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Alex
M’emmener dans une galerie d’art n’est pas la meilleure idée qu’ait eue Brittany. Quand Sierra l’entraîne voir un des tableaux, loin de moi, je me sens mal à l’aise comme jamais.
J’erre de-ci de-là et examine le buffet. Heureusement que nous avons déjà mangé, car on peut difficilement appeler tout ça de la nourriture : des sushis, que je suis tenté de passer au micro-ondes pour les rendre mangeables, et des sandwiches de la taille d’une pièce de monnaie.
— Il n’y a plus de wasabi ?
Quelqu’un me tape sur l’épaule, alors que j’essaie d’identifier les plats présentés. C’est un Blanc, petit et blond. Il ressemble tellement à Tête d’Âne que j’ai aussitôt envie de le repousser.
— Il n’y a plus de wasabi ? répète-t-il.
Si seulement je savais ce qu’était ce foutu wasabi, je pourrais répondre quelque chose. Je me sens complètement stupide.
— Vous ne parlez pas notre langue ?
Mes poings se contractent d’un coup. Si, je parle ta langue, abruti. Mais le mot
« wasabi » n’était pas dans la dernière dictée que j’ai faite. Finalement je préfère ignorer ce type et aller jeter un œil à l’une des peintures. Je m’arrête devant celle d’une fille qui promène son chien dans un endroit qui ressemble vaguement à la planète terre.
— Ah ! te voilà, s’exclame Brittany en me rejoignant, suivie de Doug et Sierra.
— Brit, je te présente Perry Landis, dit Doug en montrant le sosie de Colin.
C’est l’artiste.
— Ô mon Dieu ! Votre travail est absolument incroyable !
Qu’est-ce qui lui prend ? Elle parle comme une pétasse.
Le type regarde par-dessus l’épaule de Brittany.
— Que pensez-vous de ce tableau-là ?
Elle s’éclaircit la voix.
— Je trouve qu’il offre une magnifique vision de ce qu’est la relation entre l’homme, l’animal et la terre.
Mais quel baratin !
Perry passe son bras autour d’elle, et me voilà tenté de déclencher une baston au beau milieu de la galerie.
— Je sens que vous êtes quelqu’un de très profond.
Profond, mon cul ! Il a juste envie de se la taper… ce qui ne risque pas d’arriver si jamais on me demande mon avis.
— Alex, qu’est-ce que tu en penses ? s’enquiert Brittany.
— Eh bien… J’observe le tableau tout en me frottant le menton : Je crois que cette exposition ne vaut rien, ou pas grand-chose.
Sierra écarquille les yeux et se couvre la bouche, horrifiée. Doug recrache sa boisson. Quant à Brittany ?
— Alex, tu dois des excuses à Perry.
D’accord, mais seulement quand il se sera lui-même excusé de m’avoir posé une question sur le wasabi. Ce qu’il ne fera jamais.
— Je me casse.
Dehors, je me fais offrir une cigarette par une serveuse qui est en pause sur le trottoir d’en face. Je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à l’air qu’avait Brittany en me demandant de m’excuser. Je n’aime pas qu’on me donne des ordres. Bon Dieu, je déteste la façon qu’a eue ce trou du cul d’artiste de mettre le bras autour des épaules de ma nana. N’importe quel mec voudrait la toucher, c’est sûr. Moi aussi, j’aimerais bien, mais j’aimerais aussi qu’elle n’ait envie que de moi, qu’elle ne me donne pas d’ordres à tout bout de champ, comme à un chien, et qu’elle me tienne par la main sans jouer la comédie.
Les choses ne se passent vraiment pas comme prévu.
— Je t’ai vu sortir de la galerie. Il n’y a que des pédants là-bas, me dit la serveuse quand je lui rends son briquet.
D’abord wasabi, maintenant pédant. Sincèrement, on dirait que je ne comprends plus l’anglais.
— Des pédants ?
— Des mecs prétentieux. Des cols blancs.
— Ouais, c’est définitivement pas moi. Je serais plutôt un col bleu qui a été traîné là-dedans par des pédants.
Je tire une longue bouffée ; merci, la nicotine. Je me sens tout de suite plus détendu. D’accord, mes poumons sont probablement tout ratatinés mais je serai sûrement mort avant qu’ils ne me lâchent.
— Je me présente, Mandy, la col bleu.
Et elle me tend la main avec un grand sourire. Elle a des cheveux châtains avec des mèches violettes. Elle est mignonne, mais rien à voir avec Brittany.
— Alex, dis-je en lui serrant la main.
Elle fixe mes tatouages.
— J’en ai deux, tu veux les voir ? propose-t-elle.
