20
Alex
Je baisse les yeux vers mes pompes.
— On m’a déjà fait pire.
Elle se redresse et je lâche ses cheveux que je n’ai pas pu m’empêcher de protéger. J’essaie de ne pas penser à la manière dont ils glissent entre mes doigts, pareils à des fils de soie. Je m’imagine en pirate l’emportant sur mon navire. Quoique je ne sois pas un pirate, ni elle une princesse captive. Nous ne sommes que deux ados qui se détestent, soi-disant…
J’enlève mon bandana.
— Tiens, essuie-toi.
Elle le prend et se tapote la bouche avec, comme s’il s’agissait d’une serviette d’un grand restaurant, pendant que je nettoie ma chaussure dans l’eau glacée.
Je ne sais pas quoi dire ni quoi faire. Je suis seul… avec Brittany Ellis ivre morte. Je n’ai pas l’habitude de me retrouver seul avec des Blanches bourrées, encore moins avec une qui m’excite. Soit je profite d’elle et gagne le pari, ce qui serait un jeu d’enfant vu son état, soit…
— On va trouver quelqu’un pour te ramener en voiture.
Je préfère lui proposer cela avant que mon esprit tordu ne trouve un million de façons de me la faire ce soir. Et puis, je suis bourré et défoncé. Quand je couche avec une fille, je veux être en possession de toutes mes facultés.
Elle se mord les lèvres et fait une moue de petite fille.
— Non, je ne veux pas aller à la maison. N’importe où, mais pas à la maison.
Ô mon Dieu ! Je suis mal barré. Tengo un problema grande.
Elle lève ses yeux vers moi, des yeux qui brillent dans le clair de lune comme deux pierres précieuses.
— Colin croit que j’ai envie de toi, tu sais. Selon lui, on se dispute pour se séduire.
— Et selon toi ?
Je retiens mon souffle en attendant sa réponse. Je prie, je prie pour m’en souvenir demain matin.
Elle dresse un doigt en l’air.
— Une seconde.
Puis elle s’agenouille et vomit une nouvelle fois. Quand elle a terminé, elle est trop faible pour marcher. Je décide de la porter jusqu’à l’immense feu de camp que mes amis ont allumé. Alors qu’elle m’entoure le cou de ses bras, je sens qu’elle a besoin d’un véritable héros, dans sa vie. Colin n’en est certainement pas un. Moi non plus d’ailleurs. On m’a dit que pendant son année de seconde, avant Colin, elle était sortie avec un élève de première. Cette fille doit avoir une sacrée expérience. Alors pourquoi semble-t-elle si innocente à ce moment précis ? Sexy comme jamais, mais innocente.
Tous les regards se tournent vers moi à mesure que j’avance vers le groupe. Ils me voient avec une Blanche, riche et sans défense, dans les bras et imaginent tout de suite le pire. Car oui, ma binôme n’a rien trouvé de mieux que de s’endormir dans mes bras.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? demande Paco.
Lucky se lève, la rage au ventre.
— Merde, Alex ! Est-ce que j’ai paumé ma RX-7 ?
— Non, abruti. Je ne me tape pas les filles évanouies.
Du coin de l’œil, j’aperçois une Carmen explosive. Merde. Je l’ai royalement abandonnée ce soir. Je m’approche alors d’Isabel.
— Isa, j’ai besoin de toi.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’elle ?
— Aide-moi à l’emmener loin d’ici. Je suis saoul et je ne peux pas conduire.
Isa hoche la tête.
— Tu es au courant qu’elle a un copain ? Et qu’elle est riche. Et blanche. Et porte des vêtements de marques que tu ne pourras jamais te payer.
Oui, je sais tout ça. Et j’en ai ras le bol qu’on me le rappelle sans cesse.
— J’ai besoin de ton aide, Isa, pas d’une leçon de morale. Paco s’en est déjà chargé.
— Je mets les points sur les i, c’est tout. Tu es un gars intelligent, Alex, réfléchis. Peu importe à quel point tu la désires, elle n’appartient pas à notre milieu. Un triangle ne rentre pas dans un carré. À présent, je me tais.
— Gracias.
J’évite d’ajouter que si le carré est assez grand, un petit triangle peut parfaitement rentrer dedans. Il faut juste procéder à quelques ajustements.
Mais je suis trop saoul et défoncé pour expliquer ça maintenant.
