci je pouvais jouer avec les noirs ou continuer avec les blancs, comme je préférais. Je lui répondis que j’avais mon compte d’échecs pour la journée.
— Le jeu ne vous branche pas vraiment, dit-il. On aurait pu penser que si, pourtant.
— Pourquoi ?
— Hé bien… le côté analyse. Ça doit ressembler assez au travail d’enquêteur, non ? On évalue les coups, on se dit je fais ça s’il attaque comme ça… Vous étiez bien flic, n’est-ce pas ?
— Vous avez bonne mémoire.
— Bah, ça fait assez longtemps que, vous et moi, on traîne dans le quartier. Ça s’rait étonnant qu’on se reconnaisse pas. Et pis… ça serait difficile de pas vous prendre pour un flic. Avec la façon que vous avez de tout retourner sens dessus dessous. Ça serait pas au sujet de George ?
J’acquiesçai d’un signe de tête.
— Je vous ai vu à la télé, lui dis-je.
— Ben merde, alors ! Je peux plus faire un pas sans qu’on m’en parle !
Il poussa un soupir, secoua la tête et s’octroya une bonne rasade d’Olde English.
— Il y a combien de chaînes, maintenant ? Soixante ? Soixante-dix avec le câble ? Tout le monde doit regarder la Sept, vu le nombre de types qui m’ont vu ! Tout le monde sauf moi. Je parie que je suis le seul à ne pas avoir vu cette émission dans tout New York.
Nous parlâmes un peu de George, mais j’eus l’impression qu’il me resservait ce à quoi tous ceux qui l’avaient vu à la télé avaient eu droit : une petite resucée du « George Sadecki tel que je le connaissais ». Je l’aiguillai sur Holtzmann et lui demandai ce qu’il pensait du type qui s’était fait abattre.
— Vous habitez dans le coin, lui dis-je, et vous n’avez pas les yeux dans votre poche. Vous avez forcément vu Glenn Holtzmann dans le quartier.
— Je ne crois pas, me répondit-il. En tout cas, je ne m’en souviens pas. J’ai vu sa photo dans les journaux, mais je ne l’ai pas reconnu. C’est horrible, non ? Un jeune type comme lui ? Brillant et plein d’avenir…
— Que dit-on de lui chez les sans-abri ?
— C’est comme je vous ai dit. Ils disent que c’était un jeune mec vraiment bien et que c’est malheureux, ce qui lui est arrivé. Que voulez-vous qu’ils disent d’autre ?
— Ça dépend de ce qu’ils savent.
— Faudrait d’abord qu’ils l’aient connu ! Il n’habitait pas par ici.
— Bien sûr que si. On voit son immeuble d’ici.
Il suivit ostensiblement la direction que je lui montrais du doigt.
— C’est ça, dit-il. C’est bien là qu’il habitait, au quarantième étage.
« Au vingt-huitième », me dis-je en moi-même.
— C’est un autre continent, par là-bas, reprit-il. C’était un type qui faisait la navette entre son quarantième étage et un autre quarantième étage où il avait son bureau. Alors que vous et moi, on est à la rue. Pour un type comme ça, la rue, c’était juste un endroit où passer deux fois par jour pour aller d’un quarantième étage à un autre.
— Il y aura une semaine de ça jeudi, la rue, il y était quand même, lui fis-je remarquer.
— Pour s’aérer, à ce qu’on raconte.
— Ce qui veut dire ?
— Oh, mais rien du tout. C’est juste que l’air, il ne doit pas en manquer, au quarantième étage. Même qu’il ne doit y avoir que ça, là-haut, vous ne trouvez pas ?
— Et donc… qu’est-ce qu’il faisait dans la rue ?
— Le destin. Moi, je dirais que c’était peut-être le destin.
— Je ne sais pas.
— Il faut bien croire à quelque chose, non ? dit Barry. Et moi, justement, je crois que je vais me taper un autre petit coup à boire.
Il le fit et fut à deux doigts de s’en lécher les babines.
— Je sais que vous ne buvez pas, me dit-il, mais… vous êtes sûr de ne pas vouloir goûter ?
— Pas aujourd’hui, lui répondis-je. Et… en dehors du destin et du besoin de s’aérer, vous voyez autre chose qui aurait pu amener Holtzmann dans la 11e Avenue ?
— Je vous ai déjà dit que je ne le connaissais pas.
— Mais vous connaissez peut-être la rue.
— Quoi ? La 11e Avenue ? Je sais où c’est.
— Etes-vous jamais passé chez George ?
— Je ne savais même pas qu’il avait une piaule. Je ne l’ai appris que la semaine dernière. Je savais qu’il avait un endroit où il laissait ses affaires, mais je ne savais pas où c’était. Quant à la 11e, je ne peux pas dire qu’il y ait grand-chose pour m’y attirer.
— Vous n’avez pas eu à y conduire votre voiture pour faire vérifier les freins ?
Il partit d’un grand rire.
— Non, les freins marchent au poil. Peut-être qu’un jour j’y passerai pour me faire rééquilibrer les roues !
Il avala encore une grande gorgée d’Olde English et, cette fois, sortit à moitié la bouteille du sac pour en examiner l’étiquette en clignant des paupières derrière ses lunettes.
— Vous voyez, dit-il, la bière et le malt, c’est à peu près ma vitesse de croisière. Le vin et le whisky, ce n’est pas bon pour moi. Il fut un temps où ça me réussissait assez, mais ça remonte à loin.