Pas spécialement, non. J’imagine que c’est le genre à s’être saoulée un soir et s’être fait tatouer les seins… ou les fesses.
— Alex ! hurle Brittany depuis l’entrée de la galerie.
Je continue à fumer en tâchant d’oublier qu’elle m’a traîné jusqu’ici parce que je ne suis que son petit secret inavouable. J’en ai ras le bol d’être un putain de secret.
Ma soi-disant petite amie traverse la rue. Ses chaussures de marque claquent sur la chaussée, me rappelant que nous ne sommes pas du même monde. Elle nous dévisage, Mandy et moi, les deux cols bleus, en train de fumer ensemble.
— Mandy allait me montrer ses tatouages.
— J’imagine bien. Est-ce que tu comptais aussi lui montrer les tiens ?
— Je ne cherche pas les embrouilles, intervient Mandy, en écrasant sa cigarette du bout de sa chaussure de sport. Bonne chance à vous. Dieu sait que vous en aurez besoin.
J’avale une nouvelle bouffée, regrettant que Brittany m’attire autant.
— Retourne à ta galerie, querida. Je vais rentrer en bus.
— Je pensais qu’on pourrait passer une journée agréable, Alex, dans une ville où personne ne nous connaît. Tu n’aimerais pas être dans l’incognito par moments ?
— Parce que, d’après toi, c’est agréable de se faire prendre pour le serveur par cet artiste de merde ? Je préférerais encore être pris pour un gangster que pour un serveur immigré.
— Tu n’as fait aucun effort, aussi. Si tu te détendais et que tu oubliais tes complexes, tu pourrais t’intégrer. Tu peux faire partie de ces gens.
— Ces gens sont tous artificiels, même toi. Ouvre les yeux, mademoiselle « Ô
mon Dieu ! ». Je ne veux pas faire partie d’eux. Compris ? ¿Entiendes ?
— Parfaitement. Pour ton information, je ne suis pas artificielle. Tu peux dire ça comme ça, mais chez moi, on dirait poli et attentionné.
— Dans ton milieu, pas dans le mien. Chez moi, on dit les choses comme elles sont. Et ne me demande plus jamais de m’excuser comme si tu étais ma mère.
Je te jure, Brittany, que la prochaine fois que tu fais ça, toi et moi, c’est fini.
Houlà, ses yeux se ternissent. Elle me tourne le dos ; j’aurais envie de me gifler.
J’éteins ma cigarette.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas passer pour un con.
Eh bien, c’est raté.
Mais je n’étais pas du tout à l’aise à l’intérieur.
Elle continue à me tourner le dos. Je suis déjà heureux qu’elle ne se soit pas enfuie en courant. J’avance ma main pour la caresser.
— Brittany, j’adore être avec toi. Pour tout te dire, quand je suis au lycée, je te cherche partout dans les couloirs. Dès que j’aperçois tes merveilleuses boucles d’ange, je sais que je tiendrai jusqu’au bout de ma journée.
— Je ne suis pas un ange.
— Pour moi, si. Si tu me pardonnes, j’irai m’excuser auprès de ce type.
— Vraiment ?
— Oui. Je n’en ai aucune envie. Mais je le ferai… pour toi.
Ses lèvres commencent à dessiner un sourire.
— Non, n’y va pas. J’apprécie l’attention, mais tu as raison. Ce type n’a aucun talent.
— Ah ! Vous voilà, s’écrie Sierra. On vous a cherchés partout, les tourtereaux.
On décolle et on file au chalet ?
Une fois arrivés là-bas, Doug frappe un grand coup dans ses mains.
— Jacuzzi ou DVD ?
Sierra s’avance vers la fenêtre qui donne sur le lac.
— Je vais m’endormir si on met un film.
Brittany et moi sommes assis sur le canapé du salon. J’hallucine en pensant que Doug a une maison aussi énorme comme résidence secondaire. Elle est plus grande que celle dans laquelle je vis. Et avec un jacuzzi, en plus ? Comme quoi les riches ont vraiment tout pour eux.
— Je n’ai pas apporté de maillot, dis-je.
— Ne t’inquiète pas, me répond Brittany. Doug en a probablement un en réserve.
Dans le vestiaire de la piscine, Doug fouille dans un des tiroirs.
— Je n’en trouve que deux. Il me tend un slip de bain minuscule : Ça t’ira, monsieur Muscle ?
— Ça ne couvrira même pas mon testicule droit. Tu n’as qu’à le prendre et je mettrai l’autre, lui dis-je en attrapant un short de bain. Où sont passées les filles ?
— Parties se changer. Et parler de nous, évidemment.