— Je suis garée de l’autre côté de la rue, dit Isa avant de pousser un grand soupir de frustration. Viens.
Je la suis jusqu’à sa voiture, priant pour qu’on marche en silence. Pas de bol.
— J’étais déjà en cours avec elle, l’année dernière, dit-elle.
— Ah, ah !
Elle hausse les épaules.
— C’est une gentille fille. Mais elle met trop de maquillage.
— La plupart des autres nanas la détestent.
— La plupart des autres nanas rêvent de lui ressembler. Et rêveraient d’avoir son argent et son copain.
Je pile et la regarde, dégoûté.
— Tête d’Âne ?
— Sois honnête, Alex. Colin Adams est mignon, c’est le capitaine de l’équipe de football et le héros de Fairfield. Toi, tu te prends pour Danny Zuko dans Grease. Tu fumes, tu fais partie d’un gang et tu es sorti avec les pires tigresses du coin. Brittany, elle, ressemble à Sandy… une Sandy qui ne se montrera jamais au lycée en veste de cuir noir, avec une clope au bec. Oublie ce fantasme.
J’étends mon fantasme sur la banquette arrière de la voiture et me glisse à ses côtés. Brittany se blottit contre moi, comme sur un coussin, ses boucles dorées éparpillées sur mon entrejambe. Je ferme les yeux une seconde pour m’enlever cette image de la tête. Et je ne sais pas quoi faire de mes mains. La droite est plaquée contre l’accoudoir de la portière et la gauche reste suspendue au-dessus du corps de Brittany.
J’hésite. Qu’est-ce que j’ai ? Je ne suis plus puceau. Je suis un garçon de dix-huit ans, capable de gérer la présence d’une jolie fille sexy, évanouie à côté de lui. Pourquoi ai-je si peur de poser mon bras à un endroit confortable, comme ses hanches, par exemple ?
Je retiens ma respiration en posant ma main sur elle. Elle se blottit encore davantage et je me sens à la fois bizarre et soulagé. Soit je subis les effets du joint, soit… Je n’ai pas envie de penser à l’autre option. Ses longs cheveux m’enveloppent les cuisses. Sans réfléchir, je passe ma main à travers et observe les fils de soie tomber lentement entre mes doigts. Soudain, je stoppe mon geste. Il y a une énorme zone chauve et irritée à l’arrière de son crâne. Comme si elle s’en était arraché une touffe entière.
Alors qu’Isa sort en marche arrière, Paco l’arrête et saute sur le siège passager.
Je remets rapidement les cheveux de Brittany en place. Pourquoi ? Je ne sais pas, et pour le moment, je ne suis pas en mesure de réfléchir. Ce serait trop douloureux.
— Salut tout le monde. Je pensais me joindre à vous, lance Paco.
Il se retourne et aperçoit mon bras sur Brittany. Visiblement écœuré, il secoue la tête.
— La ferme.
— Je n’ai rien dit.
Un téléphone sonne. Je le sens vibrer à travers le pantalon de Brittany.
— C’est le sien, dis-je aux deux autres.
— Réponds, m’ordonne Isa.
J’ai déjà l’impression d’avoir séquestré cette fille, maintenant il faudrait que je réponde à ses appels ? Merde. Je la fais légèrement rouler sur le côté et sens la bosse dans sa poche arrière.
— Contesta, répète Isa en chuchotant.
— C’est ce que je fais.
Je fouille sa poche avec des doigts engourdis.
— Laisse-moi faire, s’exclame Paco qui se penche vers la banquette arrière et tend le bras vers le cul de Brittany.
Je lui mets un grand coup sur la main.
— Enlève tes sales pattes !
— C’est bon, mec. Je voulais juste t’aider.
Je le foudroie du regard.
Mes doigts plongés dans sa poche arrière, j’essaie de ne pas penser à ce que je ressentirais si elle n’avait pas son jean. Je ressors le portable qui continue de vibrer.
— C’est sa copine Sierra.
— Réponds, dit Paco.
— ¿Estás loco, güey ? Je ne parle pas à ces gens.
— Alors pourquoi as-tu sorti son téléphone ?
Bonne question, à laquelle je suis incapable de répondre.
— Voilà ce qui arrive quand on s’intéresse à un carré, dit Isa.
— On devrait la ramener chez elle, propose Paco. Tu ne peux pas la garder avec toi.
Je sais. Mais je ne suis pas prêt à me séparer d’elle.
— Isa, ramène-la chez toi.