— C’est ce que vous m’avez dit.
— Bien sûr, il m’arrive de fumer un peu d’herbe de temps en temps, quand il y en a. Mais de là à en chercher… Un type te passe un pétard et t’en offre une bouffée, tu ne vas pas le lui refuser, non ?
— Non.
— Et la dernière fois qu’ils m’ont expédié à l’hôpital Roosevelt, ils m’ont ouvert et recousu et après, ils m’ont filé du Percodan. Un comprimé toutes les quatre heures et je vous jure que j’avais mal, mais ça, c’était drôlement bon. Ils m’en ont laissé quelques-uns avant de me virer, mais je les ai épuisés assez vite et ils n’ont pas voulu renouveler l’ordonnance. Je suis allé au square de DeWitt Clinton et j’ai acheté six cachets à un petit Blanc maigrichon avec des lunettes de soleil où on se voit dedans et tenez : ils avaient exactement le même air que les machins qu’ils m’avaient donné à Roosevelt, même couleur, mêmes dessins dessus, mais ils m’ont pas fait le même bien. Pas du tout du tout. Je me demande s’ils ont pas des surplus d’usine, des cachets qui sont pas aussi bien que les autres et qu’ils revendent au rabais dans les rues. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Ça n’est pas impossible.
— Tout ça pour dire que je ne vais pas souvent me promener dans la 11e. Ils ont rien de ce que je veux.
Son histoire de Percodan m’avait rappelé la décision que Jan avait prise de se passer d’antalgiques plutôt que de renoncer à son abstinence. Je creusai un peu cette idée et faillis bien louper ce qui se cachait derrière ce que Barry venait de me dire.
Mon esprit ayant retrouvé la terre ferme, je lui dis :
— Le square DeWitt Clinton ? Il y a un petit square à une ou deux rues de l’endroit où Holtzmann s’est fait tuer. C’est sur le côté ouest de la 11e. C’est de celui-là que vous me parlez ?
— Ouais. Le square DeWitt Clinton. Si vous y allez, n’achetez jamais rien à ce petit Blanc à lunettes de soleil où on se voit dedans. Ce serait gâcher son fric.
— C’est un peu loin de chez moi, lui répondis-je. Je ne savais même pas qu’il s’appelait comme ça. On vend beaucoup de drogue dans le coin ?
— De la merde oui, qu’on vend ! s’écria-t-il. Avec ce que ça te fait, c’est pas demain la veille que je vais appeler ça de la drogue. Mais des dealers, il y en a tout le temps, si c’est ça que vous voulez dire. Ce square-ci est à peu près le seul que je connaisse où il n’y ait pas de dealers et c’est seulement parce qu’il est trop petit. Pas d’herbe, pas d’arbres, rien que des parpaings en guise de bancs et de tables. Vous appelez ça un square si vous voulez, moi, je dirais plutôt que c’est un bout de trottoir plus grand que le reste. Dans les vrais squares, il y a toujours des dealers.
— Ils ne doivent pas vendre des masses là-bas.
— Quand on vend aux gens ce qu’ils veulent, les gens se déplacent.
— C’est vrai.
— Et le soir, il y a les filles. Vous voyez ce que je veux dire. Elles traînent dans le coin au cas où il y aurait des automobilistes ou des camionneurs qui seraient perdus.
— Je croyais que c’était plus bas. Autrefois, c’était juste au nord du Lincoln Tunnel qu’elles travaillaient.
— Je ne sais pas, dit-il. Les filles que je connais bossent dans la 11e. Elles ont des perruques blondes et baladent leur marchandise dans des collants. Sauf que c’est pas des filles, si vous voyez ce que je veux dire.
— Des transsexuels ?
— Transsexuels, travelos… Je sais que ce n’est pas la même chose, mais je ne me souviens plus de la différence. Enfin… c’est des mecs qui ressemblent à des nanas et je dois dire qu’il y en a de rudement bien. Pas vous ?
— Oh… je suis trop vieux pour ça.
— Vous êtes plus jeune que moi, me lança-t-il en caquetant joyeusement, et je ne me sens pas trop vieux pour les filles ! Mais celles de la 11e, attention : elles cherchent le fric. Il y en a beaucoup de malades maintenant. On va avec elles et c’est la mort assurée. Non, moi, quand ça me revient, je vais voir ma vieille maîtresse d’école.
— Qui est-ce ?
— Une fille que je connais. Elle habite près de Lincoln Center. Elle fait les cours moyens à Washington Heights. Elle adore le vin blanc… le comment ça s’appelle, déjà ? Le chardonnay ? Je crois que c’est comme ça qu’on dit. Mais elle a toujours de la bière au frigo pour moi. En plus, j’ai toujours le droit de prendre un bain chaud et elle, pendant que je trempe, elle descend au sous-sol pour me passer mes habits à la machine à laver. En hiver, quand j’y reste la nuit, elle me prépare un petit déjeuner le matin, enfin… quand elle a pas trop la gueule de bois.
Il ôta la capsule de la bouteille d’Olde English et regarda au fond.
— Et en général, elle me file cinq ou dix dollars, mais je n’aime pas lui prendre son argent.
Et, après m’avoir regardé, il ajouta :
— Mais il y a des fois où je le lui prends quand même.