Tandis que je me déshabille dans une cabine, je repense à ma vie à la maison.
Ici, au lac Geneva, c’est facile de l’oublier. Je ne m’inquiète plus de savoir qui me protège ou non.
— Elle va s’en prendre plein la figure en sortant avec toi, me lance Doug au moment où je réapparais de la cabine. Les gens se mettent déjà à jaser.
— Écoute, Douggie. Cette fille me plaît plus que tout ce qui a pu me plaire dans ma vie. Je ne vais pas l’abandonner et je me soucierai de ce que pensent les autres lorsque je serai six pieds sous terre.
Doug sourit et me tend les bras.
— Ah, Fuentes ! Je crois qu’on vient de vivre un grand moment d’amitié virile.
On s’embrasse ?
— Pas si tu tiens à la vie, blanc-bec.
Un moment d’amitié virile, peut-être pas, mais au moins de bonne entente, me dis-je, alors que nous nous dirigeons vers le jacuzzi. Pour autant, pas question de l’embrasser.
— Très sexy, mon chéri, s’exclame Sierra en découvrant le slip de bain de Doug.
Celui-ci marche comme un pingouin, en se dandinant, gêné par le petit maillot.
— Je jure que j’enlève ce truc dès que je sors de là. Ça me comprime les burnes.
— Ravie de l’apprendre, réplique Brittany en se bouchant les oreilles.
Elle porte un bikini jaune qui laisse très peu de place à l’imagination. Est-ce qu’elle a conscience d’être pareille à un tournesol, prête à darder des rayons de soleil sur quiconque posera les yeux sur elle ?
À la suite de Doug et Sierra, j’entre dans le jacuzzi et m’assois à côté de Brittany. C’est la première fois pour moi et je ne sais pas vraiment comment on doit se comporter dans un jacuzzi. Est-ce qu’on va rester assis là à discuter ou se mettre en couple et s’embrasser ? J’aime mieux la deuxième option, mais Brittany semble nerveuse. Encore plus quand Doug jette son slip de bain hors du jacuzzi.
— Mec, t’abuses !
— Quoi ? J’ai envie d’avoir des enfants un jour, Fuentes. Ce machin me coupait la circulation.
Brittany bondit hors de l’eau et s’enveloppe dans une serviette.
— Alex, on retourne à l’intérieur.
— Vous pouvez rester, intervient Sierra. Je vais lui faire remettre son sac de billes.
— Laisse tomber. Profitez bien du jacuzzi. Nous, on sera à l’intérieur, dit Brittany.
Je sors de l’eau à mon tour et elle me tend une serviette.
De retour dans le chalet, je la prends dans mes bras.
— Tu vas bien ?
— Parfaitement. J’avais peur que tu sois gêné.
— Pas de problème. Mais… J’examine une figurine en verre soufflé : Voir cette maison, cette vie… j’ai envie de partager ça avec toi, mais je me rends compte aussi que ce ne sera jamais moi.
— Tu réfléchis trop. Elle s’agenouille sur le tapis et tapote le sol : Viens là et allonge-toi sur le ventre. Je sais faire les massages suédois. Ça va te détendre.
— Tu n’es pas suédoise.
— Oui, eh bien, toi non plus. Comme ça, si je le fais mal, tu ne le sauras jamais.
Je m’exécute.
— Je croyais que notre relation devait progresser lentement.
— Un massage, c’est inoffensif.
Je parcours des yeux son corps superbe, vêtu seulement de son petit bikini.
— Je te ferai remarquer que j’ai été intime avec des filles qui portaient bien plus de tissu que toi.
— Tiens-toi tranquille, me dit-elle en me claquant les fesses.
Je laisse échapper un gémissement en sentant ses mains remonter le long de mon dos. Mon Dieu, quelle torture. J’essaie de me contrôler, mais ses mains me font tellement de bien que mon corps réagit de sa propre initiative.
— Tu es tendu.
Évidemment que je suis tendu : elle balade ses mains partout sur moi.
Après quelques minutes de ce massage extraordinaire, de bruyants gémissements, grognements et rugissements se font entendre depuis le jacuzzi.
Ce soir, Doug et Sierra ont de toute évidence sauté l’étape du massage.
— Tu crois qu’ils sont en train de le faire ?
— Soit ça, soit Doug est quelqu’un de très croyant.
Il n’arrête pas de crier « Mon Dieu ! » toutes les deux secondes.
— Est-ce que ça te donne envie ? me chante-t-elle doucement à l’oreille.
— Non, mais continue de me masser comme tu le fais et tu pourras oublier toute cette histoire de lente progression. Je m’assois et la regarde droit dans les yeux : Je n’arrive pas à comprendre si tu t’amuses à me tourmenter ou si tu es vraiment innocente.
— Je ne m’amuse pas.
Je lève un sourcil puis baisse les yeux vers le haut de ma cuisse où elle a arrêté sa main. Elle la retire immédiatement.
— D’accord, je ne voulais pas mettre ma main là. Enfin, pas vraiment. C’est juste que… ce… ce que j’essaie de dire…
— J’aime bien quand tu te mets à bafouiller, lui dis-je en la tirant vers moi pour lui donner ma version d’un massage suédois, jusqu’à ce que Sierra et Doug nous interrompent.
Deux semaines plus tard, j’apprends que je suis convoqué au tribunal pour port d’arme illégal. Je préfère le cacher à Brittany car sinon elle pèterait les plombs. Elle n’arrêterait pas de me répéter qu’un avocat commis d’office n’est pas aussi bon qu’un avocat privé. Mais le fait est que je n’ai pas les moyens de m’en payer un.
Devant le lycée, avant le début des cours, je fais les cent pas en pensant avec inquiétude à ce qui m’attend, quand quelqu’un me heurte violemment, manquant de me faire perdre l’équilibre.
— Putain, mec !
— Pardon, me répond nerveusement le type.
Que je reconnais comme étant le Blanco de la prison.
— Allez, viens te battre, ducon, hurle Sam à son encontre.
Je m’interpose.
— Sam, c’est quoi ton problème ?
— Ce pendejo m’a piqué ma place de parking.
— Et alors ? Tu n’en as pas trouvé une autre ?
Sam a l’air menaçant, prêt à botter le cul du Blanc. Ce qui ne lui poserait aucun problème.
— Si, j’en ai trouvé une autre.
— Eh bien, laisse-le tranquille. Je le connais, il est sympa.
— Tu le connais ?
— Écoute… Je jette un coup d’œil à Blanco, ravi qu’il porte une chemise bleue plutôt que son polo. Il a toujours l’air d’un con mais au moins, je peux garder la tête haute en disant : Ce type a passé plus de temps en prison que moi. Il a peut-être l’air d’un pendejo complet mais sous ses cheveux de merde et sa chemise pourrie, c’est un dur.
— Tu te fous de moi, Alex.
Je me retire de son chemin et hausse les épaules.
— Tu ne pourras pas dire que je ne t’ai pas prévenu.
Blanco s’avance en essayant de se donner un air agressif. Je me mords la lèvre pour me retenir de rire et croise les bras sur ma poitrine en attendant qu’ils commencent à se battre. Mes potes du LB font comme moi, curieux de voir Sam se faire mettre une rouste par un blanc-bec.
— Si tu te fous de moi, Alex… dit Sam, dont les yeux sautent de Blanco à moi.
— Lis son casier judiciaire. C’est un spécialiste du vol de voiture.
Sam réfléchit, Blanco ne prend pas cette peine. Il s’avance vers moi, poing tendu.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, Alex, tu peux compter sur moi.
Je tape son poing avec le mien et il disparaît sur-le-champ ; heureusement que personne n’a remarqué comme sa main tremblait.
Je vais trouver Blanco devant son casier au cours du premier interclasse.
— Tu parlais sérieusement ? Si j’ai besoin de quoi que ce soit, tu peux m’aider ?
je lui demande.
— Après ce qui s’est passé ce matin, je te dois la vie. J’ignore pourquoi tu m’as défendu, mais j’étais mort de trouille.
— Règle numéro un : ne pas montrer que tu l’es.
Blanco se met à grogner ; ça doit être sa façon de rire… ou alors il a une terrible infection des sinus.
— J’espère m’en souvenir la prochaine fois qu’un gangster menacera de me tuer. Il me tend la main : Je m’appelle Gary Frankel.
— Écoute, Gary, dis-je en lui serrant la main, je suis convoqué au tribunal, la semaine prochaine, et je préférerais ne pas me coltiner un commis d’office.
Est-ce que ta mère pourrait m’aider ?
— Je crois bien. Elle est très douée. Si c’est ta première comparution, elle pourra probablement t’obtenir une courte période de mise à l’épreuve.
— Je n’ai pas les moyens de…
— Ne t’en fais pas pour l’argent, Alex. Voilà sa carte. Je lui dirai que tu es un de mes amis et elle t’aidera gratuitement.
Comme c’est amusant, me dis-je, alors que Gary s’éloigne, de voir que les personnes les plus inattendues peuvent parfois devenir des alliés. Et qu’une fille blonde peut vous faire croire que l’avenir vous réserve de belles surprises.